Chapitre 17 : La vraie magie
Le lendemain matin, Ernie se réveilla à l’aube et attendit d’entendre du bruit aux autres étages pour se lever et descendre dans la salle-à-manger. Lorsqu’il y parvint, il la découvrit pleine à craquer de meubles et comprit ce que Malecura signifiait quand elle parlait d’avoir un éléphant sur la poitrine. Celle-ci était déjà attablée avec son mari et Perto qui était assis directement sur l’amoncellement de tapis recouvrant le sol.
Ernie s’installa et salua ses hôtes à voix basse.
« Ah, il me semble que vos cordes vocales vont déjà mieux, dit Malecura en tournant une page de son journal.
— Oui, c’est grâce aux tisanes de votre… commença Ernie en parlant toujours bas.
— Quelle bande d’hypocrites, ces gratte-papiers de misère ! tonna soudainement la vieille femme. Écoutez-moi ça : …Il n’y a pas un Magiver qui n’ait pas déjà un pronostic sur l’issue de la rencontre de dimanche… et plus loin …ainsi, parmi les Magivers standard, 87% disent s’attendre à un niveau technique extraordinaire… Et nous, nous sommes quoi ? Des Magivers de second choix ? Des chèvres qui marchent sur deux pattes ?
— Arrête de te faire du mal, soupira Gotius en empilant sa vaisselle avec celle de sa femme. Tu avais dit que tu ne lirais plus ce fichu canard.
— Non mais avoue qu’ils tiennent la palme quand même ! Sérieusement, un niveau technique extraordinaire ? De qui se moque-t-on ? Ils utilisent des formules pour asservir la magie et ils s’extasient que ça marche ! Ils n’ont aucun sens de la réalité. Affligeant !
— Tu t’énerves pour rien, dit encore le vieux cuisinier-comptable.
— A croire qu’ils font exprès pour ne pas voir la vérité. C’est quand même phénoménal ! »
Gotius haussa les épaules et débarrassa la table avant de se réfugier dans sa cuisine. De son côté, Malecura déchiqueta le malheureux journal avec rage et le jeta derrière elle, dans une cheminée en faïence où ronflait un bon feu.
S’ensuivit un silence interminable que Perto voulait abréger au maximum en avalant son petit-déjeuner le plus vite possible. Ernie l’imita un temps puis, songeant qu’il ne reviendrait plus jamais chez Malecura et son mari, il osa poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis qu’il avait appris l’existence des libériens :
« Il y a quand même un truc qui m’interpelle : vu de l’extérieur, ça a l’air sacrément utile, la magie. Pourquoi choisissez-vous d’être libérienne ? »
Perto fusilla Ernie du regard et Gotius laissa échapper une fourchette qui résonna contre le carrelage de la cuisine. Malecura observa Ernie comme pour comprendre ce qu’il avait entendu exactement par sa question :
« Ah, mon pauvre, heureusement pour vous que vous avez encore l’excuse de la jeunesse, soupira-t-elle enfin. Mais pour votre gouverne, on ne choisit pas d’être libérien ! Je suis libérienne parce que je crois ce que je dis ! Je crois que la magie n’est pas faite pour faire cuire des œufs plus vite ou pour éviter d’avoir à marcher sur plus de quinze pas ! Je crois que les Magivers qui domestiquent la magie agissent mal, qu’ils se dotent de pouvoirs qui ne sont pas les leurs et qu’ils jouent aux apprentis sorciers. Si Gotius et moi n’y croyions pas, nous habiterions dans le centre de Montane, nous irions assister à des rencontres de leurs foutus sports, notre fils nous parlerait… »
La vieille femme se tut. Elle avait montré une facette très intime de sa personnalité en parlant de son fils, Ernie en était parfaitement conscient. Il lui en était même reconnaissant car cette confession lui permettait de mieux comprendre jusqu’où l’habitait sa conviction libérienne : comme son frère Julien, Malecura était convaincue de ses opinions jusqu’à la moelle.
Quand Ernie et Perto sortirent, le Géant demanda immédiatement :
« On peut savoir ce qui t’a pris de poser une question pareille ?
— Ce n’était pas ma question qui était indiscrète, se défendit Ernie. C’est elle qui a choisi d’évoquer son fils qui ne lui parle plus.
— Et alors ? Tu te rends compte que c’est une question politique ici ?
— Oui, je m’en rends compte et c’est justement pour cela que je m’y intéresse. C’est tout le but de notre voyage, non ?
— Mais ne fais pas les choses avec la subtilité d’un môme de cinq ans ! rétorqua Perto. Maintenant, nous serons sacrément mal à l’aise avec Malecura et Gotius !
— Mais nous n’y retournerons pas puisque je suis en pleine forme !
— Si, tant que nous serons à Montane.
— Pourquoi ? demanda Ernie avec surprise. Tu as toujours fait en sorte qu’on ne passe pas deux nuits consécutives au même endroit pour éviter les Hylves ! Et tu as toujours dit qu’il fallait que je visite un maximum de lieux pour élargir mes horizons !
— Pas cette fois. Nous sommes dans une ville très peuplée et très sûre grâce à la magie, les captistes ne nous attaqueront pas ici, surtout s’ils nous croient morts. Quant à ce qui est de te faire découvrir de nouvelles choses, tant pis.
— Tant pis ? Mais nous sommes dans le seul quartier où il n’y a pas de magie ! s’insurgea Ernie alors qu’ils sortaient justement du quartier libérien.
— Tu vas en voir toute la journée, de la magie. Et puis…
— Et puis quoi ? s’enquit Ernie en songeant qu’il tenait là le fin mot de l’histoire.
— Et puis c’est gratuit, avoua Perto. Malecura m’a fait payer une certaine somme d’argent pour te soigner potentiellement pendant des mois. Le contrat, c’était que s’il n’y avait pas assez, elle mettrait au bout mais que s’il y avait trop, elle garderait le superflu.
— Et comme j’ai été très rapide à me réveiller grâce aux fraises crénelées, elle a été payée largement trop et elle nous offre le gîte et le couvert gratuitement en échange ?
— Voilà. »
Ernie prit acte de la situation. Jusqu’alors, Perto s’était montré économe avec l’argent que le Suprême Conseil leur avait alloué mais ce n’était que par prudence et par nature car il avait toujours dit que cet argent suffirait amplement. Désormais, les choses avaient changé, l’argent ne tomberait plus du ciel.
A travers Montane, Ernie observait tout avec attention : les allées et venues des Magivers, les traîneaux autotractés, les devantures des boutiques, les façades des maisons… tout. Le plus souvent, il n’était pas difficile de comprendre comment fonctionnait ce monde mais parfois Ernie demandait confirmation à Perto des hypothèses qu’il formulait. Ainsi, pour les téléporteurs, il avança :
« Les encadrements de porte vides, ils permettent de voyager à travers Montane, n’est-ce pas ?
— Oui, ce sont des téléporteurs personnels à courte distance, T.P.C.D. pour les intimes.
— Justement, je me demande : comment le Magiver fait-il pour choisir dans quelle porte il veut reparaître ? Que se passe-t-il si deux Magivers vont au même endroit en même temps ?
— Tous les téléporteurs ne sont pas reliés ensemble, expliqua le Géant. Ils sont à sens unique et une entrée donne toujours sur la même sortie. Donc deux Magivers ne peuvent pas déboucher au même endroit en même temps. En fait, il y a une grande salle de triage dans laquelle donnent toutes les entrées, et depuis la salle de triage, on prend une autre porte pour sortir où on veut. Et en plus, il y a des téléporteurs à longue distance reliés à toutes les salles de triage du Nordaire.
— Mais alors, déduisit Ernie, un Magiver peut traverser le Nordaire en une minute tandis que nous mettons trois mois !
— Oui. Pour eux c’est très commode. Mais, ce n’est pas le plus intéressant dans la magie, reprit Perto en souriant. Aujourd’hui, c’est le Zauberballe que tu vas découvrir et il faut que tu connaisses les règles ! Alors pour commencer, il y a deux équipes avec quinze Zaubereurs et cinq joueurs de champ… »
Pendant les quinze minutes de marche suivantes, le Géant entreprit donc d’enseigner à Ernie les règles nombreuses du Zauberballe. Mais Ernie se trouva vite noyé par les explications qui concernaient des sorts qu’il n’avait jamais vus et qu’il peinait même à se représenter. C’est pourquoi il ne commença à comprendre vraiment le jeu qu’une fois installé dans les gradins.
Le stade, bâtiment central de Montane, était une gigantesque arène dans laquelle se massaient des centaines de milliers de Magivers fondus de Zauberballe. Les spectateurs en étaient tellement fous qu’Ernie crut être à l’asile. Ils criaient, ils chantaient, ils se levaient, ils battaient des mains, ils insultaient l’arbitre, ils s’injuriaient mutuellement. A la fin, certains en arrivèrent même à s’étriper, vainqueurs contre perdants.
Pour autant, Ernie fut loin de garder un mauvais souvenir de cette rencontre sportive entre le Rapissanius de Montane et le Cophéen Olympische. Non, il n’oublierait même jamais ce qui s’était passé sur le terrain entre les deux équipes qui, à coups de pieds, de mains et de sortilèges, s’étaient battues l’une contre l’autre pour faire tomber une balle grosse comme la tête dans le trou abyssal qui servait de but à chaque camp. Ernie se rappelait notamment une figure acrobatique d’un Olympien où le stade entier avait retenu son souffle… Il en bassina Perto tout le reste de la journée, sauf pendant l’office religieux qui le tint bouche cousue une petite heure.
Arrivé devant chez Malecura, le Géant précisa à Ernie :
« On est d’accord que tu sauras tenir ta langue ?
— Tu crois ? ironisa Ernie en imaginant la tête de Malecura si elle l’entendait détailler la litanie de sorts inutiles qui avaient été employés en une seule matinée.
— Je suis sérieux, insista Perto. Je sais que tu n’apprécies pas Malecura mais il faut la respecter un minimum. Il faut que tu sois poli.
— Mais je ne peux pas la supporter ! Elle est toujours sûre de savoir tout sur tout et elle se comporte comme une reine ! Je n’y peux rien, moi, si nos personnalités ne sont pas compatibles.
— Il ne s’agit pas de compatibilité mais de savoir-vivre. Je te connais depuis que tu as quatre ans, Ernie. Tu es toujours le dernier à te mêler aux disputes alors tu ne vas pas te sentir pousser des ailes face à une vieille femme, non !
— Elle m’a dit que les doigts que j’ai perdus me feraient un souvenir ! Ce n’est pas suffisant pour me mettre un peu en colère ? s’écria Ernie en exhibant sa main abîmée.
— C’était une mauvaise plaisanterie. Elle t’a sauvé la vie, tu pourrais avoir un peu de gratitude. »
Ernie grimaça. Elle lui avait sauvé la vie, certes, mais il faudrait bien des efforts pour supporter son ton prétentieux et ses remarques sèches sans broncher. La méthode qu’il trouva pour y parvenir fut de penser que Malecura avait un bon fond puisqu’elle avait un mari si généreux et qu’elle s’émouvait tellement de la perte de son fils. Il essaya aussi de ne pas l’écouter quand elle parlait pour ne pas être tenté de répliquer. Ces deux techniques lui permirent d’éviter le conflit.
Le lendemain, Perto rayonnait et ce n’était pas seulement grâce à la retenue dont Ernie avait fait preuve à l’égard de leur hôtesse : le Géant jubilait à l’idée de découvrir la Bibliothèque nationale de Montane qui avait été entièrement reconstruite quelques années auparavant. Ernie en entendit parler pendant tout le trajet.
Le nouveau bâtiment se situait à la même place que l’ancien, au bout de l’île centrale de Montane mais :
« Qu’est-ce qu’elle a changé ! C’est incroyable ! Elle est méconnaissable ! Tu as vu les colonnes ? Et le fronton ? Ce doit être du marbre !
— Ou du stuc, tempéra Ernie qui ne voyait aucune ressemblance entre le matériau utilisé et le marbre.
— Du stuc, du stuc ! Tu en as de bonnes ! C’est du marbre. Ah, et puis les fenêtres ! C’est monumental, elles sont aussi hautes que les colonnes. Tu imagines la taille de la pièce ?
— Je me demande surtout si c’est bien prudent de faire entrer autant de lumière dans une bibliothèque. Ce doit être dangereux pour la conservation du papier…
— Mais non andouille ! répliqua Perto en montant les marches. Des sortilèges atténuent la luminosité. A l’intérieur, il doit faire relativement sombre. »
Ernie voulut répondre que si c’était pour retenir la lumière du jour, mieux aurait valu faire de petites fenêtres mais il ne dit rien pour ne pas être trop rabat-joie.
A l’intérieur, le Géant n’osa plus rien dire mais Ernie devina qu’il était très satisfait car lui-même ne pouvait qu’admirer l’endroit. Il se sentait comme un aventurier dans une jungle touffue : la lumière était comme tamisée par une invisible canopée, les grandes étagères en bois exotique s’élevaient comme des troncs élancés, et les livres, aussi chamarrés que des perroquets, voletaient en agitant leurs pages, seulement guidés par les demandes des bibliothécaires.
Quand Ernie atteignit les tables de travail, Perto lui commanda de s’y asseoir et revint quelques temps après avec deux gros ouvrages.
« On va commencer avec ceux-là. Je vais te sélectionner les passages que je voudrais que tu lises et ensuite ce sera à toi de jouer. »
Sur ces mots, le Géant prit le premier livre et repéra trois chapitres à l’aide de marque-pages. Le volume, plus lourd qu’une bûche, était intitulé De Libérius à nos jours : petite histoire du grand débat de la légitimité magique.
« Petite histoire ? chuchota Ernie en fixant le pavé que Perto posait devant lui.
— Oui, l’auteur a aussi fait une version en treize tomes. Cela prouve bien que c’est un thème crucial dont tu dois connaître les principaux enjeux. Je te marque les chapitres à lire des Savoirs fondamentaux de la théorie de Popius et Carne et je reviens avec des œuvres sur d’autres sujets. »
Le Géant s’exécuta en quelques instants et s’en alla vers les délicieux horizons de la Bibliothèque nationale. Ernie pouvait voir des étoiles briller au fond des yeux de son ami tellement il était béat. On aurait dit un gamin sous un arbre à friandises. Ernie revint toutefois à sa réalité à lui : deux bouquins sur la magie nordienne qui promettaient d’être assommants au possible.
Pourquoi n’y avait-il pas de finale de Zauberballe le lundi également ?
Au dîner (un potage aux légumes d’hiver, une choucroute et de la compote de pommes à la cannelle), Perto et Gotius monopolisèrent la parole. Le premier s’ébahissait des splendeurs de la Bibliothèque nationale tandis que le deuxième abondait toujours dans le même sens, ajoutant des détails relatifs au rayonnage d’îlien classique. Ils n’eurent qu’une divergence, qu’Ernie avait parfaitement anticipée, à propos des livres en eux-mêmes :
« C’est tout de même regrettable, disait Gotius, qu’ils se soient sentis obligés de faire de tous les livres des Sortobjets. Les faire voler… ce n’était peut-être pas nécessaire. (Malecura toussota à dessein.)
— Mais avouez que c’est rudement pratique que leur papier brille tout seul, objecta Perto.
— Moui, une lampe fait aussi bien l’affaire. Mais n’en parlons pas plus, ajouta le professeur retraité, je crois que c’est un terrain glissant. »
Sur ces mots, Ernie crut que la discussion à propos de la bibliothèque était finie mais les deux hommes la continuèrent jusque bien après son coucher. Seulement, ils eurent la sagesse qui manquait tant à Malecura : ils ne dirent plus un mot sur la magie.
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