Chapitre 22 : La sagesse de Miranda Vise

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Lorsque Miranda Vise entendit les trois coups qu’on frappa à sa porte, son cœur s’emballa comme il ne l’avait pas fait depuis des décennies. Miranda sourit à ce constat : elle qui était plus vieille que les pierres de son jardin, elle était excitée comme une petite dragonnette !

La veille au soir, elle avait peiné à trouver le sommeil à cause de la lettre que lui avait envoyée le Géant qui accompagnait l’Homme. Miranda attendait cette visite depuis plus de deux siècles. Quelques mois auparavant, elle avait été informée de la tournure des événements par le Suprême Conseil en tant que présidente du Conseil des Houloubées et, depuis, elle n’avait pas cessé de penser à ce rêve fou qu’elle avait conçu avec Cassandra : le retour des Hommes.

Miranda posa la patte sur la petite poignée de porte en fer forgé, disposée à quarante centimètres du sol et prit une grande respiration. De l’autre côté, il y avait un Géant et surtout un Homme, le premier qui avait eu l’idée de lire le Livre des Droits et qui venait de découvrir les horreurs qu’avait commises Terlin et, incidemment, le peuple des Hommes. Miranda n’avait qu’une mission. Il s’agissait mettre ce petit Homme (dix-sept ans, lui avait-on dit) sur la voie de la sagesse pour qu’il ne tombe pas dans le piège le plus retors qu’on pouvait lui tendre : le dégoût de lui-même.

***

La porte s’ouvrit lentement et découvrit une toute petite Dragonne de couleur brune. Son regard pétillait et, malgré sa réputation inégalée en Magninsule, elle semblait ne pas savoir où se mettre.

Ernie entra à la suite de Perto et s’assit sur la chaise que lui indiqua Miranda Vise. Elle-même occupait le seul fauteuil de la pièce et le Géant se résolut encore à s’asseoir par terre car l’intérieur était très étroit. La maison de Miranda était en effet minuscule. Ronde, comme toutes les habitations darconniques, elle n’avait qu’une pièce au rez-de-chaussée et une petite trappe dans le plafond qui suggérait la présence d’une unique chambre à coucher. Pour y monter, il valait mieux savoir voler.

Comme elle était hôtesse, Miranda Vise parla la première et s’enquit de la manière dont s’était passé le voyage. Elle avait eu connaissance de l’embuscade du Hochstenberg dans les grandes lignes mais c’était la seule chose dont elle avait entendu parler. Perto se mit donc en devoir de lui faire un compte-rendu tant du chemin parcouru que des apprentissages d’Ernie. Il conclut inévitablement par la Dernière Guerre. A quoi Miranda réagit par une question qu’elle posa à Ernie :

« Et qu’en pensez-vous, Monsieur Thiry ? Vous n’avez presque rien dit jusqu’ici. »

Effectivement, il n’avait presque rien dit. Mais que pouvait-il dire ? Il avait l’impression d’être un coupable qui en défendait d’autres. Il était venu en traînant les pieds et n’avait qu’une envie : tout laisser tomber et retomber dans l’oubli.

« Ce que j’en pense, répondit-il tristement, c’est que les choses devraient rester comme elles sont. Sébaste avait raison : nous sommes des loups.

— Vous savez que nous commettons tous des erreurs. Moi-même…

— Des erreurs ! s’exclama Ernie. Ne me dites pas que l’on tue par erreur ! Ou alors, il vaut mieux se faire interner !

— J’ai moi-même tué, nota la vieille Dragonne comme elle aurait pu dire qu’elle avait mangé une cerise.

— Mais ce n’est pas la même chose ! Vous n’avez tué par plaisir ! Vous faisiez la guerre à des monstres !

— A un monstre, rectifia Miranda Vise. Et encore…

— Il n’était pas seul ! On dit qu’il n’a commis qu’un seul meurtre de sa propre main si je me souviens bien.

— Peut-être mais de toute façon, je n’aime pas parler de "monstre". Terlin était particulièrement cruel, c’est certain. Mais la plupart des Hommes étaient seulement des lâches ou des crétins.

— On ne participe pas à un massacre par couardise ou par bêtise ! » objecta encore Ernie bien qu’il ait pensé l’inverse peu avant.

Il n’avait pas envisagé que l’entrevue prenne ainsi la tournure d’un débat mais il n’en fut pas malheureux car ce serait pour lui l’occasion de démontrer ses affirmations et d’éprouver les arguments adverses.

« Je ne comprends pas que vous trouviez des excuses aux plus grands massacres de l’Histoire, reprit-il. Vous souillez la mémoire de ceux qui se sont battus contre les Hommes !

— Hé ! doucement ! N’oubliez pas que j’y ai participé, à ce combat ! Et je ne cherche pas à excuser les tragédies, je vous les explique ! »

Miranda Vise avait élevé la voix et elle semblait très sérieuse.

« Ernald, poursuivit-elle, je ne conteste pas l’étendue du mal commis pendant la Dernière Guerre. Je vous dis seulement que vous n’en portez pas la responsabilité et que votre espèce n’est pas foncièrement monstrueuse. Vous croyez naïvement que le mal est perpétré par les méchants et le bien par les gentils. Ce n’est pas le cas. Comme je vous le disais, j’ai moi-même beaucoup tué. Pas souvent, mais énormément. Savez-vous pourquoi je suis l’héroïne de la Dernière Guerre ?

— Parce que vous avez piloté la résistance avec Cassandra et que vous avez incendié Delte.

— La citadelle de Delte, corrigea la Dragonne, pas toute la ville. Et savez-vous pourquoi j’y ai mis le feu ?

— Parce que l’obodine décantée s’y trouvait.

— Non, je n’en avais strictement aucune idée à cette époque. Personne ne le savait. J’ai fait brûler un château et toute sa garnison, ainsi que les civils qui s’y trouvaient, uniquement par vengeance. Dans n’importe quel autre contexte, j’aurais été condamnée pour crime de guerre par le Suprême Conseil. Mais comme mon crime a sauvé des millions de personnes, j’ai été décorée. »

Ernie n’en revenait pas et, vu les yeux que roulait Perto, lui aussi était sous le choc.

« J’ai agi sous le coup de la colère et j’ai déployé une puissance de feu que même les fous ne peuvent pas produire. Tous les dons que ma naissance m’avait procurés, je les employés à faire flamber la plus grande forteresse de l’époque avec tous ses occupants. Ce jour-là, dans les flammes du donjon, j’ai entendu des pleurs de nourrisson.

— Oui mais vous l’avez sauvé, répliqua Ernie en se souvenant qu’il s’agissait du petit-fils de terlin.

— Je l’ai sauvé, certes, mais pas sa mère. Et qui sait combien d’autres enfants il y avait dans la citadelle ? Aucun ? Dix ? Cent ? Je me suis terrée dans un trou pendant plus d’un siècle et c’est seulement la première fois que j’en parle. Est-ce que vous voyez le parallèle avec votre situation ? »

Ernie baissa les yeux. Il sentait que sa réaction naturelle était de dire à Miranda Vise que son crime n’était pas vraiment répréhensible et toutefois, les arguments de la Dragonne ressemblaient un peu aux siens. Il était dérouté.

« Ce que je veux vous dire, c’est que chercher le responsable ou le coupable est une bonne chose mais que cela ne suffit pas. Le plus dur vient après, quand il s’agit de penser à l’avenir. Les captistes qui sont à vos trousses ruminent des vengeances vieilles d’un quart de millénaire ! Et vous aussi…

— Pour les Hommes, c’est différent, s’obstina Ernie. La Dernière Guerre n’a fait que révéler au grand jour notre instinct primaire. Je suis d’accord que les crimes du passé ne doivent pas hanter le présent mais là, c’est autre chose. Empoisonner les puits pour faire faire des fausses couches aux Hylves du maquis ! Ce n’est pas terlin qui y a pensé, c’est un Homme, un de ses généraux ! Quel esprit pervers peut vouloir tuer des Hylves avant même qu’ils soient nés ? C’est dans nos veines ! Nous sommes des montres, c’est seulement que, pour l’instant, nous n’en avons pas les moyens !

— Et vous allez poursuivre en me disant qu’enfant, vous arrachiez les pattes des mouches pour voir si elles pouvaient encore voler ? Ernald, soyez sérieux ! Un peuple ne peut pas être plus vil qu’un autre ou alors vous suivez les raisonnements que terlin employait pour tuer les Hylves.

— Non, la différence, c’est que lui s’en prenait à un peuple étranger tandis que moi, je ne fais que constater ce que je vois sur moi-même !

— Et les autres Hommes ? Qui êtes-vous pour dire que les vôtres sont des montres ? Pensez-vous que votre père ou votre mère en soient ? »

La question moucha Ernie. Il savait que la Dragonne ignorait tout de ses parents (et notamment la mort héroïque de son père). Par conséquent, il était frappé par la justesse de son propos : bien sûr, ni sa mère ni son père n’étaient des monstres. Pas plus que Julien, ni que Bertrand… En y réfléchissant bien, aucune des connaissances d’Ernie ne pouvait être ainsi qualifiée. Il changea d’argument :

« Mettons que les Hommes soient un peuple égal aux autres. Je ne peux quand même pas défendre notre retour tant qu’il subsistera un doute sur le Sonnet sanglant.

— Il n’y a aucun doute sur le Sonnet sanglant. J’imagine que vous l’avez lu hier…

— En fait non, avoua Ernie. Perto m’a dit que c’était dangereux. »

Miranda Vise jeta un drôle de regard au Géant qui n’avait pas dit un mot depuis longtemps.

« C’est une malédiction magique, s’expliqua-t-il. Il ne faut pas…

— Pff ! c’est aussi magique que ma griffe rétractile ! s’exclama la Dragonne en levant les yeux au ciel. Mais il faut que Monsieur Thiry connaisse ce sonnet. Sinon, il ne comprendra jamais pourquoi ça ne vaut rien ! »

Ernie s’étonna : Perto lui avait dit que cette malédiction, rédigée sous la forme d’un serment irrévocable par terlin avec son propre sang, avait une valeur supérieure et qu’elle serait une vraie menace une fois les Hommes libres.

« Bien, reprit Miranda, puisque c’est ainsi, je vais vous le réciter !

— Hein ? s’exclama Perto.

— Vous avez bien entendu. Ne soyez pas aussi superstitieux ! »

Elle déclama alors, avec la diction qu’on réserve aux alexandrins :

Je me tue aujourd’hui pour mieux vivre demain.

Hylves, soyez maudits ainsi que votre engeance !

Que mon sang, ma puissance et mon intelligence

Et ma haine pour vous passent à l’un des miens

Qu’ils guident son esprit et le gardent toujours

Sur la voie des vengeurs et des triomphateurs

Pour semer le regret, la misère et l’horreur

Chez vous, fourbes menteurs, égoïstes vautours.

Par sa mère et son père il aura ma lignée :

Cent générations, toute une ère vivra

Jusqu’à ce que me naisse un fils qu’on nommera

Ou le Double-Héritier, ou le Moitié-Moitié

Pour qu’advienne enfin le vrai règne des Hommes.

Je ne vivrai plus. Pourtant, ce sera tout comme.

Le poème donnait la chair de poule. Tourné comme un véritable sonnet, il rappelait à Ernie les jolies fables qu’on lui faisait apprendre à l’école. Le sens en revanche en était très éloigné. Pas question de morale ici mais seulement du testament d’un fou dangereux qui manipulait une magie effrayante.

« Bien qu’il ait épousé une Demie, terlin a eu deux enfants : un garçon et une fille, expliqua Miranda Vise. Le garçon a eu un fils et la fille une fille. Ainsi, on a facilement pensé qu’il voulait que cette succession perdure jusqu’à ce que ses deux lointains descendants se rencontrent et procréent le Double-Héritier. Mais, biologiquement, c’est très peu probable : les Moitiés-Moitiés – ou les Demis, c’est la même chose – sont quasiment stériles. Il arrive qu’ils aient un enfant, deux tout au plus, mais il est impossible que cette exception à la règle se reproduise sur des générations.

— Mais si c’est magique ! contra Ernie.

— Dans ce cas, la malédiction ne marchera sûrement pas puisque le poème est mauvais.

— Mauvais ?

— Vous n’avez pas remarqué ? s’étonna Miranda Vise.

— Je n’ai pas beaucoup lu de poésie.

— Ceci explique cela. Ce sonnet a été écrit en quelques minutes. Certes, il est écrit en alexandrins, rime et comporte deux quatrains et deux tercets. Mais soyons sérieux ! C’est vraiment médiocre : la césure du dernier vers n’est pas à l’hémistiche, les rimes sont pauvres et faciles, le vocabulaire ras des pâquerettes, la musicalité complètement en option… C’est un travail bâclé.

— Peut-être qu’il n’y a pas besoin d’un excellent poème pour que ce soit efficace.

— Effectivement, ce sonnet est très efficace ainsi. Le problème, c’est que personne n’a compris à quoi il servait. Vous croyez qu’il est une malédiction magique mais ce n’est pas le cas : c’est seulement un épouvantail ! Terlin voulait qu’on le redoute pendant des siècles après sa mort, qu’on n’ose pas prononcer son nom et qu’on pense à lui avec respect. Et son petit poème est très fonctionnel en ce sens. Tout le monde, et surtout les Hylves, craint le retour mystérieux de Terlin à travers le Double-Héritier. Il ne souhaitait rien de plus : "le regret, la misère et l’horreur" pour le citer.

— Donc selon vous, le retour des Hommes ne risque pas de signifier le retour de terlin ? demanda Ernie un peu rassuré.

— Tout à fait. Il n’y a rien à craindre de ce côté-là. En plus, j’ai pris des dispositions personnelles qui me permettent de dire que le fameux Double-Héritier est encore loin de naître s’il naît un jour. Et, cerise sur le gâteau, je vous ferai remarquer que ce Moitié-Moitié serait également le descendant de Cassandra qui était la plus grande femme que j’ai connue, tous peuples confondus. Et ce ne pourrait pas être votre faute ni votre responsabilité : il appartiendrait aux Hommes d’alors d’arrêter ce danger. Ce serait une autre histoire que la Reportation. »

La Dragonne se pencha en avant et ajouta :

« Je trouve que c’est un excellent enseignement pour vous, Monsieur Thiry. Il faut que vous appreniez à ne pas vous effrayer de tout et n’importe quoi. Vous avez une tâche à accomplir. C’est tout. Votre nom marquera l’histoire mais il reste à savoir comment : vous pourrez être celui qui a réussi, celui qui a essayé ou celui qui a abandonné. Entre l’essai et la réussite, tout ne dépendra pas de vous mais pour ce qui est de l’abandon, ce sera à vous de décider. A vous de voir si un poème mal écrit pèse plus lourd que la liberté des vôtres…

« Il fait faim, non ? »

Miranda Vise avait lâché sa dernière phrase sans attendre la réponse d’Ernie, considérant manifestement que le sujet de la matinée était clos. Elle se leva alla de l’autre côté de la pièce, où elle touilla le contenu d’un chaudron suspendu dans une cheminée.

« J’ai fait une poule au granit bleu. Rassurez-vous, je ne vous demande pas de manger la bille de granit. Je sais que vous ne digérez pas la pierre aussi bien que nous. Perto, vous voudrez bien soulever le chaudron ? Il est un peu lourd pour mes vieilles articulations. »

Là-dessus, Ernie, le Géant et leur hôtesse se mirent à table et dégustèrent le plat que leur avait concocté Miranda. Étonnamment, le résultat était délicieux et la bille de granit bleu, compacte et polie, ne s’était pas émiettée dans tout le plat. Elle lui avait seulement donné une saveur originale et bienvenue.

Pendant tout le repas, la Dragonne refusa de parler de choses sérieuses car, selon elle, c’eût été gâcher la dégustation avec des pensées parasites. Ils papotèrent donc de tout et de rien jusqu’à la vaisselle qu’elle refusa de laisser à ses invités. Puis, elle s’enfonça à nouveau dans son fauteuil et demanda à Ernie :

« Dites-moi maintenant à quoi je pourrais vous être utile. Y a-t-il des questions que vous voudriez me poser ?

— Si vous l’acceptez, vous pourriez témoigner au Suprême Conseil, proposa Ernie sans réfléchir.

— Ah, désolée mais ce ne sera pas possible.

— Pourquoi ? Vous soutenez la cause des Hommes depuis le commencement ! Et vous êtes la personne la plus respectée de Magninsule !

— Vous ne comprenez pas : ce serait contre-productif. Sur ce sujet, je tanne le Suprême Conseil depuis des siècles ! Que voulez-vous que j’ajoute sans radoter ?

— Mais…

— Trouvez un autre Dragon, ce sera aussi bien. »

Ernie fit une moue déçue. Il fréquentait la Flavérie depuis plus d’une lune et il avait constaté à ses dépens que les Dragons étaient à peu près aussi soucieux du sort des Hommes que les Magivers. Il changea donc de sujet et s’intéressa à la vie de Miranda Vise. Perto lui en avait donné les grandes lignes mais il préférait en apprendre un peu plus et il lui semblait tout indiqué de se faire instruire par la première concernée. A toutes les questions, Miranda répondit avec plaisir et multiplia les détails. Perto n’intervint une seule fois, quand Ernie l’interrogea sur son métier.

« Enfin, tu parles à la présidente du Conseil des Houloubées et tu sais qu’elle prodigue des conseils plusieurs fois par semaine à tous ceux qui en veulent. Tu ne crois pas que c’est suffisant comme activité ? »

Mais la Dragonne n’était pas de cet avis car elle reprit Perto en disant :

« Sa question n’est pas stupide, en fait. J’ai eu une formation professionnelle et j’ai exercé un métier à certaines périodes de ma vie.

— Lequel ? s’enquit Ernie en jetant un regard fier à Perto.

— J’étais facteur de flûtes et d’appeaux. Je trouvais cette activité très intéressante car je n’avais aucune prédisposition pour les travaux manuels – alors que j’étais un génie dans presque tous les domaines de l’intelligence abstraite. Il a donc fallu que je travaille beaucoup pour arriver à quelque chose. Mais… »

La Dragonne s’assombrit et prit un temps de réflexion. Elle hésitait à dire quelque chose.

« Mais, reprit-elle après une grande inspiration, cette activité était aussi liée à mes problèmes d’ignation. J’ai passé toute mon adolescence et le début de l’âge adulte dans ce fléau. »

Comme Ernie ouvrait grand les yeux sans oser poser de question, elle précisa :

« L’ignation, c’est cracher du feu. C’est très mal mais c’est extrêmement agréable. Le plaisir qui en découle… c’est phénoménal. La plupart de Dragons ne le font jamais car c’est dangereux au plus haut point : presque la moitié de ceux qui essaient pour la première fois en meurent sur le coup. Mais certains le font, soit par esprit rebelle – très stupide – soit par accident – mon cas par exemple. Et c’est tellement grisant comme sensation que quelques-uns ne peuvent plus s’en passer – encore mon cas. Alors faire des flûtes et des appeaux m’a calmée… jusqu’au jour où j’ai eu la bête idée de cracher du feu dans un appeau. Attendez, je vais vous montrer le résultat. »

Miranda Vise se redressa et s’envola vers sa chambre. Elle fouilla un instant et revint avec une grande boîte en bois sombre. Elle la posa sur la table et l’ouvrit. Alignés sur du velours, cinq appeaux somptueux firent leur apparition. Ils étaient d’allures variées : taillés dans un bois différent, longs comme la main ou comme le majeur, avec un ou plusieurs trous sur la longueur et une magnifique extrémité, sculptée et peinte, qui représentait artistement un animal.

« Puisque vous vous y intéressez, prenez-en un. Celui qui vous plaira le plus. »

Perto objecta qu’il ne fallait pas que Miranda s’en sépare, qu’elle était trop généreuse… mais un regard combiné d’Ernie et de la Dragonne le fit taire. Ernie aimait beaucoup l’ours et l’aigle, il adorait les couleurs de la mésange, ne reconnaissait pas du tout le portrait d’un drôle d’animal gris à long museau, mais il opta pour le cinquième, par curiosité :

« J’aimerais bien entendre le son du Dragon.

— J’en étais sûre. C’était toujours celui qu’on me réclamait. » nota Miranda en prenant l’appeau correspondant.

Elle prit un monocle sur la commode voisine et plaça l’appeau à mi-chemin entre ses yeux et ceux d’Ernie. Elle le décrivit alors avec passion, mentionnant la manière dont elle avait choisi l’essence d’arbre, taillé et sculpté le bois et à quel point le son rendu était impressionnant. Enfin, elle remit l’appeau à Ernie. C’est à cet instant que le regard de la Dragonne se posa sur son visage. Elle resta figée au milieu d’un mot.

« Madame Vise ? demanda Ernie, inquiet.

— Excusez-moi, je vois flou sans mon monocle et je n’avais donc pas vu votre visage correctement.

— Mon visage ?

— Oui… Vous êtes un Homme. Il y avait si longtemps que je n’avais pas vu d’Homme. »

Ernie ne comprenait pas. Miranda Vise avait dû voir des milliers d’Hylves ou de Magivers. Quelle différence pouvait-il y avoir entre son visage et le leur ?

« Je crois que j’irai au Suprême Conseil, finalement, souffla la Dragonne autant pour elle-même que pour Ernie. Mais allez-y, soufflez donc dans votre appeau. Attention faites doucement. Je ne voudrais pas déranger toute la région. »

Ernie fut encore plus perplexe qu’avant. Que devait-il répondre à l’excellente nouvelle que constituait le témoignage de Miranda ? Et pourquoi avait-elle changé d’avis ? A cause de ses boucles blondes, de ses yeux pâles ? Ernie choisit de faire comme si de rien n’était et porta l’appeau à sa bouche. Un mince filet d’air s’échappa de ses lèvres.

Immédiatement, les yeux du faux dragon se mirent à briller d’une lueur orangée et sa gueule s’ouvrit en grand. Un rugissement tonitruant s’en échappa, qui fit trembler légèrement la vaisselle de Miranda Vise. Celle-ci sourit et ses yeux lancèrent des étincelles juvéniles :

« Je me souvenais que j’avais fait des prouesses mais à ce point… je m’étonne moi-même ! Ah, j’oubliais : ne l’utilisez plus tant que les yeux rougeoient, sinon, il se détruira. Plus vous soufflerez puissamment, plus il mettra de temps à se remettre. C’est logique mais je préfère vous le préciser. »

Ernie était loin de trouver tout cela logique. Un petit bout de bois n’était pas censé faire autant de bruit. Il demanda :

« A quoi sert-il, cet appeau ? Ce n’est quand même pas pour attirer des Dragons !

— Non, les appeaux sur lesquels j’ai utilisé l’ignation ne sont d’aucune utilité – sauf comme cor de guerre à la rigueur – mais ils sont très efficaces pour impressionner des amis. Autrefois, on se les arrachait au marché noir ! Mais j’ai enfin réussi à me séparer de l’ignation alors j’ai cessé d’en produire. Et d’ailleurs, je crois que je vais détruire ceux qui restent le jour où j’en aurai le courage.

— Vous voulez que je détruise celui-ci ?

— Non ! Il est à vous, gardez-le ! Pour vous, il est inoffensif. C’est seulement pour moi qu’ils sont dangereux. Ils me rappellent ces choses… »

La discussion ne dura plus beaucoup. D’une certaine manière, Miranda Vise poussait ses invités vers la sortie. Sans doute l’évocation de ses erreurs passées l’avait-elle particulièrement touchée. Ou peut-être était-ce cette révélation qu’elle semblait avoir eue en voyant le visage d’Ernie ? Quoi qu’il en soit, Ernie et Perto furent dehors en très peu de temps et dès le lendemain, ils reprirent leur chemin, toujours accompagnée par la fidèle et puissante Carotte.

***

Sitôt qu’Ernald Thiry et le Géant furent partis, Miranda laissa son visage se décomposer. Il y avait une éternité qu’elle ne s’était pas trompée à ce point-là. En une seconde, deux siècles et demi de convictions s’étaient effondrés. Il n’y avait qu’une chose à faire. Et c’était la dernière qu’elle s’était imaginé accomplir : elle devrait dire la vérité au Suprême Conseil.

Quitte à renoncer à la libération des Hommes, quitte à causer l’exécution du gamin.

Car elle ne supportait pas l’idée que la Dernière Guerre changeât de nom.

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