Chapitre 15 : Mauvais taux de résistance magique

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Chapitre 15 : Mauvais taux de résistance magique

Perto survécut. Plus étonnant : il ne fut pas le seul à vaincre la tempête puisque Carotte aussi fut rescapée.

Deux jours après la nuit interminable, le Géant se réveilla enfin. Il y eut une seconde de flottement avant que le désespoir s’abatte sur lui, quand il se souvint de son arrivée à Montane. Il était parvenu au col du Hochstenberg, en haut du Wehenlangplatz. Il l’avait fait. Et ensuite, il avait dévalé la pente, mi-roulant mi-glissant, jusqu’aux portes de Montane où il était resté affalé sur le dos. Là, il avait attendu ce qui lui avait paru une ou deux éternités.

Un Magiver en grand manteau blanc avait enfin surgi par un portillon latéral. Il avait immédiatement agité une baguette en direction du Géant et une petite bulle rose avait fondu sur lui depuis l’extrémité de la baguette. Perto s’était alors senti tout léger et le médecin l’avait soulevé comme un gros bébé.

« Laissez-vous dormir. » avait-il dit.

Mais Perto avait eu la présence d’esprit d’agiter un bras et de désigner son manteau boursouflé. Ensuite il s’était endormi, espérant seulement que le médecin prenne soin du corps gelé d’Ernie.

Le corps gelé d’Ernie. Perto ne pensait à rien d’autre. Aussi, lorsqu’un médecin fit irruption dans l’écurie qui lui servait de chambre, il se releva sur un coude et s’exclama sans attendre :

« Où est Ernie ?

— Bonjour Monsieur, répondit le Magiver comme si Perto n’avait pas ouvert la bouche. Je m’appelle Strabius et je suis votre médecin. Enchanté !

— Bonjour, enchanté, qu’est-il arrivé à Ernie, Ernald Thiry si vous préférez ?

— Je ne connais pas d’Emrald Thiry, Monsieur.

— Er-nal-de, corrigea Perto en s’asseyant sur les matelas qu’on avait assemblés pour lui faire une couche à sa taille.

— Pas de ça non plus, désolé. Un Enerald, je m’en serais souvenu ! s’exclama le docteur joyeusement. Ce n’est pas un nom commun. »

Perto serra les dents. Il comprenait qu’on n’ait pas la mémoire des noms mais en pareil instant, il le supportait mal.

« Bon, reprit le médecin, nous y reviendrons tout à l’heure. Pour l’instant, il faut que nous parlions de votre santé.

— Mais je vais très bien, c’est d’Ernie que je me soucie !

— Je pense qu’il vaudrait mieux que vous me laissiez parler pour que je puisse faire mon travail, nota Strabius sans se départir de son entrain. Avant toute chose, je dois dire que je suis désolé que nous n’ayons pas pu vous recevoir dans de meilleures conditions : nos chambres ne sont pas assez grandes pour vous. Pour ce qui concerne votre état de santé, il semble effectivement que vous alliez très bien. Si vous n’étiez pas si obsessionnel, vous feriez un bon médecin…

— Je ne suis pas obsessionnel ! J’ai perdu – enfin, j’ai perdu de vue – un ami dont je ne sais pas s’il est en vie.

— Allons bon ! expliquez-moi le cas de votre ami, je crois que ça vous tient à cœur.

— C’est rapide à dire : je me suis retrouvé coincé avec un… Hylve dans la tempête et, comme il s’est évanoui, je l’ai ramené ici dans mon manteau. Et je crains qu’il soit mort en route. »

Les derniers mots soulevèrent la poitrine de Perto qui n’osa pas regarder Strabius lui répondre :

« Ma foi, on ne l’a pas amené dans mon service – je gère les cas incongrus comme le vôtre – mais je vais vérifier à la morgue.

— Et dans les autres services !

— Oui, naturellement, dans les autres services aussi. Je reviendrai dans une petite heure. En attendant, on vous donnera un repas. Je pense que vous devriez reprendre des forces. »

Perto prit son mal en patience et fit les cent pas dans l’écurie. Il faisait anormalement doux malgré l’absence de feu. A tous les coups, on avait eu recours à un chauffage magique. Les chevaux de l’écurie, blessés ou mal-en-point, étaient peu nombreux et l’un d’eux détonnait par sa gre-taille : c’était Carotte. Son pied avant droit était bandé et elle dormait profondément. Perto n’osa pas la réveiller.

Quand le déjeuner arriva, apporté par un infirmier habillé en vert, le Géant s’aperçut que son chagrin lui coupait l’appétit. Mais il préféra manger que ne rien faire. Cela lui faisait moins mal.

La petite heure d’attente s’étira jusqu’à la tombée de la nuit.

« Excusez-moi ! claironna Strabius en reparaissant enfin. Je suis en retard. Pour être honnête avec vous, ce n’est pas que j’aie été surmené mais comme vous n’êtes pas au même étage, je vous ai complètement oublié.

— Mmh, grogna Perto.

— J’ai une excellente nouvelle pour vous ! (Le visage du Géant s’alluma comme une éclaircie après un long orage.) Nous avons retrouvé – ah, je cherche son nom – Carotte, votre gre-jument, et elle devrait se remettre !

— VOUS VOULEZ QUE JE VOUS FASSE MANGER VOTRE BLOUSE ? s’étrangla Perto. Je me contrefiche du sort de Carotte ! Dites-moi plutôt OÙ EST ERNIE !

— Ne nous énervons pas… reprit Strabius, en volant les mots de Telsius au Suprême Conseil. Je n’ai pas trouvé de Thiry à la morgue.

— Je ne vous demande pas où Ernald n’est pas, je vous demande où il est !

— Eh bien Arnold…

— ERNALD ! E, R, N, A, L, D ! vociféra Perto qui bouillait autant de la bêtise que de l’apparent je-m’en-foutisme de Strabius.

— Oui, bon, euh… Ern… il est dans le service des patients inconscients. Vous voulez peut-être que je vous y conduise ?

— Croyez-vous ? »

A travers les couloirs, les escaliers, la cour intérieure, les escaliers encore et les corridors de nouveau, Perto suivit le médecin, la tête enfoncée dans les épaules pour ne pas frotter les plafonds. Strabius avait un train de sénateur si bien que le Géant rêvait de le prendre sous le bras pour aller plus vite. Dans les couloirs, il remarqua que les portes de gauche étaient réservées aux affections magiques (patients semi-téléportés, encéphaloramollis ou pétrifiés) tandis que les portes de droite donnaient sur des patients atteints de maladies communes. Ernie se trouvait dans le dernier couloir que Perto emprunta, à droite.

A l’intérieur de la très petite chambre, Strabius trouva un confrère aux cheveux gris et au rasage impeccable qu’il fut apparemment ravi de rencontrer :

« Ah, Februs ! Tu tombes à pic ! Monsieur voudrait des nouvelles de ce garçon.

— Bonjour, répliqua le dénommé Februs en s’adressant à ses deux visiteurs. J’allais l’ausculter justement. Un infirmier m’a fait un rapport et je préfère en avoir le cœur net.

— Dans ce cas, je vous laisse ! » s’exclama Strabius en s’en allant.

Perto soupira de soulagement, il avait assez vu la tête du médecin pour la décennie à venir.

« Monsieur ? Entrez, je n’ai pas que ça à faire ! » l’apostropha Februs de l’intérieur de la chambre.

Le Géant se retourna et se contorsionna pour rentrer dans la pièce. Ernie était là, couché sur un lit étroit, complètement inanimé. Perto étendit une main timidement et caressa le front du petit bonhomme. Il la retira instantanément : le simple contact avec la peau d’Ernie, ni flasque ni dure, ni froide ni chaude, ni sèche ni moite, faisait naître en lui une horrible illusion, lui faisait croire que le garçon allait se réveiller d’un moment à l’autre, qu’il était simplement endormi.

« Bon ! Je vais vous expliquer ce que je vais faire et ensuite je m’y mets, informa Februs qui semblait très pressé.

— Allez-y.

— Je vais vous poser quelques questions de routine, très rapidement. Ensuite, comme le taux de résistance magique de votre ami – T.R.M. pour aller plus vite – que m’a rapporté l’infirmier est très bizarre, je referai la mesure moi-même. Ensuite, je discuterai brièvement avec vous des options envisageables selon le T.R.M.

— Quand vous dites "bizarre"… commença Perto.

— Tout à l’heure, tout à l’heure, coupa le docteur mécaniquement. Pour l’instant, je remplis le formulaire : date de naissance ?

— Quinze novembre 210. »

Februs allait griffonner sur la feuille de papier qu’il avait prise en main avec une plume fonctionnant sans encre quand il se figea et foudroya Perto du regard :

« Dites-moi, vous avez l’impression que j’ai du temps à perdre ?

— Euh…

— Quand je demande une date de naissance, à votre avis, je parle de laquelle ?

— Ah, oui, pardon, bredouilla le Géant qui avait répondu par réflexe. Il est né le 8 septembre 232.

— Bon, taille, poids, c’est déjà fait… C’est bien un Magiver ?

— Non… c’est…

— Donc c’est un Hylve, conclut Februs sans lever le nez de son questionnaire. Des antécédents magiques ?

— Vous dites ?

— Des antécédents magiques ! répéta le médecin vivement. Il a déjà souffert d’accidents magiques ? Lui a-t-on prescrit des traitements magiques par le passé ?

— Jamais.

— Des antécédents médicaux notables ?

— Attendez une minute que je réfléchisse… répondit Perto en essayant de se souvenir s’il avait déjà vu Ernie utiliser des béquilles ou être alité. Une fois, à neuf ou dix ans, il s’est cassé le bras… et ses parents ont cru ne jamais avoir d’enfants avant sa naissance…

— J’ai dit "notables". C’est égal qu’il se soit luxé une épaule ou que sa mère ait eu du mal à tomber enceinte.

— Dans ce cas, il n’en a aucun.

— Bien, passons au T.R.M. »

Posant la feuille de papier et la plume sur la table de chevet, Februs sortit de sa blouse deux objets en bois. Le premier était une baguette longue comme la main et le deuxième avait la taille et la forme d’une orange écrasée. Il agita la baguette en direction de son patient pour faire jaillir une petite bulle bleu roi qui frappa Ernie avant de retourner d’où elle était venue. Puis, le médecin passa lentement le bout de bois au-dessus du corps d’Ernie en descendant du front jusqu’aux orteils. Pendant tout le processus, la baguette vibra à peine.

« Même pour un Hylve, grommela Februs à mi-voix, c’est très faible… »

Quand il eut fini, il était tellement perplexe qu’il secoua son instrument comme pour le faire mieux fonctionner et recommença toute l’opération. Obtenant le même résultat, il marmonna encore quelque chose et déposa l’orange écrasée sur la poitrine d’Ernie. Le Sortobjet tourna d’un quart de tour sur lui-même et s’arrêta.

« L’infirmier ne s’était pas trompé, admit le médecin en rangeant ses instruments de mesure. Votre ami a une résistance magique hors du commun, même pour un Hylve. Ce sont des chiffres que l’on retrouvait anciennement sur les Hommes.

— Pas possible ?

— Ne vous inquiétez pas, ça ne veut rien dire, il y a toujours des gens qui ne sont pas dans la moyenne. Cela dit, c’est très ennuyeux.

— Pourquoi ? »

Februs regarda Perto dans les yeux. Il y lut sans doute l’inquiétude du Géant puisqu’il lui consentit quelques explications :

« La résistance magique est une propriété physiologique des individus. Plus elle est élevée, moins le corps accepte la magie. Pour nous autres Magivers, elle est extrêmement basse et tous nous Sortobjets sont calibrés sur cette résistance magique – c’est la raison pour laquelle les étrangers ne peuvent pas les utiliser sans risquer leur vie. Ici en revanche, nous modifions nos traitements en fonction de la résistance magique de chacun pour être plus précis…

— Où est le problème dans ce cas ?

— Votre ami est au-delà des limites raisonnables. Si l’on utilise une potion de vitalité ou un sortilège de réveil, le corps de votre ami la sentira rentrer et réagira très violemment. Il en mourra.

— Vous n’avez pas de solution ?

— J’en vois deux principalement : soit nous continuons de le nourrir par télénutrition et il restera inerte jusqu’à la fin, soit nous tentons une déflagration magique.

— Une déflagration magique ? C’est quelque chose de radical, non ?

— Le principe est de prendre le corps par surprise. Huit ou neuf fois sur dix malheureusement, c’est la mort. Et même quand c’est réussi, ajouta tristement Februs, il y a tout de même un inconvénient : le soin par déflagration inonde le patient de magie et ensuite la magie reste en lui à vie. C’est elle qui le fait vivre. Donc…

— Ernie ne pourrait plus jamais sortir du Nordaire, compléta Perto.

— Exactement. Je pense qu’il faut que vous preniez le temps de la réflexion. »

Le Géant était trop soucieux pour s’étonner d’entendre Februs conseiller la circonspection. Il se mit à réfléchir à voix haute comme il lui arrivait parfois (au grand dam des lecteurs de sa bibliothèque).

« Voyez-vous, disait-il sans regarder le docteur, je sais parfaitement qu’Ernie préférerait tout plutôt que de rester inconscient toute sa vie. Mais en même temps, je sais qu’il aurait beaucoup de mal à vivre sans sa famille. Et sa famille – je vous le dis car je le sais – ne pourrait jamais venir au Nordaire pour lui rendre visite. Même une correspondance épistolaire est inenvisageable. Vous n’auriez pas une troisième solution ? »

Perto avait posé cette dernière question sans lever les yeux. Pourtant, Februs y répondit par l’affirmative :

« Si l’on appelle tout et n’importe quoi "solution", j’en connais peut-être une qui pourrait convenir.

— Dites-la-moi ! pressa Perto.

— Il faut que vous promettiez de ne jamais dire que c’est moi qui vous en ai parlé, dit Februs en baissant la voix.

— Tout ce que vous voudrez.

— Bien, tous mes collègues ne sont pas aussi ouverts que moi à propos du libérisme. Je connais, par la rumeur seulement, précisa-t-il avec empressement, une libérienne qui exerce la magie douce. (Il accompagna ces derniers termes d’une grimace de circonstance.) Je ne vais pas dire que ça marche, mais il arrive qu’elle obtienne des résultats… improbables, disons. Pour votre ami, je crois que c’est encore le moins pire. »

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