Chapitre 7 : La Route de Quatre-Terres
Ernie remarqua du coin de l’œil le greffier géant qui retranscrivait tous les échanges. Il avait posé sa plume et s’étirait tranquillement. Dix minutes s’étaient écoulées depuis qu’Ernie avait parlé. La séance tournait à la catastrophe. Les conseillers commençaient à transpirer et il semblait de plus en plus évident que le Suprême Conseil n’avait aucune solution au problème qu’on lui posait.
Ernie aurait voulu faire quelque chose, relancer la discussion. Mais il n’avait pas la verve de son frère et tous les mots mouraient dans son esprit avant qu’il soit capable de former une phrase cohérente. Ce fut à ce moment qu’une sorte de sifflement articulé résonna dans la pièce vide. La plante géante parlait, aspergeant copieusement ses voisins de pollen (ou fallait-il parler de postillons ?). On aurait dit un oracle :
« Le SSuprême Consseil nous ssemble bien ennuyé… souffla-t-elle avec lenteur. Pourtant, la ssolution n’est pas difficile… Il ssuffit de prendre le temps… SSouvenez-vous des temps anciens… Une année de répit… Pour mûrir et réfléchir… Ce ssera ssuffisant… SSouvenez-vous des princes… Une année de voyage… Pour mûrir et apprendre… Ce ssera ssuffisant… Dans une année, le Conseil ssera prêt… Et l’Homme ausssi… »
Ernie avait frissonné à chaque sifflement et il trouvait que le propos dans son ensemble manquait de cohérence. Manifestement, une référence évidente pour les conseillers lui faisait défaut.
« C’est bien parlé, approuva John Volle après ce qui ressemblait à un temps de méditation autour de la parole mystérieuse. Je pense aussi qu’il nous faut encore du temps pour réfléchir. En un an, nous arriverons bien à trouver la façon de nous y prendre.
— Ce sera surtout le temps pour Monsieur Thiry de se cultiver un peu, ajouta Togor. Quand vous parliez des princes, vous évoquiez la Route de Quatre-Terres, n’est-ce pas ? »
A cette question, Pissenlit fit un signe de haut en bas.
« De quoi s’agit-il ? demanda Ernie.
— La Route de Quatre-Terres, expliqua le roi géant, est une très ancienne pratique de certains peuples qui envoyaient leurs princes dans trois autres terres pour apprendre la vie et le monde. Aujourd’hui, c’est aussi le nom donné à la route principale de Magninsule.
— Je ne suis pas sûre que ce soit très prudent, objecta l’Aquille Clémence Ténull. Cette expédition me paraît très dangereuse pour la vie de Monsieur Thiry car malgré toutes les précautions que nous prendrons, des rumeurs se répandront et des personnes malintentionnées apprendront qu’un Homme est sur la Route de Quatre-Terres.
— Des personnes malintentionnées ? A qui pensez-vous exactement ? demanda le consul Hylve comme si on l’accusait d’avoir la rage.
— Aux captistes, répliqua Clémence Ténull sans se démonter.
— Les captistes, les captistes ! s’exclama Cédric Vergne. Vraiment, j’aimerais que l’on cesse de s’en prendre aux Hylves ! Les captistes sont une minorité parmi nous. Les moutons meurent de la fièvre aphteuse et vous, vous pointez les loups du doigt ! Regardez ce freluquet : je vous garantis que ce ne sont pas les captistes qu’il doit craindre mais plutôt un coup de froid ! Et en plus, je ne vois pas comment les captistes pourraient le savoir puisque cette réunion est secrète !
— Les murs ont des oreilles, répondit la directrice.
— Vous m’accusez ?
— Pas du tout, je dis seulement que l’expérience a montré que les secrets du Suprême Conseil ne restent jamais longtemps secrets…
— Cela dit, intervint John Volle, je vais paraître trop pragmatique mais, même pour organiser une Reportation : etsi moritur, optime ! »
Ernie ne comprit pas les trois derniers mots qui sortirent de la gueule du Dragon. Il n’eut toutefois pas le temps d’en demander la signification que s’éleva un vacarme de réactions dans une langue inconnue.
« Mes amis, mes amis ! interrompit Telsius. Restons calmes. Eum tegere debimus… etsi moritur, optime ut reportationem ducamus. »
Le brouhaha reprit mais Ernie eut l’impression que tous se rangèrent à l’opinion du vieil homme qui finit par s’adresser enfin à lui :
« Excusez-nous Monsieur Thiry, nous avons parlé en îlien classique parce que nos propos auraient pu vous choquer. Mais nous sommes parvenus à nous mettre d’accord et nous décidons de vous confier cette tâche : parcourez Grande-Île en suivant la route de Quatre-Terres et revenez ici à la fin de l’année pour que nous ayons le temps de réfléchir au sort des Hommes.
— Mais je n’ai rien, je ne connais rien, je…
— Ne vous inquiétez pas : nous vous donnerons largement de quoi entreprendre ce voyage. En revanche, vous ne devrez dire à personne que vous êtes un Homme, sans quoi vous mettriez votre vie en danger. Vous avez des remarques, des objections ? »
Le vieillard haussait un sourcil blanc, étonné du malaise d’Ernie qui ne voyait toujours comment s’exprimer.
« En tout cas, poursuivit le Magiver, je crois que nous pouvons suspendre la séance sur cette bonne décision. Nous envisagerons les modalités du voyage cette après-midi. La séance est suspendue. »
Sur ce, les conseillers se levèrent et se mirent à discuter par petits groupes pendant qu’Ernie prenait le chemin de la sortie. Le tapis interminable, les colonnes gigantesques, la salle vide… Le décor était le même qu’à l’aller pourtant il oppressait Ernie d’une manière très différente. Tout était vide, il ne restait plus que lui. Et il se connaissait assez pour savoir que ce n’était pas grand-chose. Seul, il n’était même rien.
Arrivé à quelques pas de la porte, la tête d’Ernie commença à tourner tellement fort qu’il s’arrêta et s’appuya à une colonne. L’oxygène manquait, le sol tremblait. Ernie serra les poings : il était en bonne santé, le Suprême Conseil ne l’avait pas condamné à quoi que ce soit, sa famille était en sécurité… Il n’allait quand même pas faire sa chochotte !
Mais Ernie n’était pas un Géant, ni un Dragon. Il était Homme, comme sa mère et son frère et tous les autres. Il était Témorien, de la douzième maison commune. Ernie n’avait ni n’était rien en-dehors de cette réalité. Envoyé seul dans le monde, Ernie était comme un poisson de mer à qui on aurait demandé de cartographier un continent. Mais il ne pouvait pas refuser, il devait accepter parce que les Hommes méritaient cette Reportation comme disaient les conseillers. Et en même temps, avait-on vraiment besoin de lui ?
Etsi moritur, optime… Ernie n’avait jamais étudié l’îlien classique mais ces mots revenus plusieurs fois dans la conversation trouvaient tout à coup leur sens : et s’il meurt, c’est optimal. Ernie se doutait que cette traduction était plus qu’approximative mais l’idée devait être là.
Sans regarder les membres du Suprême Conseil derrière lui, il énonça à voix haute les mots d’îlien classique et, faisant volte-face, il continua :
« Vous m’envoyez au casse-pipe, n’est-ce pas ? »
Les sourires disparurent et les conversations se turent.
« Et s’il meurt, tant mieux, nous aurons les mains libres ! C’est ce que vous vous êtes dit tout à l’heure !
— C’est plus compliqué que cela, répondit le Dragon John Volle. C’est un compromis… De nos jours, les routes ne sont plus si dangereuses que dans le temps.
— Pour un Dragon ou pour un Géant, certainement. Mais pour moi ? Je n’ai ni l’âge, ni l’expérience, ni le caractère et en plus, les ennemis des Hommes seront mes ennemis.
— Mais qu’on arrête avec les captistes, à la fin ! s’écria le consul Cédric Vergne. Ce ne sont pas des tueurs de grand chemin ! »
La remarque de l’Hylve n’intéressa personne et Togor prit la parole sans transition :
« Écoutez, Monsieur Thiry, nous allons nous charger de vous donner des outils, des conseils, des explications. Nous vous accompagnerons en quelque sorte.
— Mais il n’y aura personne pour m’accompagner tout court.
— Nous aurions bien voulu, répondit l’Escureuille, mais nous ne pouvons pas nous le permettre. Personne ne doit savoir, pour votre sécurité.
— Pour ma sécurité ou pour vous éviter la pression des peuples de Grande-Île ? »
A nouveau, le silence régna. Les conseillers restaient debout près de leurs sièges et Ernie demeurait à l’autre bout de la salle tandis que le greffier dans son coin se demandait s’il devait se remettre à transcrire les débats. Au bord des lèvres, Ernie tenait la menace qui pourrait faire plier le Conseil : s’il n’était pas accompagné dans son voyage, il divulguerait lui-même la vérité au grand public de sorte que les peuples favorables à la Reportation fassent pression sur l’auguste institution. Jamais le Conseil ne prendrait un tel risque. Toutefois, Ernie hésitait à faire cette déclaration car il savait que les conseillers acculés pourraient tout aussi bien décider de le supprimer.
De l’autre coté de la salle d’ailleurs, les chefs d’État avaient commencé à discuter à voix basse avec une mine très sérieuse.
« Vous avez peut-être raison, dit enfin Togor à l’intention d’Ernie. Malheureusement, le voyage que nous projetions est trop risqué pour vous et surtout pour Grande-Île. Retournez donc à la chambre qu’on vous a donnée et restez-y jusqu’à ce que nous vous envoyions chercher. »
Ernie se mordit la langue : il avait trop parlé et désormais, il s’était mis dans la situation de celui que le Conseil devait à tout prix faire taire. Le maire du palais l’avait pourtant prévenu que l’exil serait la moins terrible des situations envisageables. Comment pouvait-on être assez stupide pour se mettre soi-même dans un tel pétrin ? Furieux contre lui-même et bien résolu à ne plus désobéir à son penchant pour la timidité et la docilité, Ernie reprit donc le chemin de la sortie, sous les regards compatissants de Togor et de Clémence Ténull.
Soudain, les lourdes portes volèrent et firent place à une furie tourbillonnante dirigée droit sur les conseillers qui se raidirent comme un seul homme, prêts à livrer combat à celui qui les attaquait. Seul Ernie se détendit, tout soulagé qu’il était de reconnaître enfin un visage amical.
« Quelle est cette plaisanterie ? tonna l’Homroch au milieu d’une volée d’injures. Arrête-toi là, Géant, ou je t’embroche !
— Perto ? s’exclama Togor étonné. Que faites-vous là ? Vous étiez supposé rester dans le Département des Hommes.
— Mon roi, je vous supplie de m’excuser, je... »
Perto se confondit alors en excuses devant le Suprême Conseil et expliqua combien il avait eu peur pour la vie de son protégé. Ernie de son côté se sentit renaître enfin. Avec Perto juste derrière lui, il était aussi rassuré qu’un fils auprès de son père. Il était même convaincu de pouvoir triompher de tous les dangers qui parsemaient la Route de Quatre-Terres. Comme cette idée n’était pas évoquée par le Conseil, Ernie la mentionna. L’étonnement colora les traits de Perto qui n’avait apparemment pas prévu cette option mais Togor accueillit la proposition comme un coup de génie.
« Pardon, Togor, mais l’idée me semble grotesque au contraire, répondit l’empereur Sébaste. Cet homme vient d’interrompre le Suprême Conseil en pleine audience. Nous ne pouvons pas lui faire confiance.
— Au contraire, reprit Togor, je pense pouvoir répondre de lui. Il est mon sujet et pas des pires, je crois. Perto, est-ce que…
— Attendez, l’interrompit l’Escureuille, peut-être vaut-il mieux que nous évoquions certains points avec monsieur Perto et sans monsieur Thiry. »
Trois minutes plus tard, Ernie se retrouvait à nouveau seul dans l’antichambre du Conseil pendant que les conseillers décidaient du sort de Perto et du sien. depuis la pièce richement meublée où il attendait, Ernie n’entendait pas ce qui se disait dans la salle du Conseil de sorte qu’il était dans le silence absolu, avec comme seuls compagnons les deux gardes et l’aboyeur qui parlaient moins que des statues. Petit à petit Ernie commença alors à réaliser que, dans tous les cas, il ne retournerait pas dans le Département des Hommes avant un bout de temps. Et tout ce temps, sa mère et son frère allaient en baver des ronds de chapeau.
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