Chapitre 14 : Le jour sans soleil

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Chapitre 14 : Le jour sans soleil

Ernie sursauta. Ses paupières refusaient de s’ouvrir. Pour la première fois depuis l’enterrement de son père, on le réveillait avant le lever du soleil.

« Debout ! soufflait Perto à la lueur d’une chandelle. Il faut partir ! »

Ernie retrouvait difficilement ses esprits. Il sortit du lit, s’habilla difficilement malgré le froid si motivant et suivit le Géant en bas des escaliers. Dans la salle-à-manger, l’aubergiste avait dressé une table pour trois.

« Désolée pour l’obscurité, dit la Magivère à peine éclairée par deux candélabres. Je n’ai pas les moyens pour un éclairage magique et je n’ai pas voulu allumer les bougies du lustre pour seulement trois personnes. Installez-vous ! »

Ernie s’étonna de la voir prendre elle-même une tasse de sirtaqué et une tartine. Jamais un aubergiste n’avait mangé avec eux. Jamais non plus ils ne s’étaient réveillés aussi tôt et jamais ils n’avaient été les seuls clients. Ceci expliquait peut-être cela.

Ernie regarda sa tasse de sirtaqué avec hésitation. Il en avait vu fréquemment depuis le début de son voyage mais Perto ne lui en avait jamais donné à boire et n’en avait commandé que pour lui-même, en de rares occasions. C’était, semblait-il, une boisson très tonifiante qui avait des effets à mi-chemin entre ceux de l’alcool et du café.

Ernie se pencha au-dessus de son sirtaqué et le contempla, toujours très endormi. Le liquide bleu vif fumait abondamment et tournait très lentement dans la tasse aussi large qu’un bol. Ernie respira et une odeur douceâtre, la plus agréable et délicate qu’il eût jamais sentie, lui envahit les poumons. Elle se transforma ensuite, lentement, en une odeur écœurante et il fit un geste de recul.

« Alors ? demanda Perto. L’odeur ne te plaît pas ?

— Si, mais elle m’écœure rapidement.

— C’est normal. La plante est pareille. On dit que l’on peut tuer quelqu’un en lui faisant respirer ce parfum assez longtemps. »

Ernie se demanda si cette affirmation était censée le rassurer mais, prenant sa grosse tasse à deux mains, il but une pleine gorgée de sirtaqué. Le contraste était saisissant. Si l’odeur du breuvage était capable de tuer un homme en beaucoup de temps, Ernie était persuadé que son goût aurait pu réveiller un mort en un instant. Ses papilles vibraient dans tous les sens et lorsqu’il avala, il crut boire du feu liquide, sans craindre pour autant de se brûler. En un moment, Ernie eut vidé sa tasse jusqu’à la lie.

« Eh bien ! Pour réveiller, ça réveille ! s’exclama-t-il. Tu es sûr que ce n’est pas dangereux ?

— Tout à fait sûr. On s’habitue même assez rapidement. Il y en a qui boivent le sirtaqué comme de l’eau. Pour l’odeur en revanche, je crois qu’on ne s’y fait jamais.

— Avant que vous ne partiez, dit la Magivère sans qu’on lui ait rien demandé, j’ai oublié de vous prévenir de quelque chose : la semaine dernière, les bûcherons ont coupé des arbres dans le Hochstenberg et ils ont schlitté les tronces à travers bois. Résultat, ça vous fait comme un sentier qui grimpe en parallèle du premier sur une demi-douzaine de lieues. Mais il est plus long que l’autre donc faites attention à ne pas vous y tromper, suivez le vrai chemin. »

Perto remercia la patronne pour ses conseils et son hospitalité et cinq minutes plus tard, les deux amis se retrouvèrent dans le grand froid d’une nuit d’hiver, sur le dos de Carotte. Au moment de détacher son licou, le Géant avait observé des traces de pas autour d’elle et l’avait donc examinée de haut en bas. Mais il n’avait rien noté et avait supposé qu’un Hylve s’était approché de la gre-jument par erreur.

Ernie perdit très vite la trace du temps qui passait. D’une part, l’état d’excitation dans lequel l’avait jeté le sirtaqué lui faisait perdre nombre de ses repères et d’autre part, l’épaisse couche nuageuse empêchait totalement le soleil de se montrer. C’était comme si la nuit ne devait jamais finir.

Pendant l’interminable matinée, Ernie ne fit proprement rien et Perto non plus. Il faisait trop sombre pour lire et trop froid pour parler. La seule chose à faire était encore de réfléchir.

Il devait être dix heures ou midi quand il commença à neigeoter.

« Rien de bien violent. » commenta Perto avec une assurance toute destinée à se convaincre lui-même.

Avec la neige vint aussi la langueur. Discrète pour ne pas se faire remarquer, elle s’immisça dans l’esprit d’Ernie à mesure que les effets du sirtaqué se dissipaient. Peu à peu, ses réflexions se muèrent en pensées discontinues puis en rêvasseries et finalement en véritables rêves. Ces rêves étaient eux-mêmes très flous et cotonneux de sorte que le réveil fut brutal quand Ernie se retrouva à plat ventre dans la neige.

Il secoua la tête et se redressa tant bien que mal. Clignant des yeux, il aperçut Carotte debout, immobile, et Perto qui grognait, accroupi à côté de sa jambe antérieure droite. Le Géant finit par se relever et déclara :

« Carotte n’arrive plus à avancer et je crois que c’est l’un des Hylves qui l’a abîmée.

— Comment le sais-tu ? demanda Ernie d’une voix pâteuse.

— Elle a une blessure au-dessus du pied, expliqua Perto. A première vue, ça ne semble pas profond ni vilain et ça saigne très peu – c’est la raison pour laquelle je n’ai rien remarqué auparavant. Mais pour que Carotte refuse d’avancer, il faut bien que la blessure ne soit pas superficielle. C’est du travail de professionnel.

— Mais que faisons-nous alors ? s’écria Ernie dont la fatigue avait totalement disparu pour céder le pas à la panique. Nous ne pourrons pas passer la nuit dans la neige ! Surtout avec la tempête qui…

— Je ne vois que trois possibilités, coupa Perto avec fermeté et décision. Nous continuons à pied, nous renonçons ou nous cherchons le relais de l’Ours grelotteux pour nous abriter.

— J’espère que tu ne me demandes pas mon avis ! Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes et je saurais à peine te dire si nous sommes le jour ou la nuit !

— Je n’en sais pas beaucoup plus que toi. » confessa le Géant.

Cet aveu ajouta encore à la frayeur d’Ernie. Soudain, il avait l’impression d’être plus faible et fatigué qu’avant, il sentait le froid plus intensément et les nuages lui semblaient souffler et cracher bien plus de neige qu’auparavant.

« Ne me dis pas que nous allons finir congelés comme deux glaçons au milieu de la montagne !

— Pour tout te dire, je crains plus un piège des Hylves qu’autre chose.

— Merci, je me sens beaucoup mieux maintenant, ironisa Ernie en tremblotant.

— Garde tes sarcasmes pour plus tard. Il faut que nous nous décidions et vite ! Vu le temps que Carotte a marché, je pense que nous sommes bien plus proches de Montane que du Lion d’or. Le problème c’est qu’il faut monter.

— Et l’Ours grelotteux ? s’enquit Ernie.

— C’est ce qui m’ennuie le plus. En principe, nous devrions l’avoir passé depuis belle lurette je crois.

— Il ne s’est pas envolé tout de même !

— Non. A mon avis, dit Perto, nous sommes sur le sentier de schlittage dont nous a parlé l’aubergiste.

— Donc c’est cuit pour l’Ours grelotteux ? »

Perto acquiesça. Il avait la mine sombre et ce n’était pas dû à l’affreux manque de luminosité de la journée. Il conclut :

— Le mieux à mon avis, c’est encore de foncer vers Montane tant qu’il ne neige pas trop fort.

— C’est un peu le tout pour le tout, non ?

— Un peu. Mais c’est aussi la décision la moins probable pour ceux qui ont blessé Carotte, ajouta le Géant. Je pense qu’ils voulaient qu’elle s’arrête bien plus tôt car le haut du Hochstenberg n’est pas du tout propice aux attaques à cause du long plateau dont je t’ai parlé hier. Il se peut même que nous ayons eu une chance incroyable en évitant les ruines de l’Ours grelotteux.

— En parlant d’ours… commença Ernie.

— Nous ne craignons rien, j’ai mon coutelas et mon couteau de poche et vu ma taille, il faudrait un gre-ours pour nous attaquer. Maintenant, économise ton souffle et suis-moi. »

Perto vida donc sa hotte de la moitié de son contenu et prit la tête du convoi en silence. Il faisait de petits pas pour qu’Ernie puisse utiliser les grosses empreintes qu’il laissait dans la neige et se retournait très fréquemment pour adapter son allure.

« Dis-moi si je vais trop vite ! » répétait-il comme une rengaine.

Malgré ses bottes fourrées et ses moufles très épaisses, Ernie eut tôt fait d’avoir mal à ses extrémités. C’étaient ses nerfs qui luttaient pour ne pas s’endormir. Pourtant, il en fallait plus pour l’arrêter et il ne fit que redoubler d’effort, espérant que l’activité le réchaufferait.

Une bonne nouvelle fraya même son chemin à travers le froid quand la voix de Perto retentit pour déclarer :

« Nous étions bien sur le sentier de schlittage ! Et maintenant, nous avons retrouvé la Route de Quatre-Terres. On n’a jamais été aussi près de Montane ! »

Mais les nuages douchèrent bientôt la nouvelle gaieté de Perto, bombardant la montagne de flocons innombrables. Avec eux se leva également un fort vent tourbillonnant. Un ennui, songea Ernie, ne venait jamais seul.

Le vent était mauvais, la neige était mauvaise mais les deux combinés, c’était l’enfer. Les flocons ne tombaient plus sagement à la verticale : ils s’engouffraient partout et crépissaient Ernie de tous les côtés, le rendant plus blanc qu’un bonhomme de neige. Sur son visage, ils se fixaient comme des épingles avant de fondre très lentement et de dégouliner en masse pour tremper son cache-nez. Et là, ils durcissaient à nouveau, transformant progressivement la laine en glace.

En quelques minutes à peine, son tour de cou était devenu un bâillon gelé qui lui collait aux lèvres et au nez à tel point qu’Ernie ne parvenait plus à respirer. Il décida donc de l’ôter et exposa tout son visage à la tempête déchaînée. Il prit une goulée d’air et s’en repentit bien vite : sec, froid et raréfié, il ne satisfaisait pas ses poumons vidés par l’effort et il lui brûlait la gorge plus fort que le sirtaqué.

Le calvaire avait commencé.

***

Louise Hauton était très tourmentée. Assise sur le plancher à moitié enneigé de l’Ours grelotteux, elle se chauffait à côté d’un petit feu de bois entretenu par Maxime. Stéphane et son bras droit se relayaient pour monter la garde à l’extérieur et mettaient un point d’honneur à toujours passer par la porte malgré l’absence totale de deux des quatre murs du chalet défoncé.

Depuis plusieurs semaines, Louise sentait revenir ses vieux rêves de paix et d’amour. A nouveau, Vengeance affamée lui semblait vile et perverse. Était-ce à cause du discours de sa fille qui lui courait toujours dans l’esprit ou parce qu’elle n’en pouvait plus d’entendre Ophélie détailler les traitements qu’elle voulait infliger à l’évadé ? Aucune idée, Louise s’était surtout inquiétée du résultat : le dilemme qu’elle aurait à trancher une fois l’Homme à portée de flèche. Pour crever l’abcès, elle avait essayé d’en parler à son mari mais elle avait renoncé à chaque occasion, par crainte de le perdre à tout jamais.

Incapable aussi de se résoudre à saboter l’action des Vengeurs, la seule action de résistance de sa part avait consisté dans un manque d’entrain dont elle avait espéré (qui sait comment ?) qu’il s’étendrait à tout le groupe. Malheureusement, Stéphane Hauton en avait seulement déduit que l’air de la montagne ne réussissait pas à sa femme.

Mais désormais, les scrupules de madame Hauton atteignaient leur apogée. Rien qu’en pensant à l’évadé, ce petit gamin blond entraperçu quand il passait la Muraille bleue, son cœur de mère gémissait de honte et de tristesse. Ce garçon avait l’âge de Lucie ! Jamais Louise ne supporterait de le voir enchaîné, torturé, tué.

Cette pensée revint une fois, deux fois, trois fois… Et puis non ! elle ne tirerait pas à l’arc et, non, elle ne laisserait pas son mari prendre la vie d’un innocent ! Louise eut presque aussitôt une idée. Elle retira ses moufles avant de cacher ses mains nues derrière son dos, sans défense contre le gel intense. Dans cette position, elle attendit aussi longtemps qu’elle pouvait puis elle remit discrètement ses gants et, à la dérobée, frotta ses yeux énergiquement. Enfin, elle patienta jusqu’à ce que son mari revienne à l’intérieur.

Quand Stéphane entra, il alla parler à Maxime mais Louise savait bien qu’il se tournerait bientôt vers elle (de ce côté-là, elle n’avait jamais eu à se plaindre d’un quelconque manque d’attention et n’avait jamais surpris de regards adultères). Il ne fallut donc pas longtemps avant qu’il s’exclame :

« Louise, tu as les yeux tout rouges !

— Hein, quoi ? répliqua-t-elle d’une voix souffreteuse.

— Tu as froid ?

— Un peu oui. »

Stéphane s’accroupit à côté d’elle et comme il lui inspectait le visage plus que les mains, elle ajouta :

« Ce n’est rien, tu sais. J’ai juste les extrémités qui s’engourdissent un peu. »

La stratégie paya. Stéphane lui ôta un gant et, à la vue de sa main violette et crevassée, devint très pâle. Il tenait beaucoup à l’évadé mais Louise n’ignorait pas qu’elle lui était plus chère que tout (sans quoi elle ne l’aurait jamais épousée). Il se résolut donc à agir dans l’urgence et avertit Édouard et Maxime qu’il partait avec sa femme et le traîneau.

Dès qu’ils commencèrent à s’enfoncer dans la nuit, Louise masqua un sourire : sa conscience était apaisée, elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour affaiblir les Vengeurs au cas où le petit Homme et le Géant se présenteraient à l’Ours grelotteux.

Elle ignorait alors que, sans le vouloir, elle avait jeté Stéphane sur la piste de Perto et d’Ernie qui escaladaient à pied le Hochstenberg.

***

Insidieusement, le froid gagnait du terrain dans le corps d’Ernie. Il lui remontait les jambes et les bras, lui glissait dans les trachées et ne semblait viser que le cœur. Les muscles d’Ernie ne brûlaient plus, ils se transformaient en bois tout dur, rendant chaque pas plus miraculeux que le précédent.

Seul le cerveau fonctionnait normalement, c’était déjà beaucoup. Pour ne pas s’arrêter, Ernie avait décidé de toujours penser à quelque chose : à la chaleur du Département des Hommes, à la sensation délicieuse du sirtaqué (il aurait vendu sa main pour en boire une demi-gorgée), à tout ce qu’il rêvait de faire s’il retournait chez lui. Et quand ces images étaient trop dures, il se concentrait sur une seule chose : mettre un pied devant l’autre. Avec cette méthode, il tint dix fois plus longtemps qu’il ne l’avait espéré. Mais il ne parviendrait pas à Montane, loin de là.

Avant même que se soit profilé le plateau du Wehenlangplatz, qu’on traduisait incorrectement en îlien moderne par Plat du Souffle sans Fin, Ernie se raidit. Une jambe devant, une jambe derrière, aucune ne voulait plus bouger. Ses genoux flageolèrent une dernière fois. Et il s’affala avec un son mat. Presque aussitôt, Ernie sentit Perto le soulever, le mettre dans sa hotte et l’emmitoufler dans la seule couverture qu’il avait gardée.

« Bravo gamin ! lui souffla le Géant avant de refermer la hotte. Je ne pensais pas que tu résisterais aussi longtemps. Maintenant, c’est à moi de prendre le relais. »

Perto n’attendit pas une seconde et Ernie se sentit repartir pour Montane. Dans la hotte, la tempête n’était plus que l’ombre d’elle-même : tout juste quelques courants d’air à travers l’osier. En revanche le froid ne perdait pas de sa vigueur. Toujours aussi pénétrant, il vainquit la couverture et assaillit à nouveau Ernie. Lui savait une chose : il ne devait pas fermer les yeux, il ne devait pas perdre conscience. Rien d’autre ne comptait. Alors il ne travailla plus qu’à cela. Chaque seconde de chaque minute, Ernie garda les yeux grands ouverts en dépit qu’il était frigorifié. Voilà quel serait son dernier combat.

D’un moment à l’autre, Perto allait s’arrêter et ouvrir la hotte en criant victoire parce qu’il serait arrivé à Montane. Il le ferait, Ernie en était sûr. En tout cas, il le fut jusqu’à ce qu’il entendît la voix de son ami :

« Nous sommes arrivés au Wehenlangplatz ! »

Le Wehenlangplatz. Ernie eut à peine la force d’être étonné. On n’en était qu’au plateau ! Ernie se souvenait confusément de ce que Perto en avait dit mais il était certain d’une chose : ce n’était pas un petit morceau. Il s’agissait même d’un très long faux-plat montant où soufflait couramment un vent à décorner les bœufs.

Les paupières d’Ernie devenaient trop lourdes. La fin venait. Alors, Ernie sut ce qu’il lui restait à faire. Il essaya d’appeler Perto mais sa voix était trop faible, le vent soufflait trop fort. Il voulut gratter l’osier avec ses doigts mais ses bras étaient paralysés. Il donna donc des coups de tête dans la hotte avec toute la force qui lui restait.

Victoire : Perto s’arrêta, posa la hotte et l’ouvrit.

« Qu’est-ce qu’il y a, Ernie ? Ne me dis pas que tu veux te remettre à marcher !

— Laisse… moi. » murmura Ernie sans que le Géant réussisse à l’entendre.

Perto enfonça sa grosse tête dans le refuge d’Ernie.

« Vas-y, parle !

— Laisse-moi, répéta Ernie. Il m’en reste plus pour long.

— Tu plaisantes ! Jamais ! cria le Géant.

— Tu avais raison... Les meilleures histoires... sont celles où le héros... donne sa vie pour ce en quoi... il croit. » ajouta Ernie en pensant à ce que Perto n’avait pas cessé de lui répéter envers et contre tout.

Et ses yeux se fermèrent. Il continua d’entendre son ami parler pour le raisonner mais il ne comprenait plus rien. Perto saisit sans doute qu’Ernie avait raison puisqu’il ressortit sa tête de la hotte et se mit à hurler dans la tempête. Et puis Ernie entendit les hurlements devenir des gémissements avant de s’éteindre tout à fait. Le Géant était parti.

La conscience d’Ernie commença alors à s’évaporer à mesure qu’il tombait dans son dernier sommeil. Soudain, il eut un sursaut : ses sens étaient devenus presque aveugles mais il percevait que quelqu’un avait rouvert la hotte. Ce n’était pas Perto. Ernie eut la sensation d’être observé de très près pendant un long moment. La hotte se referma enfin.

Ernie sombra pour de bon.

***

Quelques dizaines de minutes avant qu’Ernie succombe, Stéphane Hauton était toujours debout sur son traîneau, sa femme derrière et le cheval devant. Il faisait virevolter sa cravache pour aller plus vite et n’était jamais satisfait car il craignait pour la vie de Louise. La chasse à l’évadé avait disparu de son esprit. Or, au dernier virage avant le Wehenlangplatz, le regard de Stéphane tomba sur quelque chose de bizarre : des traces de pas et même de gre-pas s’évanouissaient sous la neige fraîche.

« L’évadé ! s’écria-t-il. Il est devant nous !

— Quoi ? répliqua Louise avec une étrange déception dans la voix.

— Il y a des traces devant nous ! Nous sommes en train de rattraper le Géant et l’évadé.

— Comment est-ce possible ?

— Aucune idée. Ils ont trouvé un moyen de ne pas passer devant l’Ours grelotteux ! »

Stéphane n’osait pas y croire. C’était trop beau pour être vrai. Il houspilla son cheval plus fort que jamais. Il fallait à tout prix trouver le Géant. En le prenant par surprise après une si longue marche dans la neige, Stéphane avait d’excellentes chances de gagner même s’il devait se battre seul. Comme il ne voyait pas à deux pas devant lui, Stéphane se fia au cheval. Il ralentirait quand il sentirait la présence du Géant. C’est ce qu’il fit une demi-heure plus tard, dans le bas du Wehenlangplatz. Stéphane l’arrêta et dit à sa femme :

« Reste ici, je n’en ai pas pour longtemps ! »

Et il se mit à courir en avant. Mais il s’immobilisa presque aussitôt. Des hurlements résonnaient dans la montagne. Il n’avait jamais entendu quelque chose d’aussi terrible. Le Géant qui criait (car ce ne pouvait être qu’un Géant) exprimait une colère et une détresse que Stéphane pensait n’avoir jamais connues et n’imaginait connaître que le jour (puisse-t-il ne jamais lui arriver) où il découvrirait sa maison incendiée et les corps de sa femme et de sa fille calcinés. A coup sûr, pareil déchirement ne pouvait venir que de la mort de l’évadé.

Enfin, le Géant se tut. Stéphane attendit un instant et dressa l’oreille : il ne voulait certainement pas se trouver sur la route d’un colosse avec les nerfs aussi à vifs. Heureusement, il l’entendit s’éloigner vers l’amont, vers Montane. Stéphane avança alors jusqu’à un endroit où la neige avait été tassée et où on avait laissé une hotte géante. Il sut immédiatement qui elle contenait.

Il souleva le couvercle. A cause de l’obscurité plus profonde que jamais, il ne voyait rien. Il plongea la main gauche au fond du gros panier et toucha une couverture. Il était là, inerte. L’évadé était mort. Pour s’en assurer, il chercha la tête. Quand il la trouva, un léger filet d’air froid glissa contre sa main nue. L’évadé était presque mort.

La tête de Stéphane tournait d’excitation. Il n’appartenait plus à Vengeance affamée, il n’était plus un mari emmenant sa femme à la ville la plus proche, il n’était plus un père éloigné de sa fille. Il était juste lui, il était juste là ; et avec lui, un désir à ce point puissant qu’il prenait toute la place. Stéphane remonta sa main gauche et la remplaça par la main droite, munie d’un couteau effilé.

L’occasion était enfin là. On ne pourrait même pas dire qu’il avait tué l’évadé puisque celui-ci était déjà mourant. A tâtons, il parcourut à nouveau la couverture, le couteau entre le pouce et l’index. Il attendait de toucher la peau. Son auriculaire frôla quelque chose ; une mèche de cheveux. Enfin, la tête. Il serra le couteau de tous ses doigts, il avait trouvé la gorge. La mèche lui frôla le dos de la main. Une idée sotte lui traversa l’esprit : les cheveux lui rappelaient ceux de Lucie. C’était impossible ! Elle était de l’autre côté de la Mer de Thalasse ! Il s’agissait simplement d’une mauvaise hallucination ! Ce ne pouvait pas être elle. Il n’y avait que le monstre dans la hotte. Pas d’erreur possible : comment Lucie aurait-elle été là ? Fichue obscurité qui l’empêchait de vérifier !

« Stéphane ! cria Louise derrière lui. Non ! Pense à Lucie ! »

Il referma la hotte, lança le couteau avec dégoût. Dans l’espace d’un instant, il avait aperçu quelque chose de lui qu’il avait envie de vomir. Louise approchait, elle avait pris la lanterne avec elle et ses yeux brillaient de larmes.

« Stéphane !

— Je… »

A cours de mots, Stéphane tomba dans les bras de sa femme. Il avait failli tuer un gosse ! Que lui était-il arrivé ? L’affreux désir, la pulsion horrible était venue de l’intérieur de lui. Et il avait failli ne pas la contrôler. Cette envie l’avait donc corrompu à ce point-là… Il regardait sa vie avec honte et terreur : il avait eu une femme et une fille, il avait été amoureux et heureux, et pourtant il s’était donné corps et âme pour Vengeance affamée. Que s’était-il passé ?

Il entendit Louise lui parler. Il but ses mots avec avidité car elle lui parlait avec moins de hargne que sa conscience à lui. Elle lui disait des choses si douces. Elle évoquait l’avenir, la reconstruction avec Lucie. Elle lui donnait envie d’espérer à nouveau.

Ils restèrent dix bonnes minutes sans bouger, l’un contre l’autre. Puis, ils reprirent le chemin du traîneau. Ils le cherchèrent. Louise levait sa lampe bien haut pour essayer de l’apercevoir. Il avait disparu. Le cheval torturé était redescendu sans les attendre, laissant comme seul indice deux sillons déjà à moitié recouverts par la neige tombante.

Les Hauton moururent dans la nuit.

***

Perto marchait sans réfléchir. Il préférait ne pas penser. Il obéissait à Ernie, c’est tout ce qu’il y avait à faire. Le vent descendait la montagne, dur comme un mur en briques mais le Géant s’en moquait : il arriverait à Montane coûte que coûte. Pour Ernie.

Perto perdit en vigilance à un moment donné et laissa une pensée lui tourner dans l’esprit. Il essaya de la refouler, en vain. Le doute s’était insinué en lui, il ne pouvait plus avancer. Qu’avait-il fait ? Pourquoi était-il parti sans Ernie ? Le laisserait-il se faire dévorer encore vivant par un ours affamé ?

Perto jura. Quel con ! Il courut à perdre haleine. Pour une fois, le vent était de son côté et le dénivelé aussi. En peu de temps, il fut de retour là où il avait laissé sa hotte. Il l’ouvrit et tint sa lanterne juste au-dessus pour expliquer à Ernie qu’il était hors de question de le laisser là.

Mais Ernie était bleu, ses lèvres violettes. Le gel avait définitivement refermé ses yeux. Perto avait perdu un temps précieux. Plus que jamais, il était trop tard. Cette fois cependant, le Géant ne jeta pas ses états d’âme à la face du Wehenlangplatz : il se contenta de laisser rouler deux grosses larmes froides qui s’écrasèrent sur la couverture d’Ernie.

Il prit alors une profonde respiration, sa bourse en cuir qu’il avait laissée au fond de la hotte et autre chose qu’il enfourna sous son manteau. Et il partit.

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