Chapitre 20 : La Vie par don
Le lendemain et surlendemain furent très décevants : il passa ces deux jours à sonner vainement chez les Hauton. Ensuite, ses résultats furent plus mitigés quand il força la porte (avec un nouveau pied de biche) et retourna la maison Hauton jusqu’à trouver le fameux « plan B » ainsi qu’un mot de Lucie adressé à ses parents :
Puisque je vous ai perdus, écrivait l’adolescente, je m’en vais trouver un nouveau foyer qui partagera mes valeurs, un groupe dont l’objet ne sera pas la haine mais l’amour, une communauté qui ne se vengera pas mais qui pardonnera, une famille qui à la mort préférera la vie. En fait, une vraie famille. Et si vous essayez de me chercher, assurez-vous d’abord d’avoir compris ce qu’est la vie. Sinon, mieux vaut que vous renonciez une bonne fois pour toutes.
En lisant cette déclaration lyrique, Édouard songea à Stéphane. Celui-ci, qui était devenu excellent en matière rhétorique, avait dû également en passer par là à l’adolescence. Tel père, telle fille. Mais il y avait plus important : Lucie avait laissé dans sa lettre le moyen de la retrouver puisqu’elle avait manifestement rejoint le groupe anti-captiste par excellence, le grand ennemi de Vengeance affamée : La Vie par don.
La Vie par don était en effet une association d’Escureuils qui avait déjà donné du fil à retordre aux Vengeurs et sur laquelle Stéphane et ses prédécesseurs s’étaient beaucoup renseignés auparavant. Édouard décida donc de consulter les écrits des anciens chefs de Vengeance affamée pour retrouver Lucie avant de réunir les Vengeurs.
Pendant quatre jours, Édouard se perdit et se reperdit en cherchant où se cachaient les membres de La Vie par don (les vivants, disaient-ils d’eux-même). Les indications dont il disposait étaient précises mais il n’était pas brillant en orientation et se retrouvait mal dans les forêts qu’il traversait, défigurées par l’hiver : c’étaient comme des champs de troncs sombres et nus, tapissés de feuilles noircies et glissantes, et dans lesquels on distinguait à peine le tracé des sentiers. Il cherchait une aiguille dans une botte de foin.
Enfin, il découvrit, plus par chance qu’autre chose, le grand spiridé purpurin que mentionnait le guide de Stéphane Hauton. Après cet arbre majestueux, il ne restait plus qu’à marcher vers le nord jusqu’à un petit ruisseau qu’il fallait suivre vers l’aval jusqu’à la confluence avec une petite rivière. Là, Édouard devait se mettre au milieu du petit pont en bois et crier à trois reprises : vivre en donnant et pardonner pour revivre. Ridicule. Mais avait-il le choix ?
« Vivre en donnant et pardonner pour revivre ! » prononça-t-il sans conviction.
Les oiseaux s’envolèrent mais il ne se passa rien d’autre.
« Vivre en donnant et pardonner pour revivre ! »
Faute d’oiseaux, la forêt demeura silencieuse.
« Vivre en donnant et pardonner pour revivre ! »
A l’instant, Édouard se crispa. Un gros insecte venait de le piquer dans la nuque. Il voulut y porter une main mais déjà son esprit se transformait en nuage rose. Sa vision se colorait et les formes devenaient toutes plus rondes et plus molles. Dans un dernier éclair de lucidité, il sut pourquoi les instructions s’arrêtaient après le petit pont : on venait de lui administrer une dose d’obodine. Il ne se souviendrait de rien.
Édouard n’avait jamais été si heureux de sa vie. Il lui suffisait de suivre cette voix si douce. La voix savait ce dont il avait besoin. Il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie. Il voulait obéir de tout son cœur à la voix. Mettre un bandeau sur ses yeux, avancer, tourner à droite, à gauche, courir. Il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie. Oh, une mignonne petite renarde se cachait dans un joli buisson ! Oh, il venait de se cogner à un arbre ! Oh, il avait mis le pied dans une flaque boueuse ! Pouvait-on être plus heureux ?
Le délire causé par la drogue dura et Édouard ne se rendit compte qu’il avait beaucoup marché que le lendemain, lorsqu’il revint à lui perclus de courbatures. Il se demandait comment il arrivait encore à tenir debout.
Immédiatement, il enleva le bandeau qu’il s’était mis à lui-même et découvrit une petite clairière. Perchés dans les arbres qui l’entouraient, de nombreux Escureuils le regardaient fixement, armés pour certains de sarbacanes ou de lancettes acérées. Parmi eux se tenait un individu au pelage sombre qui bondit d’un arbre pour atterrir sur l’épaule d’Édouard. Selon la tradition qui régissait les relations entre Hylves et Escureuils, ce comportement était infiniment irrespectueux car, de cette manière, l’Hylve se trouvait à la merci de l’Escureuil. Pour autant, Édouard ne moufta pas : il devait parler à Lucie peu importe le prix.
« Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? demanda l’Escureuil sans préambule.
— Édouard Vergne et je viens parler à Lucie Hauton.
— Parler à Lucie Hauton ? Vraiment ? Un Vengeur notoire vient jusqu’ici pour parler à Lucie Hauton ? De qui s’agit-il ? »
— Vous savez parfaitement qui est Lucie Hauton. C’est la fille de Stéphane Hauton.
— Et que ferait la fille d’un captiste dans nos rangs ?
— Elle n’est pas captiste elle-même, insista Édouard. Elle est même de votre côté.
— Si elle est anti-captiste, je ne vois pas ce que vous voulez lui dire. Et pourquoi Stéphane Hauton ne s’est-il pas déplacé lui-même ?
— Ce dont je veux lui faire part, c’est précisément de la raison pour laquelle son père ne peut pas venir en personne. »
L’Escureuil sauta par terre et s’adressa à ses congénères :
« Vaquez à vos occupations, il faut que Monsieur Vergne et moi-même ayons une petite discussion. »
Puis il se retourna vers Édouard.
« Je suis Oscar Branc, le chef de La Vie par don et je vous propose que nous mettions nos différends de côté le temps de cette discussion.
— A votre service. » répondit Édouard en s’asseyant en tailleur, pour le plus grand bien de ses jambes fourbues.
Oscar Branc grimpa sur l’un de ses genoux. Cette fois, l’Escureuil s’adressait à Édouard d’égal à égal et permettait par cette proximité que leur échange se fasse à voix très basse.
« Je vous préviens tout de suite : Lucie est une jeune fille, ou plutôt une jeune femme, qui connaît des difficultés en ce moment. Donc je ne vous laisserai pas lui parler sans bonne raison.
— Ses parents sont morts, chuchota Édouard.
— Morts ? Tous les deux ?
— Puisque je vous le dis. Je viens de piétiner mon orgueil et ma fierté devant vous uniquement à cause de mon amitié pour Stéphane et sa famille, donc, s’il-vous-plaît, laissez-moi cinq minutes avec Lucie.
— Avez-vous une preuve de ce que vous dites ?
— Je suis le nouveau chef de Vengeance affamée. A mon avis, vos espions devraient bientôt vous le confirmer d’une manière ou d’une autre. »
L’argument fit mouche : Oscar Branc savait forcément qu’Édouard ne pouvait pas mentir sur ce sujet car personne n’osait se faire passer pour le chef de Vengeance affamée s’il ne l’était pas et personne ne l’était si le prédécesseur n’était pas mort.
« Bon, accepta enfin l’Escureuil, j’aurais préféré éviter que Lucie vous voie mais elle a le droit de savoir pour la mort de ses parents. Et je conçois que vous vouliez lui dire de vive voix. Écartez-vous un peu de la clairière pour plus d’intimité mais n’essayez pas de vous éloigner trop. Je vous garde à l’œil. »
Édouard acquiesça, se leva dès que le chef de la Vie par don fut descendu de son genou et alla s’asseoir sur une vieille souche un peu plus enfoncée dans la forêt. Il resta là un bon quart d’heure, malgré l’humidité froide qui lui piquait le derrière à travers sa tunique, et ne se redressa que pour accueillir l’Hylve qui marchait vers lui. Jeune, blonde, mince, énergique, Lucie correspondait parfaitement aux goûts d’Édouard qui regrettait de n’avoir pas vécu quelques siècles plus tôt, à une époque où l’accord de Stéphane aurait suffi à la faire sienne. Elle avait les yeux marrons mais, ce matin-là, son regard était noir :
« Qu’est-ce que vous avez raconté à Oscar ? Encore un beau mensonge pour essayer de me ramener à mon père ! Pour qui me prenez-vous ?
— Lucie, Lucie, je ne dis aucun mensonge…
— Je savais bien qu’il voudrait me convaincre, me ramener à la raison. Mais je croyais qu’il viendrait lui-même, pas qu’il enverrait son sbire à sa place !
— Je ne suis pas envoyé…
— Bien sûr que si ! coupa Lucie. Je le sais bien. Vous êtes sous ses ordres depuis des années et…
— Ton père est mort. »
Comme il ne pouvait pas aligner plus de quatre mots, Édouard avait décidé de couper court aux remontrances de Lucie. La méthode était d’une rare violence mais il espérait bien exploiter le choc pour la faire flancher complètement et la convaincre de rallier la cause captiste.
« Si mon père était mort, reprit Lucie après un temps d’effroi, ma mère serait venue me l’annoncer en personne. »
Il fallait enfoncer un peu plus le clou, mais avec subtilité, décida Édouard.
« Écoute Lucie, je sais bien que ta mère serait venue si elle avait pu. Mais… elle était avec ton père quand ça s’est produit.
— Non ! refusa la toute jeune femme. C’est impossible ! Mon père préparait ses plans avec des mois d’avance, il peaufinait tout ! Aucun Vengeur ne pouvait mourir. Surtout pas maman !
— Nous avons eu énormément de malchance, Lucie. »
L’Hylve commençait à trembler et elle s’assit sur la souche qu’Édouard avait quittée. La tête entre les mains, elle resta immobile un moment. Elle ne pleurait pas mais sa respiration haletante était suffisamment éloquente. Finalement, elle demanda :
« Comment ? »
Édouard porta le coup de grâce :
« Stéphane nous avait divisés en plusieurs groupes car il avait fait saboter le cheval de l’évadé et du Géant et tablait sur leur essoufflement dans l’escalade d’une montagne nordienne. Hélas, ils ont été plus loin que prévu et sont tombés sur le dernier groupe. Le Géant était fort mais très amoindri par le froid. Il a presque succombé. Seulement, l’évadé a joué un tour à tes parents et les a assassinés par-derrière. C’est ton père qui me l’a dit avant de mourir, avant de dire qu’il t’aimait. »
C’était faux mais Édouard s’en moquait : il ne lui restait plus qu’à réconforter Lucie pour qu’elle se jette dans les bras de Vengeance affamée afin de venger ses parents de la trahison de l’évadé qu’elle avait si ardemment défendu. Avec un peu de chance, elle se jetterait même peut-être dans ses bras à lui.
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