Chapitre 10 : Le Maître

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A Elfcureuil, le matin même de la séance du Suprême Conseil, Édouard Vergne, jeune brun désœuvré qui vivait luxueusement grâce à la fortune de son oncle, décida de relever son courrier. Plus précisément, il demanda à son majordome, vieux roux surmené qui ne prenait pas sa retraite malgré ses économies, de le faire pour lui. Ce dernier obéit, non sans faire remarquer :

« Il était vraiment temps, Monsieur. Il y a une semaine que vous n’aviez ouvert aucune de vos enveloppes.

— Vous ai-je demandé votre avis ?

— Non, Monsieur. Mais puisque vous en parlez : je ne trouve pas cela très correct.

— Lisez-le !

— Premièrement, annonça le majordome, le Trésor public vous relance pour vos impôts. Et oh, misère ! Et voilà, et voilà !

— Quoi, voilà, voilà ? s’impatienta Édouard sans bouger de son fauteuil.

— Vous aviez jusqu’à aujourd’hui pour envoyer votre déclaration ! Oh, miséricorde !

— Et alors ? Aujourd’hui n’est pas passé ! Ne vous mettez pas dans tous vos états, vos gages seront payés !

— Jamais je ne m’inquiète pour mes gages, Monsieur, je ne me permettrais pas. La lettre suivante est de mademoiselle Alice. Je présume que…

— Vous présumez bien ! Suivante !

— Le denier du culte…

— Corbeille ! Je serais bien hypocrite de donner !

— Oh, incroyable ! Une lettre de votre oncle !

— Lequel ?

— Celui qui est consul, rendez-vous compte !

— Et alors ? Ne jugez pas les gens sur les titres, Albert. Mon oncle est consul, riche et influent mais ce n’est pas une raison pour tomber dans les pommes en le lisant.

Cher Édouard, – écrit Monsieur votre oncle – J’espère que tu vas bien. Je suis obligé de partir d’ici mardi pour une séance exceptionnelle du Suprême Conseil. N’en touche mot à personne, c’est secret. Je compte être de retour en fin de semaine. Ton oncle, Cédric Vergne.

— Vous voyez, Albert, il est consul mais pas intelligent ! Sa seule qualité, c’est encore la concision. Je l’imagine bien avec sa grosse voix de papi guimauve : "Une séance secrète du Suprême Conseil ? Il faut que j’envoie une lettre à mon neveu qui n’en a strictement rien à cirer !" »

Le majordome n’osa pas rire mais profita de l’hilarité de son employeur pour glisser l’enveloppe suivante dans la corbeille.

« Il en reste encore ? s’enquit Édouard en revenant de sa plaisanterie.

— Oui, Monsieur, une dernière lettre de votre tante Isabelle.

— Répondez-lui vous-même.

— Bien, Monsieur, j’y mettrai tout mon cœur. »

Albert se retira donc pour aller répondre à la vieille tante Isabelle qui écrivait depuis les plages de Stimperac.

Édouard attendit d’être sûr que son domestique ne reviendrait pas pour une de ces sottises dont il avait le secret. Puis, il se leva et prit la lettre qu’Albert avait mise à la corbeille sans rien dire. Incorrigible Albert ! Il suffisait qu’il voie la signature du Maître pour qu’il perde toute retenue ! Édouard ouvrit la lettre :

Cher Édouard,

Ne vous inquiétez pas, je ne vous écris pas pour m’enquérir de votre état de santé, d’autant que je sais que cette lettre devrait vous ravir au plus haut point. En effet, je viens d’apprendre des choses qui me semblent extrêmement favorables et qui vous intéresseront, j’en suis sûr. Je vais de ce pas m’assurer de la réalité et je pense être en mesure de vous la communiquer bientôt.

En attendant, j’aimerais que vous vous teniez prêt. Vengeance affamée nous sera bientôt très utile. Assurez-vous que tous ses agents soient préparés au plus tôt.

Je vous donne rendez-vous à minuit, dans la nuit de mercredi à jeudi, où vous savez. Je n’y serai pas en personne mais ce sera tout comme.

Votre Maître.

Le Maître n’avait peut-être pas la concision du consul mais sa lettre intéressa beaucoup plus Édouard Vergne. Il cria :

« Albert ! Quel jour sommes-nous ? »

La réponse ne vint pas : ce fut Albert qui se déplaça.

« Lundi, Monsieur, dit-il après avoir soigneusement refermé la porte derrière lui.

— La prochaine fois, répondez-moi directement.

— Jamais, Monsieur.

— C’est ridicule de traverser trois pièces pour venir me dire un mot.

— Peut-être. Mais je préfère être ridicule plutôt que d’avoir l’air d’un serviteur grossier, capable de répondre à son maître sur le même ton.

— Dans ce cas… soupira Édouard.

— Les bains de mer de Stimperac ont un effet formidable sur la santé de votre tante Isabelle.

— Dites-lui qu’elle devrait y rester toute l’année. Pour sa santé. »

Dix minutes avant minuit, Édouard Vergne était sur place. C’était dans un bas quartier d’Elfcureuil où les maisons avaient été entassées les unes contre les autres sans qu’il y ait aucune cohérence esthétique entre elles. Celle devant laquelle Édouard s’arrêta était affreusement délabrée : laissée à l’abandon depuis bien longtemps, le lierre et la mousse se disputaient ses pierres nues tandis que les moisissures avaient triomphé de toute sa charpente. Le toit (s’il y en avait eu un) avait disparu depuis des années. Quant aux maisons mitoyennes, elles semblaient avoir été contaminées et étaient elles aussi engagées sur la route de la décrépitude.

Ce spectacle aurait pu être banal si l’on s’était trouvé dans une ville fantôme ou paysanne mais à Elfcureuil, où le marché immobilier était saturé, il était plus qu’étonnant que personne n’ait rasé ces ruines pour y construire des habitations dont la vente aurait été lucrative. Et de fait, de nombreux candidats s’étaient rendus en mairie pour savoir à qui appartenaient ces trois biens. Mais à chaque fois, la réponse avait été la même : le propriétaire ne voulait se défaire de ses ruines pour rien au monde. Il avait, expliquait-on, des raisons sentimentales…

Édouard cependant n’était pas venu pour acheter. Ses affaires étaient autrement plus importantes. Il ne monta pas les escaliers qui ouvraient sur l’entrée de la bâtisse mais descendit ceux qui, de la rue, menaient directement à la cave. Là, il frappa à la porte vermoulue.

« Bougre d’âne ! lança alors une voix insupportablement aiguë depuis l’autre côté. Ne tambourinez pas à la porte alors que vous savez que je ne suis pas là !

— Pardon Maître, je n’avais pas réfléchi si loin, dit Édouard en poussant le panneau en mauvais état.

— Et ne me répondez pas, imbécile heureux, puisque je ne suis PAS LÀ ! »

Édouard ne parla plus, de peur de se comporter aussi stupidement qu’Albert. Comme il venait pour la première fois, il fut surpris de découvrir que la cave était flambant neuve. Aucune touffe d’herbe n’avait poussé entre les dalles de pierre parfaitement droites, pas une araignée n’avait eu l’audace de tisser une toile dans un quelconque recoin et la poussière semblait ne pas avoir obtenu l’invitation nécessaire pour pénétrer dans ce sanctuaire luxueux.

Au centre de la pièce, un fauteuil et un tabouret entouraient une longue table de travail, encadrée de deux gros tonneaux en bois clair. Contre les murs, de longues étagères croulaient sous toutes sortes d’objets entreposés avec une organisation maniaque. Les outils étaient classés par taille ; les fioles, les pipettes, les burettes et les ballons étaient parfaitement alignés, brillants comme si on venait de les nettoyer ; les ingrédients, solides, liquides ou en poudre, étaient contenus dans des béchers étiquetés et rangés dans des boîtes sans couvercles elles-mêmes étiquetées avec soin. Une seule chose n’était pas à sa place : la grosse boule de cristal qu’on avait déposée au milieu de l’établi.

Édouard hésita entre le fauteuil et le tabouret. Il lui semblait impudent de choisir le premier mais comme il était placé du côté visiteur…

« Sur le tabouret ! commanda le fauteuil duquel sortait la voix du Maître. Asseyez-vous et attendez encore un peu, j’arrive à minuit ! Et avant que vous ne me sortiez une autre ânerie, je vous explique : j’ai ensorcelé le fauteuil pour qu’il vous guide en mon absence grâce à des phrases que je lui ai apprises. Donc inutile de lui répondre, il est à peine plus futé que vous ! »

Édouard se sentit couvert de honte : son Maître avait été tellement certain des sottises que son disciple allait faire qu’il avait pu faire passer un meuble pour une personne plus intelligente que lui. Il faudrait se rattraper pendant la discussion à venir.

A minuit précise, la boule de cristal se remplit de fumée verte.

« Bonsoir, Maître !

— Bonsoir Édouard, répondit la voix suraiguë qui sortait désormais de la boule verdoyante.

— Vous avez fait bon voyage ? »

La boule sursauta de surprise.

« Comment pouvez-vous me poser une question pareille ?

— Je parlais du voyage aller…

— Ah bon, ce voyage… se renfrogna la boule, déçue de ne pas pouvoir traiter son interlocuteur de décérébré. Il s’est bien passé, je vous remercie. Pour tout dire, on m’a payé un express… Bref, laissons là mes déplacements professionnels. Je vous avais dit de vous tenir prêt.

— C’est ce que j’ai fait. Vengeance affamée se réunira en assemblée générale lundi soir et tous mes contacts sont sur le qui-vive. J’imagine qu’un Homme s’est évadé…

— Votre imagination ne vous trompe pas, il y a bien un évadé. Mais ce n’est pas tout : j’ai aussi quelques renseignements que j’aimerais donner à Stéphane Hauton sans qu’il s’en aperçoive.

— Sans qu’il s’en aperçoive ? répéta Édouard intrigué.

— C’est le subjonctif de "s’apercevoir" que vous n’avez pas compris ?

— Non, Maître… mais pourquoi ? Je peux aller voir Stéphane dès demain et lui dire tout ce que vous voudrez lui transmettre.

— Justement, c’est ce que je ne veux pas ! S’il sait que les informations viennent de moi ou que vous travaillez pour moi, il risque de ne pas être aussi coopératif.

— Alors pourquoi ne pas nous passer de lui ? S’il disparaît, je suis presque sûr de pouvoir me faire élire à la tête de Vengeance affamée. Et dès lors, l’organisation serait tout à vous.

— Mais avez-vous été stratège dans l’armée républicaine ? Êtes-vous capable de produire un plan parfait pour capturer l’évadé vite fait bien fait ? »

Édouard pensait qu’il n’y avait pas besoin d’être un stratège militaire pour une tâche si accessible mais il préféra ne rien répondre. Il voyait bien que, dans l’esprit de son maître, il ne ferait jamais le poids contre Stéphane Hauton. La boule en profita pour prendre une voix de professeur et dit :

« Puisque je suis votre maître et que j’ai encore un peu de temps devant moi, je vais vous enseigner quelque chose de capital : pour des gens comme moi, toute action n’a qu’un objet : la réussite, la victoire, le succès. Or, le premier péquenaud du coin pourrait vous dire que l’union fait la force et que l’on ne peut rien gagner tout seul. Mais le péquenaud, voyez-vous, est un être limité qui est très heureux de remporter la victoire grâce à ses péquenauds d’alliés, et qui ne demande pas mieux que de partager son butin avec eux. De mon côté, j’ai trouvé le moyen de réussir mes entreprises sans en partager les fruits avec qui que ce soit. C’est un peu ma martingale et comme je suis d’humeur joyeuse cette nuit, je suis prêt à vous l’expliquer.

— Je suis tout ouïe, déclara Édouard avide de connaître la recette de la réussite.

— Alors voilà : il s’agit d’exploiter la force du plus grand nombre et de garder le résultat pour soi. Mais, me direz-vous, ce n’est jamais que de l’exploitation !

— Effectivement.

— C’est là que je remplace un ingrédient par un autre. A la place d’employer la force pour presser les autres comme des citrons, j’utilise la ruse et ce sont les citrons qui se pressent eux-mêmes sans voir que je prends tout le jus. Cette méthode est à mon avis la plus efficace car le citron pressé contre son gré crache ses pépins, détruit sa pulpe, garde du jus pour lui – bref, vous avez compris l’idée – tandis que le citron qui se presse lui-même le fait avec beaucoup de cœur et d’application. C’est un modèle de citron ! Ainsi donc, toute ma vie, j’ai eu l’humilité de voir mes faiblesses et mes lacunes et je les ai comblées avec les forces et les talents des autres. Seulement, à la place de faire bêtement équipe, je les ai manipulés pour leur faire croire que leurs intérêts convergeaient avec le mien. Vous remarquerez que de la sorte, je suis devenu l’Hylve le plus riche et le plus puissant des Horsylves, si l’on excepte votre oncle.

— Alors Stéphane est un citron ?

— Bien sûr et il va élaborer le meilleur plan d’attaque qui soit au monde, j’en suis certain.

— Et moi ?

— Vous êtes un citron un peu particulier, vous. Je mise sur le long terme avec vous parce que pour l’instant, vous me coûtez plus de jus que vous ne m’en rapportez. Mais attendez, je vais vous surprendre : devinez quel est mon plus gros citron ! »

Édouard trouva quelques idées mais n’osa en proposer aucune.

« C’est votre oncle bien sûr ! Il n’y a pas de citron plus juteux que lui !

— Mon oncle ? Mais il lutte contre vous !

— C’est ce qu’il croit mais en réalité, c’est moi qui ai organisé son élection et j’en tire des fruits nombreux, croyez-moi. Cela dit, au travail ! ordonna la boule sur un ton moins cordial. Prenez de quoi écrire dans le tiroir en haut à droite de mon établi.

— C’est bon.

— Vous n’avez rien dérangé ?

— Rien du tout.

— Bien, notez : premièrement, il y a un évadé. Il est très jeune, entre quinze et dix-huit ans, blond aux yeux bleus, épais comme mon petit doigt et il a un grain de beauté à chaque coin de bouche.

— A la commissure des lèvres donc.

— Pardon ?

— Le coin de la bouche, c’est la commissure des lèvres.

— Vous ne seriez tout de même pas en train de corriger mon vocabulaire îlien ?

— Non, non, pas du tout ! se défendit Édouard qui regrettait déjà son intervention.

— A chaque coin de bouche, répéta fermement la boule. Comment voulez-vous le dire autrement ? A chaque commissure de lèvres ? Quelle immonde formulation ! Vous êtes un boucher de la langue de la langue îlienne, vous ! Reprenons. Deuxièmement, cet évadé est accompagné d’un Géant grand, brun et costaud. Et avant que vous ne demandiez : oui, c’est un Géant qui est grand, à l’échelle des Géants ! Troisièmement, notre petit duo s’est lancé sur la Route de Quatre-Terres. A mon avis, ce sera dans le sens des aiguilles d’une montre parce que le Géant veut retarder au maximum le passage dans les Horsylves.

— En quoi il n’a pas tort, remarqua Édouard. De cette manière il retarde notre intervention jusqu’à la fin du printemps…

— Non mais dites-moi que je rêve ! Vous voulez l’attendre ici ? Pendant huit ou neuf mois, vous voulez l’attendre ? C’est ce que vont faire les organisations captistes de seconde zone, idiot bête ! Et vous voudriez que je vous confie la mise au point du plan d’action décisif ! Vous verrez bien si Stéphane Hauton va dire à Vengeance affamée d’attendre ! Où en étais-je ?

— Au quatrièmement.

— Ah oui, quatrièmement, – c’est le plus drôle – l’évadé veut convaincre des Îliens de témoigner pour lui. Je suis curieux de voir comment il se débrouillerait pour trouver un Hylve !

— Un Hylve ! ricana Édouard avant de se souvenir qu’il avait sans doute assez interrompu le Maître pour la nuit et peut-être même pour toute sa vie.

— J’ai fini la liste mais j’attire votre attention sur un point : soyez discret. Partagez ces informations avec vos contacts pour qu’ils se les fassent soutirer par ceux de Stéphane Hauton et surtout, surtout, donnez-leur des informations modifiées.

— Modifiées, Maître ?

— Oui ? modifiées. Par exemple, dites à l’un qu’il y a deux Géants, à un autre que l’évadé est brun, etc.

— Ainsi, Stéphane Hauton ne se doutera pas que les renseignements viennent de la même source…

— Stupéfiant ! Vous venez de réfléchir pour la première fois de votre vie ! Il vous pousse un cerveau ! railla le Maître. Plus sérieusement, vous avez des questions ?

— Une seule : si j’ai bien compris, Stéphane va mener Vengeance affamée à l’évadé pour le ramener. Et ce qui vous arrangerait, ce serait que nous lui mettions la main dessus proprement.

— Tout à fait, ça m’intéresserait au plus haut point.

— Dans ce cas, faut-il que je veille à ce que nous le ramenions en vie ou non ?

— Question pertinente ! Votre cervelle se développe à une vitesse prodigieuse ! Jusqu’hier, je vous aurais dit de me rapporter une dent de sagesse et un cheveu et puis de faire ce que vous voudriez. Mais il se pourrait que cet évadé ne soit pas n’importe qui…

— Et donc ?

— Dans le doute, prélevez la dent de sagesse et le cheveu. Je vous ai préparé deux flacons déjà étiquetés sur l’établi. Mais ensuite, ramenez-le-moi en un seul morceau. Il y a une ou deux choses que je voudrais vérifier sur lui. Mais…

— Quoi, Maître ?

— Si ce que je pense est vrai, il faudra être très prudent au moment de le capturer… Il pourrait vous paraître diablement chanceux… »

Et la fumée verte disparut de la boule de cristal. Le Maître était parti se coucher. Édouard ne traîna pas non plus et ne s’attarda qu’un instant pour prendre les deux fioles que le Maître avait préparées pour lui.

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