Chapitre 11 : La famille Hauton

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Vengeance affamée était une organisation très particulière. Comme toutes les organisations captistes, elle avait été fondée pour traquer et capturer tous les Hommes évadés. En la matière, il s’agissait même de la crème de la crème : existant depuis plus de deux siècles et n’acceptant dans ses rangs que des Hylves qui avaient fait leurs preuves, Vengeance affamée avait fourni aux piloris d’Elfcureuil les trois quarts de ses évadés.

Officiellement cependant, l’association était illégale. Cédric Vergne lui-même l’avait martelé pendant sa campagne : « Punir les Hommes et rechercher leur extermination légale, oui ! Mais se réunir en secret pour agir comme des pirates ou des assassins, non ! » Pour autant, les membres de Vengeance affamée n’avaient pas plus été inquiétés par son Gouvernement que par les précédents. Ce qui n’avait rien à voir avec la présence du neveu du consul parmi les Vengeurs.

A la tête de ce groupuscule depuis presque dix ans, Stéphane Hauton rongeait son frein tandis qu’une calvitie menaçait ses cheveux noirs coupés ras : le dernier évadé lui avait glissé entre les mains quelques années auparavant à cause d’un funeste concours de circonstances et ensuite, un calme plat s’était installé, jamais perturbé que par des rumeurs infondées.

Jusqu’à la semaine passée.

L’alerte avait été donnée par l’un de ses informateurs les plus sérieux et, aussitôt après, elle avait été confirmée par un autre, puis par un troisième, un quatrième… A tel point que Stéphane Hauton, impressionné par la concordance des informations, avait d’abord cru à un canular. Il avait donc préféré pousser plus loin les investigations avant de conclure à quoi que ce soit. Puis, assuré que les rumeurs et racontars n’avaient pas une source proche et malveillante, Stéphane avait rédigé un plan d’action très détaillé qu’il avait exposé à l’assemblée générale des quatorze membres de Vengeance affamée.

« …C’est donc ainsi, chers camarades, que nous pourrons faire resplendir une fois de plus le nom de Vengeance affamée. Dans un mois, nous parviendrons à rejoindre l’évadé et son ou ses Géants de compagnie et dans deux mois, nous le ramènerons pieds et poings liés sur la place d’Elfcureuil pour rappeler au pouvoir politique que la fureur des Hylves est toujours vive et qu’un jour ou l’autre, elle aura enfin raison de ce peuple immonde et malodorant !

— Vous voulez dire que nous n’allons pas l’exécuter nous-mêmes ? demanda une jeune femme brune au grand nez avec beaucoup de regret.

— Oui, Ophélie, c’est bien ce que j’ai dit. Mais cela ne signifie pas que nous ne pourrons pas nous amuser un peu avec lui avant de le livrer à nos compatriotes. Il ne faut pas oublier qu’il sera à notre merci pendant tout le voyage de retour.

— J’aime mieux ça, approuva Ophélie qui retrouva un air gourmand.

— Si personne n’a de questions, conclut Stéphane, je vous rappelle que nous nous retrouvons demain au lever du jour sur la place. Je sais qu’il est déjà tard ce soir, que vous devez faire vos bagages, prendre vos dispositions… mais il faut que nous partions au plus tôt. Et puis, de toute manière, avec les nouvelles que je vous ai données, je doute que soyez en état de trouver le sommeil cette nuit ! » Des regards pétillants confirmèrent à Stéphane sa dernière affirmation.

Les chaises raclèrent donc sur le sol et tous quittèrent la cave des Hauton. Stéphane se mit à rempiler les chaises et sa femme nettoya les tables avant de les dresser contre un mur.

« Eh bien ! lui lança-t-il. Tu n’avais pas l’air aussi heureuse que les autres ce soir.

— Je suis encore préoccupée… J’irai mieux quand nous serons partis.

— Louise, dis-moi ce que c’est ! insista Stéphane.

— C’est inutile de nous inquiéter tous les deux.

— C’est la boutique ? Tu sais que Vengeance affamée prend tout en charge. Nous serons indemnisés de toutes nos pertes.

— Oui, je sais et ce serait plutôt l’origine des fonds qui me laisserait perplexe.

— Il faut que tu arrêtes avec le Maître !

— Ne l’appelle pas comme ça ! s’exclama Louise en jetant son torchon sur une corde à linge. Il n’est le maître de personne, en tout cas pas de nous ! Il paraît que c’est un sorcier !

— Pff !

— Ne te moque pas : j’ai déjà eu plusieurs échos dans ce sens. Et puis toi-même, tu dis que tu ne l’aimes pas !

— Je ne suis pas sûr de sa philosophie et je crains qu’il s’agisse de ce crétin qui m’a conseillé de ne pas t’épouser… dit Stéphane en haussant les épaules. Cela ne signifie pas que je croie son argent maudit !

— Stéphane, tu m’énerves ! De toute manière, je t’ai dit que ce n’est pas ce qui m’inquiète, répliqua Louise tandis qu’elle soufflait toutes les bougies sauf la sienne et que son mari montait les escaliers.

— C’est Lucie ?

— Oui. Tu as dit ce soir que nous serions quinze demain, je sais que tu pensais à elle.

— Évidemment que je pensais à elle : je sais qu’elle viendra, affirma Stéphane en s’arrêtant au plein milieu de leur magasin du rez-de-chaussée.

— Elle ne viendra pas. Elle défend la paix dans le monde et la non-violence.

— Pour ne pas dire la mollesse, admit Stéphane, mais dois-je te rappeler quels étaient tes idéaux avant que je ne t’épouse ? Toi aussi tu voyais du rose partout !

— Oui et tu ne m’as pas fait changer en une nuit ! Même aujourd’hui, je doute encore que mon adhésion à Vengeance affamée ait été une bonne idée… »

Stéphane suivit sa femme au premier étage. Derrière ses certitudes de façades, il avait d’énormes doutes sur la participation à la traque de sa pacifiste de fille. En effet, Lucie était encore plus bornée que Louise. L’âge sans doute.

Une petite chandelle brillait dans le séjour, posée sur l’accoudoir de l’unique fauteuil. A sa lumière, Stéphane et Louise aperçurent la moitié du visage de Lucie, concentré sur son livre.

« Tu vas t’esquinter la vue à lire dans le noir, ma chérie, dit Louise en apportant son propre bougeoir.

— Qu’est-ce que tu lis ? » s’enquit Stéphane.

Comme Lucie fit à peine l’effort de grogner, il déchiffra lui-même le titre du roman.

« La rose sans épines… C’est sûr que tu ne l’as pas trouvé dans ma bibliothèque, celui-là !

— Mmh, grogna Lucie.

— Hum, hum. » toussota Louise, avec un air de reproche.

Stéphane se demanda pourquoi il avait appris le langage articulé. Il reprit tout de même en îlien moderne :

« Je ne vais pas m’appesantir sur tes goûts littéraires… J’ai une bonne nouvelle pour toi !

— Ah bon ? Je n’avais pas vu les choses de cette façon, répondit Lucie froidement sans quitter son intrigue amoureuse.

— Tu sais de quoi je veux parler ? demanda Stéphane avec surprise.

— Pour rappel, la cheminée du séjour communique avec celle de la cave. »

Stéphane ne savait plus que répondre. Ce que disait sa fille était vrai. Combien de fois n’avait-il pas entendu sa femme fredonner à la cuisine tandis que lui-même étendait la lessive à la cave ? Il était vraiment temps qu’il fasse condamner cette cheminée souterraine, qu’il n’avait d’ailleurs jamais utilisée !

« Donc tu ne veux pas venir ?

— Non, je ne veux pas venir, c’est le moins qu’on puisse dire ! » s’écria subitement Lucie en jetant son livre sur la table.

Stéphane s’attendait à ce que sa fille se lève, elle le fit brutalement, et à ce qu’elle s’enferme dans sa chambre en claquant la porte, elle le reporta à plus tard. Ses yeux marrons brillant à la lumière des deux cierges, Lucie leur débita ce qui ressemblait à un petit discours préparé au cours des dernières minutes :

« Comment avez-vous pu imaginer que je vous suivrais ? Est-ce que vous ne me connaissez pas ? Maman et toi pouvez faire ce que vous voulez : chassez, traquez, capturez, torturez, tuez des innocents, exterminez-les autant qu’il vous plaira ! Mais n’essayez pas de m’emmener avec vous, ne vous étonnez pas de mon manque d’enthousiasme à l’idée de massacrer des êtres humains ! Et surtout, ne jouez pas les ahuris le jour où je serai partie, où je refuserai de vous appeler mes parents et où j’aurai changé de nom ! Vous êtes vraiment… »

Lucie eut une sorte de hoquet dramatique et courut pleurer dans sa chambre. Sa mère se rua sur ses talons en piaillant des mots incompréhensibles et faillit se faire écraser le nez par la porte de sa fille. Stéphane les suivit d’un pas plus posé, désormais certain de partir en excursion sans sa fille. Toujours collée à la porte de Lucie, Louise lui parlait sans discontinuer. Il tenta de lui venir en aide et réussit à dire la seule phrase à laquelle sa fille daigna répondre.

« Enfin, tu sais bien qu’on t’aime, Lucie !

— Tu ne sais pas ce que c’est d’aimer !

— Bien sûr que si…

— Arrête, papa ! cria la moitié de voix qui restait à Lucie. Il y a déjà un monstre qui affirmait qu’il aimait sa femme et son gosse !

— Hein ? Qu’est-ce que tu insinues ? s’étrangla Stéphane qui ne comprenait que trop bien les sous-entendus de Lucie.

— Tu es comme terlin ! terlin a toujours dit qu’il aimait Cassandra, non ?

— Je t’interdis de me comparer à lui ! C’est précisément lui que je combats en traquant les Hommes ! Tu sais combien de nos ancêtres il a massacrés ?

— Pas assez, surtout du côté paternel ! »

Tout était dit.

Lucie se mit à sangloter, Louise aussi. Chacune pleurait d’un côté de la porte en la faisant trembler hystériquement. Stéphane resta seul debout. Sa colère disparaissait déjà, un profond chagrin la remplaçait. Mais il n’osait pas rejoindre sa femme et craignait d’ouvrir la bouche même pour demander pardon. Il alla donc dans sa chambre et s’étendit sous les draps en attendant que Louise s’y glisse à son tour. Une demi-heure, une heure, deux heures passèrent avant qu’elle se blottisse contre Stéphane et agrippe son bras sans rien dire.

Quand elle se fut réchauffée contre sa peau, il chuchota :

« Elle ne pensait pas tout ce qu’elle disait. Nous nous sommes déjà disputés plusieurs fois.

— Cette fois, c’était différent, répondit Louise faiblement.

— Elle devait espérer qu’on ne parte jamais en traque. La réalité a du mal à passer.

— Oui, mais peut-être que c’est à nous de faire un effort…

— Quel genre d’effort ?

— On peut laisser les autres Vengeurs y aller seuls.

— Non, trancha Stéphane immédiatement. Je suis leur chef, leur guide, je ne vais pas me débiner alors qu’on touche au but !

— Et Lucie ?

— Elle sera capable de se débrouiller toute seule, de faire tourner la boutique… Ce sera une belle expérience pour elle.

— Et si… elle n’est plus là quand… quand on rentrera… bredouilla Louise.

— Il ne faut pas y penser et puis… elle est forte, Lucie. On l’a même tellement bien élevée qu’elle n’a plus besoin de nous désormais. Elle est indépendante. »

Stéphane étreignit sa femme et l’embrassa. Il fallait qu’ils dorment cette nuit-là car le lendemain serait un grand jour.

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