Chapitre 21 : Le dernier peuple
A mesure que les terres se dégivrèrent, que les perce-neiges vainquirent l’hiver et que les jonquilles proclamèrent le printemps, Ernie et Perto quittèrent le Nordaire et passèrent en Flavérie. Pendant le trajet, le Géant fit constamment attention à emprunter des chemins inattendus et tortueux de sorte qu’ils ne rencontrèrent plus aucune embuscade. De son côté, Ernie se fia toujours à son ami et ne se mêla jamais de l’itinéraire choisi ou du rythme de leur progression. Et pour cause : il n’y connaissait rien et partait du principe qu’en pareille situation, il valait mieux laisser faire l’expert. Ou le moins ignare.
En route, il apprécia beaucoup le changement de saison et de pays. Les vallées verdoyantes de Flavérie et les Dragons multicolores lui plaisaient bien plus chaleureux que les pics glacés du Nordaire et que la peau diaphane des Magivers. Cependant, là encore, Ernie fut assez frustré : les habitants de Flavérie volaient mais il était impossible de les monter sans payer un prix exorbitant. (Perto l’expliquait en disant qu’ils ne voulaient pas être utilisés comme de vulgaires chevaux.) De plus, les Dragons, à l’image de John Volle leur président, n’étaient pas sauvages le moins du monde : ils mangeaient avec des couverts, marchaient sur les pattes arrière et s’offensaient si on leur parlait de cracher du feu.
Le charme de la découverte passa donc très vite et Ernie, ennuyé, commença à se sentir véritablement éloigné des siens. Son esprit lui répétait toujours qu’il ne les reverrait jamais. Son cœur craignait même que sa mère fût déjà morte ou que son frère eût tenté de s’évader pour le retrouver. Pour repousser ces sombres pensées, Ernie n’avait qu’une méthode : travailler. Ainsi, avec plus de ferveur que jamais, il s’attela à l’algèbre, à l’îlien classique, aux sciences de toutes sortes et même à sa prononciation car Perto lui révéla que, malgré sa bonne diction et sa syntaxe rigoureuse, il avait un accent rural à couper au couteau.
Et au milieu de ce peloton de disciplines, le Géant continua de mettre l’accent sur l’histoire. Cette insistance n’était pas pour déplaire à Ernie qui aimait beaucoup entendre parler du Premier Peuple. En effet, dans tout ce qu’il apprit, il constata que le peuple des Hommes ne perdait jamais ce qualificatif glorieux qui le hissait au-dessus de tous les autres. Dans chaque domaine scientifique, littéraire, artistique, politique ou encore religieux, il y avait toujours un Homme, ou une Femme, qui faisait office de figure tutélaire pour Magninsule tout entière.
Mais paradoxalement, l’histoire récente avait tout renversé : les Hommes avaient été complètement écrasés, relégués, oubliés. Le tournant s’était opéré en quelques années, dans un trou noir de cinquante ans dont Ernie ne connaissait rien sinon qu’il avait abouti à la Dernière Guerre, dont Perto refusait catégoriquement de parler.
Jusqu’à Hotwingy.
Peu avant de pénétrer dans la capitale draconnique, le Géant proposa en effet à Ernie de lui raconter les événements de la Dernière Guerre.
« La seule condition, c’est que tu acceptes d’en parler dès demain avec Miranda Vise, dit Perto.
— Miranda Vise ? La présidente du Conseil des Houloubées ?
— Elle-même. Je t’ai dit qu’elle était réputée pour sa sagesse et ses coups d’éclat politiques. Eh bien pour elle, tout a commencé avec la Dernière Guerre.
— Mais… elle a quel âge ?
— 299 ans depuis quelques jours. »
Ernie n’en croyait pas ses oreilles : il allait pouvoir parler avec une personne qui avait connu les Hommes libres ! Et qui plus est, il s’agissait de la Dragonne la plus connue au monde.
« Bien sûr que je lui parlerai ! s’écria Ernie. Je ne vois pas pourquoi je refuserais !
— Tu comprendras peut-être tout à l’heure…
— Pourquoi, c’est elle qui a fait enfermer les Hommes ? demanda Ernie qui se préparait à une douche froide.
— Non ! Au contraire, elle a toujours été de votre côté.
— Eh ben alors ?
— Je ne suis pas sûr que tu restes de ce côté-là quand tu sauras la vérité. »
Ernie éclata de rire. Lui, passer dans le camp adverse ? Perto perdait la tête !
« Je ne plaisantais pas, dit le Géant avec un sérieux effrayant. Je te connais assez pour savoir que tu te sentiras couvert de honte et de culpabilité quand tu sauras.
— C’est ce que nous allons voir, répliqua Ernie avec plus d’assurance qu’il n’en avait réellement. Parle-moi donc du Premier Peuple.
— Avant ça, j’aimerais aussi que tu acceptes aussi de prendre une tenue d’Hylve pour la suite du voyage.
— Quoi ? Tu rêves ! »
Cette fois, Ernie ne s’amusait plus du tout. La suggestion de Perto semblait banale mais Ernie avait assez vu d’Hylves au cours des dernières semaines pour savoir qu’ils s’habillaient de manière indécente. Il ne s’en était pas aperçu en Granicie, où il n’avait croisé presque aucun Hylve, ni au Nordaire, où le froid les forçait à se vêtir chaudement, mais depuis qu’il était en Flavérie, Ernie avait découvert la vérité : les Hylves portaient d'antiques tuniques, ce qui s’approchait beaucoup trop de la robe à ses yeux. Passait encore quand elle était agrémentée d’une toge ou d’une stole (la version féminine) mais ces vêtements étaient réservés à certains édiles et magistrats. Les autres se contentaient de la tunique, qu’ils soient hommes ou femmes.
« Ernie, sois raisonnable, je suis sûr que tu n’y penseras même plus au bout de quelques jours.
— Mais je ne veux pas ! C’est humiliant. Tu m’avais dit toi-même que tu n’oserais pas en mettre quand je t’en avais parlé !
— Je le ferais si ça pouvait me sauver la vie !
— C’est facile à dire pour toi. Tu ne risques pas d’y être obligé.
— De toute manière, personne ne te regardera : c’est tout ce qu’il y a de plus commun ici ou dans les Horsylves.
— Je m’en moque. Personne ne nous a attaqués jusqu’à maintenant. Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement aujourd’hui.
— Avant, il y avait très peu d’Hylves sur les routes et les probabilités de guet-apens étaient quasi-nulles tandis qu’à Hotwingy, on est plus proche des Horsylves et beaucoup d’Hylves font du commerce ici. Avec ton gros pantalon, tout le monde va te remarquer. »
Les arguments de Perto et la promesse de découvrir la vérité sur la Dernière Guerre, vinrent à bout de la détermination d’Ernie de sorte que, une heure plus tard, il se changeait dans une boutique de vêtements déjà-cousus en périphérie de la capitale draconnique. A regret, il quitta sa chemise d’orties et son pantalon en épaisse toile brune et enfila une tunique vert foncé, qui lui tomba jusqu’à mi-cuisses. Heureusement, une ceinture en cuir reserrait le tout et brisait l'aspect trop flottant du vêtement. Ernie avait beau se trouver ouvert d'esprit, il y avait des coutumes qu'il ne comprenait viscéralement pas.
En sortant de la boutique, il ne cessait de tirer sur le tissu vert pour dissimuler autant que possible ce qu’il ne tenait pas du tout à exposer tandis que Perto faisait son chemin jusqu’à un banc public.
« Tu vas la déformer à force de tirer dessus, remarqua-t-il alors qu’Ernie s’installait à côté de lui.
— Raconte, grinça Ernie qui avait besoin de penser à autre chose qu’à sa tunique.
— Cela dit, c’est vrai que je n’oserais pas porter ça ! gloussa le Géant.
— Perto !
— Bon d’accord, j’y vais. En -50, vous, les Hommes, habitiez sur votre Terre et étiez dirigés par un roi. Les Hylves et les Escureuils occupaient les Horsylves et apprenaient encore à se gouverner en harmonie – sur ce point, tu noteras que la Dernière Guerre a beaucoup rapproché ces deux peuples. Mais entre les Hylves et vous, il y a toujours eu des relations très particulières car ils ont existé en faisant sécession de vous.
— Tu m’en as déjà parlé et reparlé ! s’agaça Ernie.
— Oui mais c’est important pour le contexte ! Je reprends : comme vos deux peuples sont très proches, il y avait des unions mixtes…
— C’étaient les Demis qui étaient presque infertiles, si bien qu’ils formaient une minorité à part, coupa Ernie. Arrête de me faire mariner !
— Les Demis étaient particulièrement rejetés chez les Hylves tandis qu’ils étaient généralement acceptés chez vous. Traditionnellement, ils formaient même l’essentiel de votre cavalerie. Or, en -50, trois personnalités sont nées : les deux Demis Cassandra Ledroit et terlin Dalvers ainsi que la Dragonne Miranda Vise. Ils ne se connaissaient pas mais le destin a mêlé leurs routes de sorte qu’on a nommé leur génération "la Génération des Trois" – c’est aussi le titre du meilleur ouvrage historique sur cette période. »
Tout en parlant, Perto sortit de sa hotte (il l’avait remplacée dès Montane) le fameux livre, épais comme un dictionnaire, et l’ouvrit sur ses genoux. Pendant les trois heures qui suivirent, il l’utilisa comme support pour ne rien oublier d’important.
Il expliqua alors comment terlin, humilié dans son enfance, avait accédé au trône des Hommes pour faire la guerre aux Hylves puis, quand il les eut écrasés, au reste du monde. Les Hylves, pris par surprise, avaient très vite capitulé si bien que les Hommes, dirigés par terlin, avaient occupé les Horsylves et œuvré à la décimation complète de leur peuple jumeau. Finalement, la défaite des Hommes s’était jouée à très peu de choses et l’Histoire retenait deux grandes héroïnes : Cassandra Ledroit et Miranda Vise.
A mesure que le récit de Perto avançait, Ernie posa de moins en moins de questions et ce fut le Géant qui, périodiquement, vérifia qu’il était écouté et compris. Ernie aimait beaucoup les trois personnages pour commencer : Miranda, la Dragonne marron la plus petite depuis bien longtemps qui était destinée à un avenir brillant et long mais qui avait déçu tous ses proches en quittant la Flavérie peu avant son diplôme ; Cassandra, la Demie qui avait connu une ascension sociale fulgurante malgré sa parfaite humilité mais n’avait pas eu de chance dans son mariage ; et terlin, le Demi qui avait bravé les humiliations les plus terribles mais qui avait eu la folie de se marier par amour avec Cassandra.
Mais, ensuite, terlin gâcha toute l’histoire en tentant d’assassiner sa femme et en se lançant dans une vendetta sans merci contre les Hylves. Et les Hommes là-dedans ? Ernie avait envie de vomir à chaque fois que Perto parlait de l’un des siens : ils s’étaient tous jetés aux pieds de terlin et l’avaient suivi dans sa folle ambition. Ils avaient fait la guerre, tué et massacré sans jamais rechigner. Leur cruauté avait été révélée à la face du monde et le monde s’était dressé contre ce peuple sanguinaire.
C’était à peu près tout. Mais c’était déjà trop. Toutes les boucheries qui avaient émaillé la Dernière Guerre écœuraient Ernie et, peu à peu, il regrettait d’être un Homme. Il se sentait tellement mal qu’il voulait s’enterrer six pieds sous terre ou finir sa vie en récurant des sanitaires.
Enfin, Perto parvint au dénouement de la Dernière Guerre : les coups d’éclat des deux héroïnes, et surtout le suicide de terlin. Le dernier roi des Hommes, comprenant que tout était perdu, avait recouru à la dernière des dernières chances : avec son sang, il avait écrit un sonnet que Perto ne lut pas à Ernie et qui contenait une impossible prophétie. Après cette mort, le Suprême Conseil, désormais privé d’un membre, retira sa majuscule au nom de terlin et décida de diviser le peuple des Hommes à l’exception des nourrissons qu’il plaça au milieu des Géants pour que, séparés à jamais de leurs parents génocidaires, ils soient blanchis de leurs crimes.
Perto s’arrêta là et Ernie finit par demander, la voix tremblante :
« Pourquoi ils n’ont pas fait la division jusqu’au bout ? »
Pour toute réponse, le Géant passa un bras dans le dos d’Ernie et le pressa contre lui. Il ne disait rien mais sa seule présence était rassurante car il était la preuve que les Hommes méritaient encore d’être estimés. Perto avait toujours su ce qu’avaient fait les ancêtres d’Ernie mais il l’avait aimé comme un fils. Il l’avait traité en égal et ne l’avait jamais regardé comme une bête sauvage. Au fond d’Ernie, il n’avait jamais vu terlin ou ses soldats : il avait vu un garçon naïf et innocent.
Et Ernie avait grand besoin d’être ainsi considéré parce que lui-même en arrivait à penser l’inverse et savait qu’à la place de n’importe quel Homme, il aurait fait la même chose : il aurait écartelé les soldats, égorgé les civils et empoisonné les puits. Parce qu’il obéissait par principe à ce qu’on lui disait, parce qu’il était trop lâche pour défendre la veuve et l’orphelin et parce qu’il agissait toujours selon la coutume des Hommes sans jamais la remettre en question.
Ernie détestait que les écrivains tuent leur héros parce qu’il s’identifiait toujours au héros. Parallèlement, il aimait que l’antagoniste meure à la fin et que la menace soit éradiquée. Or cette fois, il n’était plus le protagoniste mais le méchant : la menace, le danger, il les sentait en lui-même et il ne détestait rien de plus que de s’imaginer bourreau.
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