Chapitre 19 : Troisième et dernière chance

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« SILENCE ! »

La silhouette encapuchonnée du Maître et sa voix criarde vibraient de rage ; Édouard tremblotait de peur. Il avait commis une erreur gravissime et craignait désormais pour sa vie.

« Asseyez-vous, commanda le sorcier en saisissant une fiole derrière lui.

La colonne vertébrale d’Édouard frissonna quand il s’assit dans le fauteuil. Il n’avait aucune idée de ce que le Maître était allé chercher dans ses étagères mais son intuition lui soufflait que cela ne valait rien de bon. Cependant, comme il n’avait toujours pas subi l’inévitable discours moralisateur, Édouard savait qu’il n’allait pas mourir tout de suite. (Ce qui n’était pas forcément une bonne nouvelle.)

« Si je vous disais que l’un de mes citrons me déçoit beaucoup parce qu’il ne donne pas de jus, que me conseilleriez-vous, Édouard ?

— D’attendre encore un peu, Maître. Je suis certain que le citron donnera bientôt beaucoup de jus.

— Promesses, promesses ! Ce citron n’a que la peau et les pépins à mon avis. Tant de travail pour rien… soupira le Maître derrière son capuchon. Je crois que je devrais lui faire la peau pour récupérer le zeste au moins. Qu’en pensez-vous, mon ami ? »

Édouard frissonna. Son maître voulait-il donc utiliser son cadavre ? Quel intérêt pouvait-il en retirer ?

« Je ne suis pas sûr que le zeste vous soit très utile, bredouilla Édouard.

— Comme vous vous trompez ! Prenez par exemple cette petite potion de mon invention, dit le Maître en exhibant son flacon de liquide violet. Eh bien elle contient le zeste de nombreux citrons : l’humérus de mon voisin, le foie d’un mendiant de la rue Berthe Ancel… Je ne vais pas vous lister tous les ingrédients mais je pense que vous avez compris le principe. Si votre esprit persiste sur la voie de l’inutilité, je vais me servir de votre corps, un point, c’est tout.

— Maître ! je…

— J’ai dit : SILENCE ! Ma décision est prise, vous n’êtes pas en mesure de me résister. Toutefois, comme vous êtes très chanceux, je vous laisse une alternative : soit je vous tue vite fait bien fait, soit j’utilise votre corps comme cobaye pour mes potions, à commencer par celle-ci, et vous continuez de travailler pour moi en essayant de vous montrer moins inutile.

— Je choisis la deuxième option, décida Édouard sans hésiter.

— C’est bien ce que je pensais : vous êtes tellement stupide que vous ne demandez même pas à quoi sert ma potion avant de faire votre choix. Désespérant. »

Le Maître contourna son établi et se plaça juste en face d’Édouard. Malgré leur proximité, Édouard ne pouvait toujours pas voir le visage de son interlocuteur, caché par un scintillement obscur qui n’avait rien de naturel. Le sorcier se pencha et, sans prévenir, arracha un cheveu à son cobaye.

« Deux ingrédients sont indispensables en magie : des morceaux d’innocents et un bout de la victime – ou du bénéficiaire. Dans notre cas, j’ai inventé une potion de torture silencieuse : le moindre mot de votre part et vous souffrirez. Assez causé, j’ai hâte de voir le résultat ! »

Sur ce, il laissa tomber le cheveu dans le liquide violet qui bouillonna aussitôt.

« Parlez. » ordonna le Maître.

Édouard hésita et chuchota un commencement de mot. Il avait à peine ouvert la bouche, que son bras vibra de douleur, comme si on le lui tordait derrière le dos. Il laissa échapper un cri mais ce n’était vraiment pas la chose à faire : aussitôt c’était tout son corps qui était plongé dans l’eau bouillante.

« Amusant, n’est-ce pas ? Je crois que je mérite un prix pour cette invention. C’est tout bonnement admirable ! J’ai presque envie de vous chatouiller pour le plaisir ! »

Soudain, le Maître revint de son enthousiasme et prit un ton encore plus cassant qu’à l’accoutumée. Édouard savait que le moment de déguster était venu. Si le sorcier lui avait fait traverser la Mer de Thalasse en Dragon express pendant que les autres Vengeurs rentraient en bateau, cela signifiait qu’il avait des choses peu agréables à lui dire. La convocation immédiate dans la cave ne faisait que le confirmer.

« Vous attendez sans doute un petit discours de ma part ? Répondez.

— Oui, murmura Édouard aussi bas qu’il le pouvait.

— Vous vous trompez : c’est vous qui allez devoir tout me raconter. J’espère que ma petite potion nous évitera les excuses oiseuses et les détours inutiles. Vous irez droit au but, n’est-ce pas ? »

La demi-heure suivante fut un pur supplice pour Édouard qui dut expliquer à son maître, tranquillement assis sur son tabouret de travail, comment les Vengeurs avaient joué de malchance dans le Hochstenberg, comment Stéphane et Louise avaient été découverts agonisants, comment Édouard avait prétendu avoir été désigné chef des Vengeurs par le mourant et comment il avait lamentablement attaqué le refuge de l’évadé à Montane. Pendant son récit, Édouard déchira le fauteuil avec ses ongles, mordit ses lèvres à les réduire en charpie et pleura en silence sans discontinuer. De temps à autre, le Maître l’interrompait pour demander des précisions ou lui interdire de détruire son précieux siège.

« Vraiment, vous me décevez, Édouard, conclut-il en se levant et faisant les cent pas. Je ne vous tiens pas responsable de l’insuccès du Hochstenberg : ce sont le plan de Stéphane et la chance de l’évadé qui sont à blâmer. Mais la catastrophe de Montane ! C’est ahurissant ! Comment avez-vous pu être stupide à ce point ? Je vous avais dit que l’évadé vous paraîtrait protégé par le destin, et vous veniez de le constater par de vos propres yeux… Et pourtant, vous avez foncé tête baissée ! Vous vous êtes dit que votre intelligence incommensurable vous dispensait d’attendre mes ordres, que votre simple présence assurerait la victoire contre l’évadé et qu’une effraction en plein jour était la meilleure façon d’agir ! »

Le Maître fit une pause dans son propos et dans ses allées et venues.

« Est-ce que vous vous rendez compte que désormais, l’évadé sait que nous sommes à ses trousses et que nous avons les moyens de nos ambitions ? Vous avez tout compromis, Édouard ! Combien de temps encore faudra-t-il que je rattrape toutes vos bêtises ? »

Le Maître soupira et se rassit à sa place. Ses questions n’étaient que rhétoriques et il avait déjà préparé son plan, c’était évident. A nouveau calme et posé, il déclara à Édouard :

« Voici comment les choses vont se passer. Étant donné que vous êtes à la tête de Vengeance affamée – c’est la seule bonne chose qui soit arrivée grâce à la mort de Stéphane – vous allez mener les Vengeurs dans une seconde expédition. Cette fois vous ne commettrez pas les mêmes erreurs et vous me ramènerez l’évadé. Et si tel n’est pas le cas… je ferai le ménage par moi-même. Et soyez bien sûr que votre tour viendra juste après celui de l’évadé.

« Donc, maintenant que vous savez que je vous donne une troisième chance – après le Hochstenberg et Montane – dites-moi comment vous comptez l’utiliser. »

Édouard se demanda pourquoi il obéissait encore à ce sadique qui voulait le faire parler pour qu’il souffre un peu plus. Mais très vite, il se rappela ses plaisirs de jeunesse, quand il avait vu des Hommes enchaînés aux poteaux d’Elfcureuil, quand il avait pu leur jeter des fruits pourris et assister aux flagellations mensuelles… ah, le bon vieux temps ! Avec le Maître au moins, il était servi : celui-ci l’avait placé chez Vengeance affamée et, politiquement, il promettait la destruction pure et simple des Hommes. Édouard était aux premières loges et cela valait le coup de souffrir un peu de temps en temps.

« Alors, qu’allez-vous faire ?

— Je vais chercher le plan B de Stéphane, répondit Édouard en s’efforçant de ne plus laisser transparaître son calvaire.

— Ah, en voilà une bonne idée ! le congratula la silhouette sombre. Vous commencez à apprendre la modestie. C’est très bien, et ensuite ?

— Je convoquerai l’assemblée plénière de nouveau et nous nous préparerons à appliquer la stratégie de Stéphane.

— Et comment allez-vous mettre la main sur ce fameux plan B ?

— J’irai chez lui. J’ai déjà rencontré sa fille. Elle me laissera entrer.

— Lucie Hauton, approuva le Maître. Je l’ai déjà vue aussi, quand elle était très jeune. Je pense qu’elle a hérité des qualités de son père. Recrutez-la parmi les Vengeurs.

— Ce sera difficile, gémit Édouard. Stéphane m’a dit que sa fille avait complètement perdu la raison. Il la soupçonne de mouiller dans des organisations anti-captistes.

— Elle est jeune et émotive. Racontez-lui donc ce que vous avez dit aux Vengeurs pour prendre leur tête. Ce qui a marché pour eux fonctionnera encore mieux pour Lucie.

— Vous voulez que je lui dise que son père m’a désigné comme successeur ?

— Mais non, sombre crétin ! L’autre chose !

— Que l’évadé a tué ses parents ?

— Voilà ! Imaginez un peu sa réaction : celui qu’elle protège se révèle être l’assassin de ses parents ! L’effet sera immédiat. Garanti sur facture. Maintenant sortez !

— Et la potion ? demanda Édouard que chaque mot faisait souffrir davantage.

— Je crois que vous avez compris la leçon. C’est fini. » déclara le Maître en brisant la fiole dont le contenu s’évapora mystérieusement.

En rentrant, Édouard s’arrêta à trois reprises dans les rues désertes à cause de ses muscles complètement détruits pas l’interrogatoire. Arrivant en milieu de nuit, il prit seulement la peine de dire à Albert, jamais couché avant le retour de son maître, qu’il se lèverait à l’aube.

« A l’aube, Monsieur ? répliqua le majordome stupéfait. Demain est-il donc un grand jour ?

— Non, mais c’est le début d’une grande ère.

— Vous vous essayez aux répliques mémorables ? s’enquit Albert peu convaincu.

— Réveillez-moi à l’heure, c’est tout ce que je vous demande. »

Une grande ère. Les mots étaient venus tout seuls à Édouard et il s’en étonnait lui-même. Sa présidence de Vengeance affamée serait-elle à la hauteur de ses attentes ? Plus que jamais, il se sentait misérable. Et s’il était vraiment nul ? Et si son orgueil l’avait trompé depuis le début ? Édouard n’avait plus droit à l’erreur. Sa présidence ne pouvait pas être une grande ère, elle devait l’être.

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