Chapitre 16 : La magie douce

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Trois heures plus tard, Perto frappait à la porte d’une grande bâtisse construite dans le quartier le plus haut perché de Montane, où était recluse la minorité libérienne de la capitale. La porte s’ouvrit brusquement sur une petite vieille femme dont la chevelure brillante semblait tout droit sortie d’un argentier.

« Bonjour ! s’écria-t-elle sans parvenir à lever la tête jusqu’à voir Perto dans les yeux. Je présume que vous êtes le Géant qui accompagne Monsieur Thiry.

— C’est bien moi, enchanté, je m’appelle Perto.

— Enchantée, Malecura. Februs m’a amené votre ami il y a une heure. Mais entrez, entrez ! Vous êtes déjà assez en retard comme ça !

— Pardonnez-moi, j’ai eu du mal à trouver à cause de la nuit. » s’expliqua Perto alors que la vieille libérienne était retournée dans sa salle-à-manger sans l’écouter.

L’intérieur de la maison de Malecura était suranné et surchargé. Des lustres et des moulures crépissaient les plafonds ; des meubles massifs en bois sombre, bourrés de bibelots et de dentelles, pendaient à tous les murs ; d’innombrables tables, chaises, guéridons et tabourets empêchaient d’aller droit et, pour éviter la sobriété, un enchevêtrement de tapis et paillassons s’étalait sous les pieds. Seuls les escaliers, où Perto suivit la guérisseuse sur trois étages, étaient à peu près désencombrés.

« Voici notre homme ! » pépia Malecura en ouvrant une porte parmi quatre.

Perto pénétra dans la chambre et la découvrit très aérée. Les fenêtres n’étaient pas cachées par des penderies, le lit et la table de chevet ne croulaient pas sous les fioritures, et le parquet, clair et ciré, n’était pas recouvert d’une immonde carpette.

« Nous n’avons pas eu le temps de réaménager cette chambre convenablement, commenta Malecura. Il faut dire que nous avons été un peu pris au dépourvu quand votre ami est arrivé. (Elle désigna Ernie, allongé sur le lit comme à l’hôpital central.) Enfin, comme je dis toujours, ce qui compte c’est la rapidité ! Nous ne voulions pas attendre de trouver une armoire pour accueillir un malade…

— Vous avez bien fait, approuva Perto. Quand vous dites "nous", de qui parlez-vous ?

— De mon mari et de moi-même. Gotius était professeur d’îlien classique mais maintenant qu’il est à la retraite, il s’occupe avec moi des malades. Rassurez-vous, précisa la vieille femme, il ne s’occupe que de la partie matérielle – surtout de la cuisine et de la comptabilité en fait.

— Et pour Ernie, que pensez-vous faire ?

— Ah oui, Monsieur Thiry ! Ceux du Central ne se sont pas trompés dans leur diagnostic pour une fois : il a été victime d’hypothermie. Comme vous pouvez le voir, dit-elle en montrant la table de chevet sur laquelle de nombreux pots diffusaient des fumées suspectes, j’ai opté pour un soin de stimulation par décantation et je l’ai commencé tout de suite. En matière de magie douce, la rapidité est capitale ! D’après mon expérience, j’espère une rémission totale et indolore.

— Combien de temps cela va-t-il prendre ? demanda Perto en jetant un regard dubitatif aux décoctions multicolores qui empuantissaient l’air.

— Je n’en ai aucune idée.

— Vous pouvez bien me donner un ordre de grandeur… Vous venez de dire que vous avez une certaine expérience.

— Certes, concéda Malecura, j’ai déjà eu des cas similaires mais cela ne m’a pas renseignée sur la durée de la guérison : pour le premier, il a fallu deux ans et pour le deuxième trente minutes. Quant au dernier, il est ici depuis cinq ans ! Vous savez, Monsieur Perto, je ne prétends pas commander à la nature, moi. J’utilise simplement les plantes qu’elle me donne pour faciliter son travail. »

Perto se retint de lever les yeux au ciel : il n’avait pas souscrit à un abonnement pour tisanes curatives !

« Vous n’avez rien à me dire de plus ? demanda la guérisseuse en fronçant ses sourcils argentés au-dessus de ses yeux verts.

— Non…

— Même pas à propos de lui ? Je n’aime pas qu’on me prenne pour une idiote, vous savez. »

Le Géant fit semblant de ne pas comprendre. Si Malecura avait des doutes sur le peuple auquel appartenait Ernie, il valait mieux ne rien dire. De son côté, la vieille femme hocha la tête avant de revenir à des considérations plus terre-à-terre :

« Vous avez soupé ?

— Non.

— Alors vous mangerez avec nous. Vous resterez bien quelques jours pour soutenir votre ami, non ? C’est très important, vous savez.

— Oui, oui. » répondit Perto qui n’écoutait déjà plus, trop absorbé par le visage fermé d’Ernie.

Perto demeura sous le toit de Gotius et Malecura cinq jours avant de se résoudre à partir. Pendant ces cinq jours, il resta auprès du corps immobile de son ami, aussi impuissant qu’une mouche engluée dans une toile d’araignée. Rien. Il ne pouvait rien faire et ne voulait rien faire. La seule chose qu’il avait méritée, c’était d’être là, assis par terre comme un cabot. Tout était de sa faute, il avait agi de la pire des manières et son petit Ernie avait trinqué. Le Géant faillit même se jeter par la fenêtre quand Ernie poussa un hurlement de douleur qui réveilla tout le quartier.

Après cette période qu’il passa à se morfondre, Perto décida enfin que, sa présence ne changeant rien à la santé d’Ernie, il valait mieux qu’il s’en aille. Seul, il continuerait l’œuvre que le gamin avait commencée. Seul, il parcourrait Magninsule jusqu’à trouver suffisamment de témoins pour le Suprême Conseil.

Le matin ironiquement ensoleillé où il partait, le Géant avait prévu de repasser seulement embrasser Ernie après le petit-déjeuner. Finalement, il resta encore une grosse heure avant de trouver la force de déposer un baiser sur le front d’Ernie et de s’en aller pour de bon.

***

La première fois qu’il reprit conscience, Ernie ne voyait rien, n’entendait rien et ne ressentait aucune partie de son corps. Il se crut mort mais n’eut pas le loisir de s’en inquiéter car immédiatement après, il était de retour dans son sommeil sans rêves.

La deuxième fois dura plus longtemps. Toujours incapable de bouger, Ernie retrouva l’ouïe et l’odorat. Près de lui, il y avait une respiration puissante et régulière ponctuée de frottements et de grincements. D’étranges odeurs lui parvenaient aussi. Elles étaient agressives comme celle du sirtaqué mais beaucoup plus variées et détestables. Malgré tout, ces relents eurent un mérite : ils firent comprendre à Ernie qu’il n’était pas mort car, dans tout son catéchisme, on ne l’avait jamais mis en garde contre la puanteur de l’au-delà.

Jamais deux sans trois, songea-t-il en se réveillant encore. Au rythme où progressaient ses sensations, Ernie espérait recouvrer la vue. Pourtant, il ne ressentit aucune différence avec la fois précédente : il entendait toujours la respiration voisine, les senteurs nauséabondes l’assaillaient avec autant de vigueur qu’avant, mais rien de plus. Pétrifié, il craignit d’être prisonnier de cette immobilité quand, petit à petit, il eut le plaisir de sentir à nouveau certains membres : la main gauche et le pied droit. La sensation s’intensifiait et gagnait du terrain. Bientôt, croyait-il, il sentirait tout son corps. Cependant, il fut détrompé : à force de grandir, la sensation se révéla être celle de la douleur. Une douleur toute pure, sans picotement ni démangeaison. Juste une douleur croissante qui irradiait sans cesse plus fortement. Et lui qui ne pouvait pas bouger ni appeler à l’aide ! Était-on en train de lui scier un membre ? Il fallait arrêter immédiatement ! Enfin, alors qu’il allait défaillir, Ernie entendit un cri glaçant. Puis plus rien.

La quatrième fois, Ernie eut peur. Il préférait encore mourir que de connaître cette torture à nouveau. Mais il fut vite rassuré, accueilli par le confort doux et tiède de couvertures qui grattaient un peu et par une drôle de sensation humide sur le front. Il ouvrit les yeux et reconnut la silhouette de Perto qui sortait par une porte trop petite pour lui.

« Perto ? » murmura-t-il avec une voix qui ne semblait pas lui appartenir.

Le Géant se figea. Un instant après, il étreignait Ernie à lui faire craquer les côtes. Il n’avait jamais fait montre d’autant de bonheur donc Ernie prit sur lui en gémissant. Quand Perto s’écarta enfin, ses pommettes luisaient.

« Tu pleures ? demanda Ernie malgré les protestations de ses cordes vocales abîmées.

— Moi ? Jamais ! répondit le Géant en passant une manche sur son visage. Et toi ? Tu n’as pas mal ? »

— Non, à part là. »

Ernie désignait sa gorge, regrettant déjà d’avoir répondu avec des mots. Qui avait utilisé sa voix en son absence ?

« Je demanderai à Malecura – la Magivère qui te soigne – mais à mon avis, c’est à cause du cri que tu as poussé l’autre nuit. La police a débarqué en croyant qu’il y avait eu un meurtre ! »

Ernie eut froid dans le dos en se souvenant du hurlement qu’il avait entendu avant de reperdre connaissance. Ce son était sorti de sa bouche ? Pas étonnant qu’il ait désormais l’impression d’héberger une colonie d’oursins au fond de sa gorge !

Ensuite, Perto n’arrêta plus de parler. Il demandait pardon à Ernie et il se réjouissait de son retour à la vie et il demandait pardon et il se réjouissait…

« J’interromps quelque chose ? demanda soudain une vieille femme qui ne pouvait être que la guérisseuse Malecura.

— Excusez-moi, dit le Géant tout contrit. J’aurais dû vous avertir.

— Vous auriez surtout dû éviter d’alarmer toute la maisonnée ! Il y a des malades, ici, je vous rappelle. Déjà que certains ne se remettent pas du beuglement d’hier. Allez, sortez, il faut que je m’entretienne avec mon patient ! »

Ernie se retrouva seul avec la vieille femme à la toison argentée et au nez pointu. Malgré l’état de sa gorge, il voulut s’excuser immédiatement :

« Pour le beuglement…

— Ne vous inquiétez pas, coupa-t-elle en entendant qu’il n’avait plus de voix. Je sais bien que vous n’avez pas beuglé exprès. Le grand dadais vous a expliqué certaines choses ? »

Ernie agita la tête : le grand dadais avait beaucoup parlé mais peu expliqué.

« Allons bon ! Quand votre ami est arrivé à Montane, il vous avait pris sous son manteau – à mon avis, c’est sa chaleur corporelle qui vous a sauvé la vie. Là, les médecins de l’hôpital central vous ont pris en charge. Ils ont attendu que Perto se réveille pour lui demander son avis sur le traitement à employer et ils ont mesuré votre taux de résistance magique. »

Ernie écarquilla les yeux.

« C’est une donnée médicale sans importance pour ce qui nous concerne, éluda Malecura. Ce qui compte c’est que, incapables de vous soigner, ceux du Central vous ont envoyé ici. J’ai donc mis tout mon savoir-faire à votre service et je vous ai soigné. »

Ernie croyait les explications terminées mais la vieille femme se lança dans une longue démonstration qui prouvait que sa magie – la magie douce – était bien meilleure que la magie des autres – la magie incantatoire. Finalement, il retint de son long discours qu’elle le comparait à une brique que les médecins avaient essayé de plier par la force là où elle-même avait immergé la brique pour la ramollir. Il trouvait la métaphore malheureuse mais au moins, il comprenait l’idée.

« Maintenant, dit Malecura, donnez-moi votre main. »

Ernie présenta donc sa main droite.

« La gauche, s’il-vous-plaît. »

Il la lui tendit et, alors qu’elle la prenait entre les siennes, toutes ridées, il s’aperçut qu’il avait perdu son auriculaire et la dernière phalange de son annulaire. Un borborygme jaillit d’entre ses lèvres, trop plein d’étonnement, de colère et de tristesse pour vouloir dire quoi que ce soit.

« Arrêtez d’utiliser votre voix ! Vous ne vous étiez pas rendu compte que vous aviez perdu des phalanges ? Je suis désolée pour vous mais c’est la faute de votre ami selon moi : il a dû laisser traîner votre main et votre pied en-dehors de son manteau. »

Son pied aussi ? Ernie sut instinctivement qu’il s’agissait du droit : la douleur qu’il avait ressentie provenait de là et de sa main gauche, ce ne pouvait pas être une coïncidence. Il sortit donc sa jambe de sous les draps et examina lui-même l’ampleur des dégâts.

« Rassurez-vous, j’ai déjà vu bien pire, déclara Malecura. Vous n’avez pas perdu grand-chose : il vous reste trois orteils dont le plus gros, c’est l’essentiel. Vous marcherez sans trop de problèmes, d’autant que Gotius a déjà bricolé vos bottes pour éviter que vos orteils ne dévissent. Pour votre main aussi vous avez eu de la chance. A peine un doigt en moins, vous verrez surtout ça comme un souvenir. »

Ernie se mordit les lèvres pour ne rien répliquer. Il ne voulait pas insulter une Magivère âgée qui lui avait sauvé la vie ni compromettre l’avenir de ses cordes vocales pour des futilités.

« En tout cas, récapitula Malecura, je crois que l’ajout de fraises crénelées dans le filtrat de virominthe a été très bénéfique. Vous n’avez pas souffert, n’est-ce pas ? »

En voyant l’air furieux d’Ernie elle précisa aussitôt :

« Je veux dire : à part au moment où vos membres congelés ont été rejetés, vous n’avez pas eu l’impression de souffrir pendant cinq jours ? (Ernie fit signe que non.) Vous ne ressentiez pas comme un éléphant assis sur votre poitrine ? (Non plus.) Tant mieux, c’était hélas ce que ressentaient les patients précédents. Comme quoi, la fraise crénelée, c’est excellent ! »

Lorsque la vieille comique s’absenta enfin, Perto prit sa place dans l’instant. A nouveau, il se perdit en célébration joyeuse et en contrition pathétique jusqu’à ce qu’une idée lui traverse l’esprit :

« J’y pense, nous sommes samedi ! Et demain, c’est la finale de Zauberballe. Et ensuite, il y aura la nouvelle bibliothèque municipale ! Il paraît qu’elle est incroyable. Et surtout, il y a des tonnes de livres que je voudrais te faire lire… Ah et l’Académie aussi, le Parlement, la manufacture Dévôges… »

En parlant, Perto avait des étoiles dans les yeux. Pendant presque une demi-heure, il évoqua tour à tour toutes les grandes institutions de Montane. Certaines donnaient très envie à Ernie, à commencer par l’arène où se pratiquaient les principaux sports magiques, tandis que d’autres le laissaient beaucoup plus froid, comme la flopée de musées que Perto énumérait.

Il fut enfin sauvé par l’irruption d’un vieux Magiver aux joues de bébé qui portait un plateau sous cloche.

« Et voilà un bon repas pour se remettre sur pieds ! annonça-t-il fièrement. Je suis Gotius, le mari de Malecura.

— Ernie…

— Chut ! Ma femme m’a dit pour votre extinction de voix. Vous avez déjà trop parlé. Je vous ai réchauffé les restes d’hier soir car le repas de midi n’est pas encore prêt et ma femme a précisé que c’était urgent. »

Gotius déposa le plateau sur la table de chevet et découvrit un repas consistant.

« Une salade verte d’hiver avec des croûtons de pain et des lardons, une purée Marie-Louise avec des épinards à la crème et la fin du rôti de sanglier – désolé, c’est vraiment la toute, toute fin – et puis du morbier et une pomme. Et je vous ai ajouté une tisane avec du miel pour votre voix. »

D’un grand sourire, Ernie remercia le cuisinier qui s’éclipsa en disant à Perto :

« Quant à vous Monsieur, ma femme vous dit de laisser votre ami au calme jusqu’à ce soir. »

Perto râla un peu mais obéit de sorte qu’Ernie put manger en paix. Quand il eut fini, il ressentit l’étrange besoin de dormir à nouveau et s’accorda une sieste. Sans doute sa période d’inconscience n’avait-elle pas reposé son corps comme une bonne nuit de sommeil ou peut-être les discours de Perto avaient-ils été particulièrement éprouvants. Ernie hésitait encore entre ces deux explications quand il s’endormit.

Dans son sommeil, il rêva enfin. De son frère à califourchon sur Carotte, des captistes cachés dans une forêt, des Magivers qui jouaient à la balle au camp en lançant des sortilèges…

A son réveil, la lumière du milieu d’après-midi l’attira vers les deux fenêtres de sa chambre. Il regarda et il vit : Montane. Montane dans toute sa splendeur, illuminée par le soleil et la neige, lovée au fond d’un grand cirque glaciaire au milieu duquel s’étendait un lac gelé. Même Togorville ne pouvait pas rivaliser avec ce joyau caché au plus haut du Massif de l’Est.

Les maisons de Montane étaient toutes forgées dans le même style : des murs pastel et des colombages, des toits pentus avec des tuiles d’argile, des volets percés de motifs discrets. Les seuls bâtiments qui ne respectaient pas cette norme étaient les monuments de l’île qui émergeait du milieu du lac. C’était là sans doute que se trouvaient les principales institutions de Montane.

Dans les détails, Ernie aperçut enfin ce qu’il cherchait : des traces de la magie. Certaines étaient discrètes telles l’absence de cheminées sur les toits ou la régularité de la couche de neige mais d’autres sautaient plus aux yeux comme les portails à chaque coin de rue dans lesquels apparaissaient et disparaissaient des Magivers. La seule exception était le quartier dans lequel se trouvait Ernie où des cheminées fumaient à plein régime et où la neige des jours passés avait été entassée avec les moyens du bord. Ernie comprit alors qu’il était dans le quartier libérien de la capitale.

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