Chapitre 12 : Le Nordaire
Dès le début du périple, Perto mit les choses au clair : il était hors de question de suivre la Route de Quatre-Terres. Il voulait bien emprunter des chemins parallèles et suivre son tracé dans les grandes lignes mais il était bien décidé à éviter la route telle qu’elle était balisée sauf aux points de passage nécessaires, c’est-à-dire à Togorville, à la Muraille bleue, à Montane, à Hotwingy et à Elfcureuil. Pour se justifier, il avait avancé une raison toute simple : il voulait éviter les embuscades.
De même, le Géant convainquit Ernie de se faire passer pour un Hylve. Ernie objecta qu’il risquait de faire des faux-pas puisqu’il ne connaissait pas les Hylves et leurs coutumes. Mais Perto, qui avait réponse à tout, décréta qu’il serait un orphelin élevé au milieu des Géants.
Pour le reste, les deux amis s’installèrent rapidement dans un quotidien routinier : Ernie obéissait à son surnom en allumant le soleil chaque matin et en réveillant Perto sitôt habillé. Ensuite, ils prenaient un petit-déjeuner et emportaient un casse-croûte qu’ils commandaient à l’aubergiste ou au tavernier. Puis, Perto devant, Ernie derrière, ils montaient Carotte, la gre-jument achetée par le Géant, et avançaient selon leur itinéraire jusqu’au milieu de l’après-midi.
Pendant la chevauchée Ernie ne perdait pas son temps : en deux mois et demi de voyage, il en apprit mille fois plus qu’en neuf ans d’école. Chaque jour en effet, sauf le dimanche, Perto l’abreuvait de nombreuses connaissances en vue de sa prochaine séance au Conseil. Le matin, il gavait Ernie d’histoire ancienne en lui faisant lire les premiers tomes de La Grande Histoire Commune et en début d’après-midi, c’était le tour des « matières secondaires » : géographie, physique, botanique, littérature, droit, histoire des arts… Le Géant était loin d’être expert de ces sujets mais Ernie, conscient de son ignorance extrême, avait toujours l’impression d’avoir affaire à un puits de science.
Enfin, quand Ernie avait les fesses battues et rebattues par le pas monotone de Carotte, il étudiait l’arithmétique et la langue ancienne de Magninsule : l’îlien classique. Pour Ernie, ces deux disciplines étaient les plus exigeantes car Perto les lui enseignait en profondeur et lui donnait des exercices écrits. Avec les mathématiques encore, Ernie se trouvait des facilités mais quand venait le tour de la langue classique, il bataillait comme un fauve sans avoir l’impression de progresser ! Même avec un dictionnaire à portée de la main, il aboutissait toujours à une traduction à côté de la plaque. Barbarismes, contresens, solécismes… Perto remplissait la marge d’annotations impitoyables.
« De la logique ! De la logique et de la rigueur ! rabâchait-il sans cesse. Le classique, c’est comme les multiplications, si tu oublies la retenue, c’est fichu.
— A part que les multiplications, c’est moins tordu ! Il n’y a pas d’exception ni dix mille choses à regarder en même temps !
— Je ne te fais pas des phrases avec des pièges ou des exceptions, répliquait le Géant. C’est toi qui traduis un accusatif par un sujet alors que l’accusatif, c’est…
— Un complément d’objet, oui je sais. »
Au grand soulagement d’Ernie, le voyage sur la Route de Quatre-Terres regorgeait de nouveautés qui lui permettaient d’oublier un peu ses pensums d’écolier. Le paysage automnal et les milliers de commerces des Géants ne furent pourtant qu’une mise en bouche divertissante en comparaison de tout ce qu’Ernie devait encore découvrir à l’hiver : la montagne, la neige, les forêts et la magie, en un mot, le Nordaire.
Le Nordaire, Terre des Magivers, s’annonça au début de novembre par une muraille de glace grandiose, lisse et scintillante telle la neige, bleue comme les myosotis, et haute comme… Non, Ernie n’avait jamais rien vu de si haut, il ne pouvait pas comparer. Naïvement, il demanda :
« C’est magique ? »
— Pas du tout, répondit Perto le plus sérieusement du monde. La Muraille Bleue est sortie de terre un beau jour d’hiver et Magivers comme Géants ont songé que ce serait très commode pour séparer nos pays.
— Non mais vraiment ! insista Ernie. Tu ne m’as rien dit à propos de la magie, il faut bien que j’en sache un peu plus si je ne veux pas faire de gaffe au milieu des Magivers. »
Ernie utilisait souvent cet argument pour obtenir les explications que Perto hésitait à lui donner. Une fois encore, le Géant céda :
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est aussi simple que ça en a l’air : les Magivers sont des mages et la Muraille Bleue a été édifiée par leur magie il y a des siècles. Et avant que tu ne me poses la question : non, tu ne pourras pas faire de la magie quand tu seras de l’autre côté. Nous ne pourrons même pas utiliser leurs objets magiques.
— Dis-moi au moins comment les Nordiens sont devenus des Magivers parce que pour l’instant, La Grande Histoire Commune en reste aux habitants rachitiques d’une région glaciale.
— Si seulement quelqu’un le savait ! soupira Perto. Même les académiciens qui ont écrit La Grande Histoire Commune ont été obligés de se fonder sur des légendes. On sait qu’un certain Libérius a joué un rôle primordial et que, grâce à lui, les Nordiens ont utilisé la magie pour repousser les Géants – mes ancêtres – pendant les Guerres de l’Or. On dit que la magie leur a été donnée mais pour le reste, c’est assez flou : les Magivers ont leurs légendes et leurs croyances sans qu’on sache lesquelles sont vraies. Alors qui a donné la magie et pour combien de temps ? Cela fait couler beaucoup d’encre.
« Le pire, c’est sans doute la querelle de la légitimité magique – je te ferai lire quelque chose là-dessus à Montane. D’un côté, il y a les libériens qui considèrent que le développement industriel de la magie est contre nature et de l’autre côté, il y a la grande majorité des Magivers qui soutiennent que la magie ne doit pas être bêtement interdite. Je te conseille de ne pas parler de ces choses-là au Nordaire. Ce peut être des terrains très glissants. »
Ernie était habitué à ce genre de recommandations : selon Perto, moins il parlait, moins il s’attirerait d’ennuis. Cette logique se tenait, Ernie n’en doutait pas, mais il craignait tout de même qu’elle atteigne bientôt ses limites quand il devrait trouver des témoins pour le Suprême Conseil parmi les différents peuples : pour les Géants, il y avait Perto tandis que pour les Hylves, les Escureuils, les Dragons ou les Magivers, Ernie devrait se retrousser les manches et sonder les candidats avec des questions de plus en plus précises. Les terrains glissants ne feraient pas exception.
— Et les autres peuples ? demanda-t-il soudain. Est-ce que les Magivers sont les seuls à posséder de la magie ?
— Oui et non. Aucun autre peuple ne peut utiliser la magie du Nordaire qui est de loin la plus simple à appréhender. En revanche, il y a des individus dans tous les peuples qui sont des sorciers ou des chiromanciens ou que sais-je et qui pratiquent des magies très bizarres et peu recommandables.
— Alors pourquoi les Magivers n’emploient-ils pas leur magie à conquérir le monde ? »
Perto se retourna vers Ernie et le dévisagea avec stupeur.
« Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Parce qu’il me semble que c’est un avantage décisif, répondit Ernie en désignant la Muraille gigantesque dont ils se rapprochaient lentement.
— Et la première chose à laquelle tu penses, c’est à l’utiliser comme une arme ? »
Le regard soupçonneux du Géant faisait peur à Ernie. Il aurait juré que son ami le prenait pour un tyran avide de sang.
« C’est l’histoire du monde, non ? Tous les matins, tu me fais lire La Grande Histoire Commune et j’apprends toujours l’existence de nouvelles guerres. Alors je me dis que si un groupe de montagnards s’est vu devenir un peuple de mages…
— Oui, je comprends, dit Perto en reprenant un air plus avenant. Effectivement, c’est ce qui aurait pu se passer mais, heureusement, la magie a une frontière qui est aussi celle du Nordaire. La Muraille bleue par exemple, c’est le résultat du sortilège le plus puissant que les Magivers aient lancé de toute l’Histoire. C’était tout au début de la magie nordienne et tous les Magivers s’étaient mis d’accord mais le sortilège s’est écrasé contre la frontière invisible.
— Et ce n’est pas dangereux pour nous, d’entrer au Nordaire ?
— Non, pourquoi ?
— S’ils nous envoient un sortilège dans la figure sans le faire exprès…
— Tu as le don de t’inquiéter pour pas grand-chose ! s’exclama Perto en riant. Bien sûr que non, ils ne vont pas te jeter un sort par inadvertance ! Aujourd’hui, la magie est strictement contrôlée et l’Académie magique a presque un monopole de production.
— De production de quoi ? demanda Ernie que les explications de Perto embrouillaient plus qu’autre chose.
— D’objets magiques : de Sortobjets et de Sortilèges condensés. Même les potions sont réglementées.
— Comment cela ? Ils interdisent aux Magivers d’utiliser leur magie par leurs propres moyens ?
— Je crois qu’il y a un malentendu ! Un Magiver ne peut pas faire de la magie tout seul ! Ou plutôt, sa magie sera tellement faible qu’elle ne sera pas dangereuse. Les sortilèges les plus banals sont toujours lancés par plusieurs dizaines de Magivers ! C’est la raison pour laquelle ils produisent des objets magiques. Ne t’inquiète pas, tu ne verras presque pas de magie avant d’arriver à Montane, la capitale des Magivers. »
De fait, Ernie vit les montagnes, les sapins et la neige en quantité mais jamais plus qu’une once de magie : tout juste un Magiver qui sortait d’un Téléporteur ou une lanterne qui n’avait pas besoin d’huile pour briller. Le mois et demi de route qui séparait la Muraille Bleue de Montane sembla donc une éternité à Ernie qui rêvait de voir un peu de magie en action et qui, à la place, se trouvait farci d’îlien classique et d’histoire ancienne.
Selon le plan de route de Perto, l’avant-dernière étape précédant Montane devait être le relais du Lion d’or qui se situait dans les bas cols du Massif de l’Est. Avec le temps, Ernie avait découvert la prédilection du Géant pour les repas simples, peu chers mais bourratifs à tel point qu’il devint rapidement capable de deviner quels plats son ami allait commander. Il se prépara donc à manger des tofailles de pomme de terres au moment où il lut le menu derrière le comptoir.
Le Lion d’or n’avait rien de très particulier. Le mobilier était rustique, les tofailles juste bonnes, le chauffage inexistant et la clientèle réduite à peau de chagrin. Les seuls autres clients se comptaient sur les doigts d’une main : quatre Hylves aussi emmitouflés que Perto et Ernie qui mangeaient à une table voisine sans parler beaucoup. Le Géant avait insisté pour s’asseoir à une place d’où il pourrait guetter leurs moindres faits et gestes.
L’aubergiste quant à elle était une jeune femme qui faisait tourner son établissement toute seule. Pas surmenée ce soir-là, elle passa une bonne partie du repas à discuter avec les deux amis. Son très fort accent nordien lui donnait l’air de parler du nez.
« Moi, je leur ai dit au ministère des Transports qu’il fallait déneiger les routes. Mais ils m’ont dit que leur budget était épuisé à cause de la catastrophe de Wasserstieg.
— Voilà pourquoi Carotte a de la neige jusqu’aux genoux ! pesta Perto. Quels radins !
— Oh là, ce n’est pas neuf, vous savez ! Il n’y a que les libériens et les étrangers qui utilisent les routes alors ils s’en moquent bien au gouvernement, vous pensez ! Et au parlement aussi ! Nous autres aubergistes, on leur répète tous les ans mais c’est comme souffler sur la neige pour la faire fondre !
— Vous êtes libérienne ? demanda Ernie.
— Moi ? Non. Mais je n’aime pas trop qu’on leur fasse payer le fait qu’ils sont minoritaires. Et puis, c’est le gros de mes clients du coup, avec les étrangers comme vous ou comme ces messieurs dames. » dit la Magivère en désignant les quatre Hylves.
Elle s’en allait à son fourneau quand Perto lui demanda :
« Rappelez-moi pour demain : il suffit de suivre la direction de Montane pour aller au relais de l’Ours grelotteux ?
— Ah, il ne faut pas compter sur l’Ours grelotteux, mon petit monsieur ! Il a brûlé pas plus tard qu’il y a trois ans.
— Il a brûlé ? Et personne ne l’a reconstruit ?
— Pensez-vous ! Les proprios étaient pires que moi : leur comptabilité n’avait pas vu de positif depuis longtemps.
— Comment fait-on pour aller à Montane dans ce cas ?
— Soit vous y allez directement sans vous arrêter, soit vous prenez le versant de Cophée.
— Mais c’est par là que nous voulons partir de Montane, pas y rentrer ! se lamenta Perto.
— Vous avez le choix, mon petit monsieur. C’est faisable en une traite mais il vaut mieux avoir le climat avec soi. Depuis trois ans que l’Ours grelotteux a fermé, il y a eu des morts chaque année. Enfin, il y en a avait déjà avant…
— Quel sera le temps demain, justement ?
— Je vais voir ça. »
Ernie aurait bien ri de ce que l’aubergiste appelait Perto « mon petit monsieur » mais il s’en empêcha. L’heure n’était pas à plaisanter. Le Géant, plié en deux pour ne pas toucher le plafond, avait mille rides au front et, pour ne pas perdre une raison de s’inquiéter, lorgnait sur les quatre Hylves qui se levaient de table. Il les suivit des yeux lorsqu’ils allèrent au comptoir régler leur note et ne les lâcha vraiment qu’une fois la porte refermée sur eux. Ernie se pencha vers lui :
« Tu peux me dire…
— Chut ! » souffla Perto très concentré.
Ernie comprit que son ami tendait l’oreille. Aussi ne fit-il plus de bruit jusqu’à ce que l’aubergiste arrive, en même temps qu’on entendait du dehors le hennissement d’un cheval.
« Voilà ! intervint la Magivère en reparaissant de sa cuisine. On devrait avoir un blizzard d’une semaine à partir de demain après-midi.
— Tôt dans l’après-midi ? s’enquit Perto en recentrant son attention sur l’aubergiste.
— Pas tellement, non. Difficile d’être très précise. Les nuages ont leurs caprices et même les derniers Météobjets ne peuvent pas tout prédire.
— Vous pensez que c’est jouable ?
— Avec un gre-cheval, oui. Je vous réveillerai plus tôt quand même, au cas où, et je vous préparerai un bon sirtaqué bien fort. »
Perto la remercia chaleureusement et emmena Ernie à l’étage comme pour se mettre à l’abri des oreilles indiscrètes. Même dans la chambre, il chuchota :
« Essaie de t’endormir vite parce que demain, nous aurons une longue journée.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi nous devons parler à voix basse tout à coup ?
— Tu n’as pas vu les quatre Hylves en bas ?
— Si je les ai vus. Simplement, je ne les ai pas dévorés des yeux !
— Je t’ai dit que les Hylves…
— Des Hylves, pas les Hylves, corrigea Ernie. Il me semble que tu es la preuve vivante que les critiques des Hommes à l’encontre des Géants ne sont pas fondées. Je ne vois pas pourquoi elles le seraient concernant les autres peuples.
— Bref, je t’ai répété que des Hylves t’en voulaient. C’est la raison pour laquelle je me méfie.
— Et pourquoi vires-tu à la paranoïa ce soir ? Tu n’as pas dévisagé les dizaines d’Hylves que nous avons croisés depuis le début de notre voyage !
— A partir de maintenant, nous sommes sur la Route de Quatre-Terres parce que nous n’avons pas le choix : il n’y a pas d’autre col de ce côté. Donc si des organisations captistes sont suffisamment déterminées pour se déplacer, elles nous attendront ici.
— Ou bien alors, personne n’en sait rien à part les conseillers et le maire du palais. »
Perto soupira. Puis, une idée sembla lui traverser l’esprit et il passa à un autre sujet :
« Tu as entendu l’aubergiste tout à l’heure ?
— Oui.
— Elle a dit qu’elle condamnait les comportements oppressifs…
— Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle a dit. Et, avant que tu n’ailles plus loin, poursuivit Ernie en comprenant où Perto voulait en venir, la réponse est non : je ne lui demanderai pas de témoigner au Suprême Conseil.
— Et pourquoi diable ?
— Parce que cette femme gère son auberge toute seule et qu’elle n’a certainement pas envie de s’absenter au risque de mettre la clé sous la porte ; parce que je ne pense pas qu’elle serait très convaincante et parce qu’il ne me semble pas très prudent de se confier à une aubergiste qui accueille du monde, surtout des méchants, méchants Hylves !
— Peut-être… Mais ne te moque pas de moi à propos des Hylves. Certains sont peut-être mieux intentionnés que Vergne mais la plupart sont encore pires que lui. Allez, tu fais ta prière du soir et au lit ! »
Ernie s’exécuta et les deux amis dormirent dans le même lit car, comme disait Perto, dans un lit de Géant il y a largement la place pour un Géant et un Homme. Et puis, c’est moins cher.
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