Chapitre 18 : Effraction

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Le panel de livres que Perto sélectionnait n’avait ni queue ni tête : plus que jamais, Ernie avait l’impression de lire tout et n’importe quoi. Entre Somme des constitutions draconniques qui traitait de l’hésitation des Dragons entre le parlementarisme et le présidentialisme et Trajectoires économiques contemporaines de la Granicie et des Horsylves qui décrivait la spectaculaire reprise économique du royaume des Géants depuis la découverte de nouvelles mines d’or, Ernie se demandait si Perto ne cherchait pas à faire de lui une encyclopédie vivante.

Le quatrième jour de ce traitement, il n’en pouvait plus. Heureusement, le Géant lui fit lire un ouvrage dont le titre était alléchant : Après la Dernière Guerre, le sort de la Terre des Hommes. Dans les parties choisies par Perto, Ernie apprit ce qui était advenu de la Terre des Hommes à la suite du cataclysme qu’on nommait (quand on en parlait) la Dernière Guerre. Entre les lignes, il comprit que ce tragique événement avait poussé le Suprême Conseil à prononcer une peine incroyable à l’encontre des Hommes : une division quasi intégrale dont avaient seuls réchappé les nouveau-nés, déportés en Granicie, chez les Géants. Ernie comprit ainsi que lui-même et tous les siens descendaient directement de ces nourrissons élevés par les Géants.

Or, la naturelle curiosité d’Ernie était taraudée par un mystère que Perto tenait à ne pas dévoiler malgré les multiples interrogatoires qu’il avait subis à ce sujet : les causes de la Dernière Guerre ainsi que ses détails. En bref, Ernie voulait connaître le crime des Hommes. Pour faire céder son ami, il essaya une attaque de biais lors du trajet de retour vers le quartier libérien :

« C’est fou que notre Terre soit inhabitée depuis si longtemps désormais, déclara-t-il pour amorcer son propos. Je me demande à quoi elle ressemble maintenant…

— Sans vouloir t’attrister, répondit Perto, elle ne doit pas ressembler à grand-chose. C’est surtout du lierre sur des pierres, des champs devenus prés et des pâturages transformés en forêts.

— Tu crois que nous y retournerons quand même si le Suprême Conseil accepte de nous libérer ?

— Bien sûr, c’est le principe de la Reportation. Vous n’allez pas rester chez nous !

— Et donc ça veut dire que c’est toujours interdit aux autres peuples de s’installer sur notre Terre ou d’en exploiter les richesses ? demanda Ernie, satisfait du tour que prenait la discussion.

— Bien sûr ! Sinon, il y a belle lurette que les Hylves se seraient installés chez vous. C’est aussi la raison pour laquelle le Suprême Conseil a créé une commission spéciale pour s’assurer du respect de ces mesures. Tu as bien dû voir que l’auteur précisait que ces dispositions ont été âprement négociées par les Huit et par Miranda Vise.

— Oui, à ce sujet, je me disais que ce pourrait être intéressant pour moi… »

Ernie se tut car Perto l’avait tiré par le bras dans une ruelle adjacente, où il n’y avait pas un chat. Hélas, le Géant n’était vraiment pas naïf et Ernie comprit qu’il l’avait vu venir depuis le début.

« Tu me prends pour un idiot ? demanda Perto quand il fut sûr de ne pas être entendu par n’importe qui.

— Je…

— Tu sais que je déteste quand on essaie de me la faire à l’envers ? »

La question du Géant n’en était pas vraiment une. Ernie l’avait rarement vu en colère mais presque à chaque fois, c’était à cause d’un client qui avait cru faire passer une déchirure inaperçue. Il fallait donc jouer franc jeu.

« Tu n’arrêtes pas de me faire lire des choses barbantes alors que je sais que tout ce qui nous est arrivé vient de la Dernière Guerre…

— Je t’ai dit que ce n’était pas le moment ! dit Perto en haussant la voix.

— Mais c’est mon histoire, c’est notre histoire ! J’ai le droit de la connaître !

— Tu n’as le droit de rien du tout ! tonna le Géant. Tu n’as même aucune idée de ce que tu me demandes. Je te donne à lire ce qui est bon pour toi, un point c’est tout !

— Tu sais ce qui est bon pour moi maintenant ? Et c’est quoi au juste ? C’est m’enlever à ma famille en risquant de faire mourir ma mère de chagrin ou c’est me laisser crever dans un panier au milieu d’une tempête ? »

Les traits de Perto se crispèrent, il accusait le coup. Ernie ne lui avait jamais reparlé du Hochstenberg mais il se souvenait bien de la culpabilité que le Géant avait étalée pendant une demi-heure au réveil d’Ernie. Perto reprit pourtant sa fermeté très vite imposa le silence à Ernie rien qu’en fronçant les sourcils.

« Je t’assure que tu n’as pas du tout intérêt à me couper, Ernald Thiry, menaça-t-il tout de même pour faire bonne mesure. Il est hors de question que dise encore un mot à propos de ce qui s’est passé sur le Wehenlangplatz. J’ai été clair à ce sujet. En revanche, tu vas bien m’écouter parce que je ne me répéterai pas.

« Je veille sur ton petit matricule depuis le jour où tu es entré dans ma bibliothèque et pour ça, j’ai risqué de perdre mon gagne-pain. Et j’ai même largement mis ma vie en jeu quand j’ai interrompu la séance de Suprême Conseil. Tout ça pour quoi ? Pour te sortir du pétrin où tu t’étais mis en partie tout seul. Donc il me semble que je n’ai pas de raisons à te donner et que je suis en droit d’attendre de ta part une confiance aveugle.

« Et par ailleurs, j’aimerais que tu fasses un peu plus d’efforts de ton côté parce que tu n’es pas ici pour faire du tourisme ! Il y a des centaines de milliers d’Hommes qui triment comme des bêtes de somme sans savoir ce que signifie le mot "liberté" et toi, plus privilégié qu’un roi, tu voudrais bien en faire le moins possible en attendant que ça se passe ! Tu n’as que deux choses à faire et tu t’en fiches comme de ta dernière chaussette ! Apprendre tout ce qui te manque pour pouvoir faire face au Conseil, à quoi bon ? Convaincre des Îliens de témoigner, ça se fera bien tout seul ! Je t’ai dit que les Magivers seraient parmi les plus simples à persuader et je t’ai dit d’en profiter parce que ce serait plus difficile ensuite mais non, Ernald Thiry sait tout mieux que tout le monde !

« Eh bien, je ne te dis plus qu’une chose à présent : puisque tu es si sûr de toi et que la seule règle que je pose, tu trouves encore à la critiquer, continue sans moi ! Montre-moi comment tu t’en sors tout seul, je te regarde ! »

Ernie crut remonter le temps d’une décennie : à l’époque où, âgé de sept ans, il avait été découvert par Biblion qui lui avait passé un savon semblable et lui avait interdit de remettre les pieds dans la bibliothèque (ce qu’il n’avait pas fait évidemment). A ce moment-là, Ernie avait pleuré et sa mère l’avait consolé de s’être fait gronder par le méchant Biblion.

Cette fois cependant, Ernie était majeur, sa mère n’était pas là et Perto était le dernier Géant qu’on eût qualifié de « méchant ». Surtout, Ernie savait qu’il était dans ses torts et que son ami ne faisait que lui ouvrir les yeux sur la triste vérité. Il marmonna :

— Bon, d’accord, je ferai comme tu dis.

— Non ! Tu ne me dis pas "bon, d’accord" en détournant les yeux ! Tu me regardes et tu me dis… »

Le Géant ne finit pas sa phrase et attendit. Le mot brûlait les lèvres d’Ernie. Il avait envie de crier qu’il n’était plus un gamin, qu’il avait compris la leçon et qu’il serait plus assidu à sa tâche à l’avenir. Mais présenter ses excuses dans une situation aussi humiliante demandait de ravaler toute forme d’orgueil. Il fallait lécher la poussière.

« Pardon. Pardon, Perto. »

Le Géant soupira et lâcha :

« Bon, allons voir ce que Gotius nous a préparé de bon ! »

Ernie avait déjà constaté qu’une mauvaise journée dure généralement jusqu’au coucher. Celle-ci ne fit pas exception. En effet, l’excellent Gotius avait préparé une spécialité montanaise qui se révéla bien plus déplaisante que d’embrasser la terre.

« Et voilà ! annonça-t-il avec entrain. Des boulettes de Montane. Il y avait un rabais sur les vers aujourd’hui au marché alors j’ai sauté sur l’occasion. Vous verrez, c’est extrêmement nourrissant. »

Des vers ? Ernie se demanda si le cuisinier plaisantait. On faisait cuire les lombrics à Montane ? Mais quel était le sombre idiot qui avait vu un animal sans pattes ni tête sortir de terre et qui avait eu envie de le manger ?

Ernie tendit néanmoins son assiette. Il ne fallait pas préjuger du goût que les aliments pouvaient avoir, Bertrand le lui avait appris, et il avait souvent constaté que la nourriture était l’une des choses les plus surprenantes de la vie. Et puis, il ne voulait pas peiner Gotius qui avait la mine si réjouie.

Le Magiver lui servit une demi-douzaine de boulettes qui, bizarrement, ne fumaient pas. Elles devaient être à peine tièdes. Couteau en main, Ernie s’apprêtait à couper la première boulette quand Gotius l’arrêta :

« Ne l’ouvrez surtout pas ! Il faut la mettre en bouche tout entière. »

Ernie reposa donc ses couverts et, plein d’appréhension pour la saveur que pouvait avoir la chair d’asticot, il enfourna la boulette dans sa bouche. Gotius fit la même chose avec délectation, sa femme aussi. Ernie mordit, l’enveloppe se brisa et il sentit les vers se déverser dans toute sa bouche.

Et ramper. Ils n’étaient pas morts ! Ernie s’agrippa à la table pour ne pas tout recracher. Sa bouche grouillait d’êtres vivants. Il ne pouvait pas avaler ces choses-là ! Que feraient-elles une fois dans son estomac ? Allaient-elles se frayer un chemin parmi tous ses organes ? Ne risquait-il pas de se faire manger les yeux ou la cervelle ? Il n’y avait qu’une seule chose à faire : couper. Ernie se mit donc à mâcher, faisant exploser les vers les uns après les autres. A chaque mastication, ses ongles s’enfonçaient un peu plus dans la nappe à fleurs et ses yeux clignotaient pour ne pas couler. Enfin, il déglutit et se jeta sur son verre d’eau.

« Vous n’aimez pas ? s’enquit Gotius avec tristesse.

— C’est-à-dire que c’est extrêmement surprenant… »

Ernie n’alla pas plus loin : Perto avait également goûté et son teint verdâtre parlait pour lui.

« Vous finirez bien vos assiettes ? »

Il restait cinq boulettes à Ernie et le triple à Perto. Le pot de fleur fut donc bien nourri à chaque fois que Malecura et Gotius détournaient les yeux.

Les jours qui suivirent, Ernie prit son mal en patience et essaya de s’intéresser autant que possible aux lectures que lui donnait Perto. Il se mit aussi encore plus aux aguets qu’auparavant pour trouver un Magiver qui ait l’air de s’intéresser à la cause des Hommes mais, de ce côté-là, il fit chou blanc.

Enfin, le Géant annonça qu’il était temps de quitter la bibliothèque pour l’Académie magique. Ernie avait appris que l’Académie était l’institution où étaient convoqués tous les Magivers non-libériens de plus de soixante ans pour fabriquer de la magie. On prenait les plus âgés car, selon le modèle démographique approché de Popius et Carne, la puissance magique était proportionnelle au carré de l’âge des Magivers. L’Académie tournait à plein régime et fournissait la plus grande partie du budget de l’État nordien.

De l’extérieur, le bâtiment ressemblait à une version très agrandie, surtout en hauteur, de la Bibliothèque nationale. Perto déclara que c’était bien malheureux de n’avoir pas échangé les bâtiments même s’il comprenait que la réunion de milliers de Magivers prît plus de place que le stockage de livres. A l’intérieur, le hall cédait presque toute la place à un immense escalier dédoublé qui desservait de nombreux étages.

« Ah, ça c’est du marbre. » chuchota Ernie à Perto qui fit seulement une moue dubitative. Au bas de l’escalier, un long bureau en bois noir cachait trois secrétaires dont on discernait seulement les chignons piqués d’aiguilles. Quand Ernie et Perto passèrent devant, celle du milieu demanda :

« Vous désirez ?

— Nous venons observer le travail des…

— Pas d’observations, pas de visites ! coupa sèchement la Magivère. L’Académie n’est pas ouverte au public. Et encore moins aux touristes étrangers (elle désapprouvait clairement la taille prétentieuse de Perto).

— Nous avons une invitation.

— Une invitation ? On ne m’a pas avertie. Faites voir ! »

Elle tendit l’index et le pouce pour saisir la lettre de Telsius que Perto lui tendait et la parcourut en diagonale.

« Votre lettre est signée par le sage-président. Il n’a pas le droit d’autoriser des visiteurs. Il faudrait un député ou un ministre.

— Nous pouvons demander au député Tremolius, intervint la secrétaire de droite timidement.

— Tremolius ? répéta la première. C’est possible mais dans ce cas, allez le déranger vous-même. »

La deuxième secrétaire ne se le fit pas dire deux fois et, munie de l’invitation, elle se lança dans les escaliers interminables. Dix minutes plus tard, elle les redescendait avec un Magiver en manteau jaune qui souriait de toutes ses dents.

« Monsieur Perto et Monsieur Thiry, c’est cela ? Je suis Tremolius, à votre service.

— Merci de vous déranger pour nous, répondit Perto courtoisement.

— Pas de problème. Avant toute chose, je dois vous dire que je sais ce que vous faites ici. Tous les députés magivers le savent – ne vous inquiétez pas, c’est sous la garantie d’un sortilège de Garde-secret. La plupart considèrent que c’est une question secondaire mais je ne suis pas de cet avis et je suis même ravi d’apporter une pierre à votre cause. Suivez-moi. »

En parlant, le député entama la remontée des marches qu’il venait de descendre. Ernie demanda à mi-voix :

« Vous êtes favorable au retour des Hommes ?

— Effectivement, c’est ce que je viens de dire…

— Alors est-ce que vous pourriez témoigner au Suprême Conseil ? »

Tremolius s’arrêta et fit un sourire triste qui n’inspira rien de bon à Ernie.

« Désolé, je ne peux pas. Je suis député donc je m’exprime dans les votes de l’Assemblée, pas devant les organisations internationales.

— Mais vous pourriez parler en votre nom propre, comme simple Magiver.

— Non, je vous assure que ce serait mélanger les genres. Cherchez une personne lambda, c’est ce que veut le Suprême Conseil. Vous n’aurez pas trop de difficultés d’en trouver une à Montane. »

Cesserait-on un jour de répéter à Ernie que c’était facile de trouver un témoin magiver ? Qu’on le fasse à sa place si tel était vraiment le cas !

Tremolius s’arrêta devant une porte et avertit ses invités :

« C’est l’une des salles pour les sortilèges de petite capacité. Les académiciens fabriquent des Sortilèges condensés d’agrandissement de classe deux. Une fois à l’intérieur, ne parlez plus car c’est une tâche qui demande beaucoup de concentration. »

Ernie et Perto acquiescèrent et suivirent le député sur le petit balcon qui pendait derrière la porte. En contre-bas, il y avait un amphithéâtre en hémicycle rempli d’environ cent cinquante Magivers aux cheveux gris et blancs, tous tournés vers le centre où se tenait un autre homme, beaucoup plus jeune. Celui-ci tenait une sorte de gros rond de serviette au-dessus de sa tête (le Conversort, devina Ernie grâce à ses connaissances en magie). Derrière lui, il y avait un caméléon dans une cage. Le Magiver qui tenait le Conversort s’écria :

« Messieurs, dernière série avant la pause ! Trois, deux, un, top ! »

Au top, tous les mages lancèrent d’une même voix :

« Zauberfresser ! »

De chaque bouche sortit une petite bulle rouge qui allait si vite qu’Ernie ne distinguait qu’un rayon coloré. Il y avait donc cent cinquante bulles (des Papisorts) qui convergèrent dans le Conversort pour former un plus gros Papisort, lequel frappa le caméléon de plein fouet.

Le caméléon tomba à la renverse et se tordit au fond de sa cage pendant un temps qui parut infini à Ernie. La petite bête souffrait à l’évidence mais sans émouvoir personne. Finalement, elle se redressa. Désormais, elle avait le double de pattes.

« A mon top, reprit le Magiver central. Trois, deux, un, top !

— Zwogrösser ! Bis ! Ter ! Zwogrösser ! Bis ! Ter… »

La cohorte de vieux Magivers déclama cette litanie sans arrêter. A chaque mot, des Papisorts orangés fusaient sur le Conversort, fusionnaient et en formaient un plus gros qui fondait ensuite sur le caméléon. La bestiole déployait alors sa langue et gobait, à un rythme démentiel, les sortilèges qui la visaient.

Des dizaines de sortilèges, une centaine peut-être, furent ainsi jetés jusqu’à ce que l’animal disparaisse dans une explosion de lumière. A sa place, il restait un gros tas billes gluantes. Des Sortilèges condensés.

Dès qu’il fut sorti, Ernie demanda :

« C’était un vrai animal ?

— Oui et non, répondit Tremolius. L’élevage et la croissance des caméléons sont très altérés par la magie car nous en consommons beaucoup et ils ne se trouvent pas chez nous à l’état sauvage. Donc, c’est un peu à mi-chemin entre des animaux et des objets. »

Ernie ne posa pas plus de questions. Désormais, il comprenait ce que les libériens détestaient dans la magie incantatoire des Magivers. Perto avait un jour expliqué à Ernie que la magie était mauvaise dans toutes ses formes et qu’elle ne servait qu’à assouvir des envies égoïstes. Il n’y avait pas cru et il avait pointé du doigt la magie des Magivers qui lui semblait beaucoup plus vertueuse. A présent, il n’était plus sûr de rien et il était bien content que les Hommes n’aient pas ce genre de cas de conscience à régler.

Par ailleurs, cette visite confirma à Ernie ce qu’il avait pressenti puis lu dans les vieux livres de la bibliothèque : depuis la nuit des temps, les Magivers excluaient les femmes de leurs assemblées et de ma majorité de leurs institutions (sauf pour le secrétariat). Cette mesure rappelait à Ernie les distinctions opérées chez les Hommes poussées jusqu’à l’ineptie : autant il concevait que les Géants aient décrété que les champs seraient cultivés par les hommes seulement, autant il n’imaginait aucun intérêt à la discrimination systématique que faisaient les Magivers, du moins les non libériens.

Comme on était dimanche, Ernie et Perto assistèrent ensuite à l’office dominical et allèrent se promener sur les crêtes de Montane pour profiter d’une vue imprenable sur le Massif de l’Est baigné de soleil. Puis, ils rentrèrent chez Malecura et Gotius. Chose étrange, la guérisseuse libérienne attendait devant sa propre maison, les poings sur les hanches.

« Entrez, j’ai deux mots à vous dire. » ordonna-t-elle comme à deux mauvais garçons.

Ernie et Perto obéirent en lui jetant des regards perplexes mais elle ne voulut pas en dire plus dehors. En entrant à leur suite, elle ne ferma pas la porte malgré le froid et demanda :

« Rien ne vous choque ? »

Comme Perto ne disait rien, Ernie proposa :

« Vous avez laissé la porte ouverte ?

— Exact.

— Vous voulez que je la ferme ? demanda le Géant.

— Essayez. Si vous savez fermer une porte dégondée !

— Vous voulez que je la remette en place ? tenta Perto.

— Est-ce que vous voulez bien arrêter de jouer au crétin avec moi, Perto ? Ce n’est pas l’état de ma porte qui me fait enrager. C’est le reste ! C’est la raison et la manière ! »

Ernie n’avait aucune idée de la raison mais vu les entailles qui apparaissaient sur le bas du panneau en bois, il se permit une hypothèse sur la manière :

« La personne qui a fait ça a dû utiliser un pied de biche.

— Effectivement ! s’exclama Malecura en brandissant le pied de biche qui était resté derrière elle et qu’elle jeta sur la table avec une force étonnante. Et croyez-le ou non, ce n’est pas moi qui m’amuse à fracturer ma porte !

— Ernie et moi venons juste de rentrer des crêtes, remarqua Perto. Ce ne pouvait pas être nous qui…

— PERTO ! Allez-vous cesser de me prendre pour une cruche ? coupa la guérisseuse qui écumait de rage. Votre ami n’a pas l’air d’avoir compris mais vous, n’essayez pas de faire l’innocent ! Vous avez mis ma famille et mes patients en danger en amenant un Homme sous mon toit, il est peut-être temps d’assumer ! »

Ainsi, Malecura savait ? Ernie regarda Perto avec inquiétude mais le Géant ne semblait pas tellement surpris.

« Perto ? demanda Ernie.

— Je suis désolé, dit le Géant en s’adressant uniquement à Malecura. Vu la manière dont on nous a attaqués dans le Hochstenberg, je pensais qu’il s’agissait d’un groupe organisé et réfléchi qui n’agirait pas en pleine ville, surtout à Montane. Ils auraient dû nous croire morts ou nous tendre une embuscade à la sortie de la ville. Je n’avais pas imaginé qu’ils s’en prendraient à vous ou à votre mari, Malecura. Nous partirons dans l’heure, je vous le promets.

— Non, répliqua la vieille femme en se détendant un peu. Je ne vais pas vous mettre à la porte quand le soir arrive. Vous pouvez rester pour la nuit.

— Peut-on m’expliquer ce qui s’est passé ? intervint Ernie qui n’aimait pas qu’on fasse comme s’il n’existait pas.

— Un groupe de captistes est entré par effraction il y a quelques heures, expliqua Malecura. Ils voulaient attendre votre retour ici pour vous tendre un piège ailleurs que dans la rue et pour bénéficier d’un effet de surprise. J’étais au premier étage avec des patients et Gotius était parti au marché depuis un quart d’heure. Quand j’ai entendu les bruits bizarres, je suis descendue et je suis tombée sur cette douzaine d’Hylves entassés dans mon rez-de-chaussée. Ils m’ont demandé où était mon mari alors je les ai emmenés dans mon laboratoire et j’ai attrapé mon flacon de jus d’expirantes. Avec ça, je les ai menacés et ils sont partis.

— Avec du jus de fruits ? répéta Ernie incrédule.

— Pas n’importe quel jus : le jus d’expirantes est mortel si on le met en contact avec la peau. Au début, ils ont cru que je bluffais mais ensuite, j’ai passé une feuille d’acanthe au-dessus du flacon et quand ils l’ont vue flétrir en quelques secondes, ils ont compris que j’avais gagné et qu’ils avaient perdu.

— Vous savez de quel groupe il s’agissait ? s’enquit Perto.

— Le pire. Je suis presque certaine que c’étaient les Vengeurs. Ils portaient leurs couteaux à deux tranchants et ils obéissaient tous à leur chef avec dévotion. D’ailleurs, je ne l’ai pas trouvé très futé pour un Vengeur. »

Ernie demanda alors quelques explications à Perto et Malecura sur les captistes et les Vengeurs et, pour finir, il interrogea la vieille Magivère sur la manière dont elle avait su qu’il était un Homme.

« Je le sais depuis que vous êtes arrivé ici avec la note du professeur Februs. Il disait que vous aviez une résistance magique extrêmement grande, même pour un Hylve. Cependant, j’ai beau critiquer la magie incantatoire, je sais que la résistance magique n’est pas une légende. Votre taux était celui d’un Homme, point.

— Et donc vous m’avez soigné alors que je suis un Homme ?

— Bien sûr.

— Est-ce que vous êtes favorables à la cause des Hommes ?

— Ernie, intervint Perto, Malecura en a déjà assez fait pour nous. Ne…

— Mais je serais ravie d’en faire plus si je le pouvais, dit la guérisseuse avec malice. J’appartiens à une minorité toujours asticotée par la majorité alors si je peux venir en aide aux Hommes qui sont, pour le coup, oppressés ignoblement, je ne m’en priverai pas. »

Ernie sauta sur l’occasion et expliqua à Malecura de quoi il retournait. Il y eut quelques échanges encore car elle refusait de voyager en téléporteur et ne pouvait pas laisser ses patients trop longtemps mais, finalement, on convint qu’elle pourrait se transporter par les airs, grâce au Dragon qu’Ernie convaincrait de témoigner au Suprême Conseil. Dans le pire des cas, on recourrait à un express.

Le lendemain matin, au moment où les deux amis partaient, Malecura offrit à Ernie un sachet de feuilles d’expirantes qui devaient permettre, une fois infusées, de rendre les cheveux et les yeux marron et de faire foncer le teint.

« Attention, précisa-t-elle, l’infusion doit s’appliquer chaude et il ne faut pas la boire ! Une goutte dans chaque œil et une cuillérée au sommet du crâne pour les cheveux. Jamais plus ! »

Ernie n’aimait ni l’idée de modifier son apparence ni celle d’utiliser la plante mortelle que la guérisseuse avait employée pour mettre en déroute les Vengeurs. Mais sagement, il accepta le présent et remercia Malecura chaleureusement.

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