Chapitre 23 : Séparation
Avis au lecteur attentif : on a passé la moitié de l'ouvrage (approximativement).
Pendant les jours qui suivirent son entretien avec Miranda Vise, Ernie ne cessa pas de penser aux arguments de la Dragonne et, petit à petit, il fut totalement convaincu. Le peuple des Hommes méritait d’être libre autant que n’importe quel autre. Après tout, comme le rappela le prêtre dans son homélie le dimanche suivant, on ne punit la faute des pères sur les fils ni la faute des fils sur les pères. C’était un axiome fondamental de la justice.
De ce nouvel état d’esprit combatif, Ernie retira une forme de détermination et de certitude qui lui firent beaucoup de bien. Notamment, il était bien moins pessimiste quand il pensait à sa mère ou à sa patrie : il voyait presque exclusivement les améliorations qui résulteraient de son succès plutôt que les éventuels malheurs indépendants de sa volonté.
Ainsi pendant plus d’un mois, il n’y eut plus que deux ombres au tableau : la tunique hylve qu’il devait porter pour ne pas attirer l’attention et la stupide idée de Perto qui consistait à le faire trottiner à côté de Carotte au moins deux fois par jour. Pour se donner raison à lui-même, le Géant avait cité un auteur antique prétendant qu’un esprit en bonne santé devait s’aérer dans un corps en état de marche.
« Mon corps est en parfait état de marche ! avait affirmé Ernie avec foi.
— Ce serait mieux qu’il soit en état de course, avait poursuivi Perto en donnant une pichenette dans la cuisse maigrelette d’Ernie.
— C’est l’absence de pantalons dignes de ce nom qui donne l’impression que je n’ai pas de muscles ! En réalité, je suis parfaitement dans la norme des Hommes. » avait menti Ernie en essayant de ne pas songer aux jambes costaudes de son frère.
Le Géant avait alors révélé le fond de sa pensée : il voulait qu’Ernie se fortifie pour pouvoir fuir ou, le cas échéant, combattre les captistes qui attaqueraient peut-être. A cela, il n’y avait pas grand-chose à opposer ; c’est pourquoi Ernie, deux puis trois puis quatre fois par jour, devait suivre le rythme de Carotte à pied. Ce n’était pas très rapide mais grâce à cet exercice, Ernie gagna beaucoup de souffle et d’endurance. Ce qui n’était pas difficile car, il finit par l’admettre lui-même, il partait de très bas.
Le printemps s’étirait dans son dernier mois et les jours de chaleur devenaient de plus en plus fréquents quand enfin Ernie et Perto arrivèrent en vue des Horsylves. Terre des Hylves et des Escureuils, c’était le pays qu’Ernie craignait le plus. Son ami l’avait mis en garde : les captistes pulluleraient une fois la frontière passée et plus rien ne serait sûr.
Avant de découvrir cette contrée boisée et périlleuse, Perto suggéra de passer la nuit dans une auberge située à la frontière. Il en profita pour abreuver Ernie de conseils sur la manière de se comporter. Étrangement, il agissait comme un testateur exprimant ses dernières volontés si bien qu’Ernie fut pris d’un gros doute :
« On est d’accord que tu viens avec moi de toute manière ? »
Le Géant baissa les yeux.
« Pertoooo ? cria Ernie qui entendit sa propre voix monter dans les aigus.
— Ils recherchent un Homme et un Géant montés sur un gre-cheval, pas un Homme seul… »
Ernie toisa Perto longuement. Comment son ami pouvait-il lui faire un coup pareil ? Après un moment, il quitta le lit sur lequel il était assis face au Géant et laissa libre cours à sa colère :
« Pourquoi est-ce que tu me fais ça ? Pourquoi ! Je n’ai toujours pas mérité ta confiance ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me mettes toujours devant le fait accompli ? Qu’est-ce que j’ai fait, punaise !
« Tu sais que j’ai un cerveau ? Tu aurais pu me dire le mois dernier : "Ernie, j’ai bien réfléchi et à mon avis, il vaudrait mieux que nous fassions route séparément dans les Horsylves pour dissiper les soupçons." Et comme ça j’aurais peut-être pu me préparer un peu : regarder attentivement comment tu te débrouillais dans les auberges et dans les boutiques, comment tu choisissais notre itinéraire… Qui sait, tu aurais pu me donner des conseils tous les jours ! Mais non ! Monsieur Perto deuxième du nom préfère décider seul parce qu’il craint que je ne comprenne pas ses raisons !
« J’ai l’impression que tu me connais depuis quinze jours, que je ne suis pas digne de confiance ! Tu agis toujours de la même manière, tu me dis toujours les choses au dernier au moment. Comme quand tu m’as enlevé au nom du roi, comme quand tu as décrété que nous resterions chez Malecura, comme quand tu m’as obligé à porter cette fichue tunique… et j’en passe des vertes et des pas mûres !
« Punaise, tu te rends compte de la mouise dans laquelle je suis ! Maintenant, il y a neuf chances sur dix pour que je fasse une bourde dès demain et que je me trahisse tout de suite !
— J’aurais dû te le dire avant, convint Perto, mais ne t’inquiète pas, je vais t’aider, te donner des conseils…
— Des conseils ou des consignes ? Quand est-ce que tu parleras avec moi des choses importantes comme à un égal ? Quand est-ce que tu cesseras de faire des combines dans mon dos et de m’utiliser comme une marionnette ? Tu prépares tout à l’avance et tu m’en dis le moins possible par peur que je réagisse bêtement et que je gâche tous tes efforts !
— Tu exagères… commença le Géant.
— Non ! coupa Ernie sans écouter. Je n’ai pas fini. Tu gères ma vie depuis que je suis entré dans ta bibliothèque ! Tu as plus d’autorité sur moi que ma propre mère ! Et tu sais pourquoi ? »
Perto ne répondit rien, il semblait craindre la réponse. Ernie lui-même hésitait à la dire mais le ras-le-bol l’emporta :
« Parce que tu te prends pour mon père, Perto ! Alors que mon père, il est mort ! Tu n’es pas mon père ! On n’a même pas une goutte de sang en commun, tu es un Géant, Perto ! Pas un Homme. »
Ernie savait qu’il était allé très loin, trop loin. Mais cela lui importait peu parce qu’il l’avait sur le cœur depuis longtemps et qu’il ne pouvait pas le garder pour lui éternellement.
Pendant le repas, l’atmosphère fut plus lourde qu’avant un gros orage, ce qui n’était pas pour plaire à Ernie, très angoissé par le tonnerre et les éclairs depuis que son père avait été foudroyé. Ce fut Perto qui prit l’initiative de faire un pas vers l’apaisement lorsqu’ils furent remontés dans leur chambre. Il osa timidement :
« Tu veux bien que je te parle de deux ou trois choses pour la route ?
— Vu la situation dans laquelle je suis, je me demande si j’ai vraiment le choix, répliqua Ernie sèchement.
— Premièrement, il faut que nous nous donnions un point de ralliement. J’ai pensé à la frontière avec la Perta mais je ne suis pas sûr que nous nous trouvions facilement. Pour être sûr d’être au même endroit, je voudrais que tu sois sur la grand-place d’Elfcureuil dans deux mois et dix jours. J’ai calculé : c’est le temps maximal que je peux te laisser si nous ne voulons pas être en retard au Suprême Conseil. En bref, je veux que tu sois sur la place le vingt-quatre dans deux mois. »
Ernie préférait les lunaisons au système de mois mais il avait appris à s’y retrouver assez facilement.
« Donc je serai tout seul entre demain et le 24 juillet ?
— Oui. Et je ne veux surtout pas que tu essaies de me rejoindre avant. Sinon, la stratégie tombe à l’eau. Compris ? »
Ernie opina du chef sans enthousiasme. Le Géant reprit :
« Tu auras donc à peu près soixante-dix jours pour traverser les Horsylves jusqu’à Elfcureuil. C’est largement suffisant mais il ne faudra pas traîner en chemin.
— C’est la raison pour laquelle tu m’as fait courir à côté de Carotte ? Pour que je marche plus vite et plus loin ?
— Effectivement. Mais c’est aussi au cas où tu serais attaqué. Il est possible que les captistes aient une description physique de toi donc même tout seul, tu es en danger. Surtout à cause des Vengeurs qui t’ont vu au Nordaire.
— Je pourrai utiliser les feuilles de Malecura, répliqua Ernie. Si j’ai les cheveux, les yeux et le teint d’une autre couleur, ils me reconnaîtront d’autant plus difficilement.
— Justement, j’ai réfléchi aux feuilles d’expirante aussi. Étant donné le volume que nous en a donné Malecura, je pense que tu n’en auras pas pour tout le voyage puisqu’il faut faire une nouvelle infusion chaque jour. Donc je te préconise de les utiliser à partir de Garvallon. »
Ernie frissonna. Il avait entendu parler de cette ville de nombreuses fois dans ses leçons d’histoire car c’était le seul point de passage au-dessus du gouffre de Gar-en-Vallon mais il avait retenu une chose en particulier : cette cité avait connu les pires massacres de la Dernière Guerre. Des auteurs de l’époque – certes très lyriques – avaient même dit que son sol, imbibé du sang de milliers d’innocents, avait refusé de donner du fruit pendant des années.
« Pourquoi Garvallon ? demanda Ernie.
— Parce que tu y seras en trois ou quatre semaines et que ce sera le passage le plus dangereux du voyage. Avec Elfcureuil, c’est le seul endroit où on s’attend à ce que tu passes. Mais la différence, c’est qu’Elfcureuil est très grande et très peuplée. Tu seras comme une fourmi dans une fourmilière, alors que Garvallon est au milieu de la nature et il suffit d’attendre à un bout du pont pour contrôler tous ceux qui passent.
— Donc il faudra que je change d’apparence quand j’arriverai dans la zone de Garvallon.
— Oui mais ce n’est pas tout. Je voudrais que tu ne passes pas par le pont mais par le précipice.
— Par le précipice ? Je croyais que le pont était le seul point de passage !
— Pas vraiment en fait. Avant que le pont soit construit, on passait en-dessous de Garvallon. Il y a un sentier qui descend au fond du gouffre et qui remonte de l’autre côté.
— Et le sentier existe toujours ?
— Oui, il est encore emprunté par ceux qui ne peuvent pas payer le péage. En principe, tu seras à l’abri si tu passes par-là. Mais je veux que tu fasses très attention quand même car il faudra passer près de Garvallon. »
Ernie n’aimait pas l’idée de descendre et surtout de remonter un précipice qu’on disait si profond mais il préférait encore perdre deux journées de marche plutôt que de se faire pincer par les captistes. Il accepta donc le plan de Perto.
Le Géant poursuivit avec mille avertissements sur les coutumes des Hylves et des Escureuils. Ernie retint les plus importantes : ne jamais prendre de haut un Escureuil, toujours regarder où mettre les pieds et ne surtout pas donner ou recevoir quoi que ce soit d’eux car cela constituait un crime contre le très fragile système bi-monétaire des Horsylves. Et concernant les Hylves, il fallait se méfier de tout interlocuteur car la majorité avait une sympathie pour les captistes. Pour finir, Perto donna à Ernie un sac-à-dos en cuir dans lequel il avait rangé les feuilles d’expirante, une bourse d’argent, un coffret en bois pour le pique-nique quotidien, une gourde, une carte et son petit couteau.
« Pour l’argent, je t’ai mis tout ce qui nous reste – sauf ce dont j’aurai moi-même besoin. Pour le pique-nique, tu feras comme moi : tu demanderas qu’on te le prépare la veille au soir. Et pour la carte, je crois que je t’ai appris à t’en servir. De toute manière, il suffit que tu ailles vers le sud puis le sud-ouest en essayant de rester à proximité de la route de Quatre-Terres.
— Et ton petit couteau ? s’enquit Ernie étonné de voir son ami s’en séparer si facilement.
— C’est toujours utile. Je te conseille de le garder à portée de la main…
— Et comment je fais puisque je n’ai plus de poches ? demanda Ernie en pointant sa tunique.
— Tu le glisseras à ta ceinture. Mais fais attention, il est très affûté.
— Comme tous tes couteaux, remarqua Ernie en songeant au temps que le Géant passait à aiguiser les lames de ses compagnons les plus fidèles.
— Un couteau émoussé, c’est un molosse édenté. » dit Perto avec le premier sourire de la soirée.
Mais Ernie n’était pas d’humeur à plaisanter. Il prit un ton plus dur pour faire comprendre au Géant que sa colère n’était pas passée.
« Je ne vois pas le reste de ce qui m’appartient, accusa-t-il en évoquant les trois seuls objets qui étaient proprement à lui. Où sont mes vrais vêtements et mon appeau ?
— Dans ma hotte. Tu n’en auras pas besoin.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Si tu mets ton pantalon, tu auras l’air suspect et si tu souffles dans ta flûte, tu vas rameuter toute la forêt.
— Je ne suis pas sot à ce point !
— Je préfère t’éviter toute tentation. »
Ernie savait que Perto était plus borné que lui donc il céda, lui jetant simplement :
« Tu vois, tu prends toujours les décisions pour moi parce que tu ne me fais pas confiance. Bonne nuit ! »
Le Géant ouvrit la bouche mais la referma aussitôt. Non, décidément, Perto ne changerait jamais.
Cette nuit-là, Ernie dormit mal et fit un drôle de rêve mais quand il se réveilla, avec le soleil, une idée coupable traversa son esprit et chassa complètement les souvenirs vaporeux de ce cauchemar. L’idée coupable avait un nom : le vol. Pour la première fois de sa vie, Ernie réfléchit à voler ce que Perto lui refusait. Il avait quelques minutes pour se décider avant que le Géant se réveille à son tour.
Quoique : était-ce un vol ? Ce qu’il voulait prendre lui revenait. C’étaient son pantalon, sa chemise et son appeau.
Alors Ernie se leva sur la pointe des pieds, reprit ses biens, mit son sac sur ses épaules et s’en alla. Une demi-heure plus tard, il passait la frontière dans l’air frais du matin, une branche à la main en attendant de trouver un bâton plus solide et une boule au ventre à cause de l’inconnu qui s’ouvrait devant lui et du connu qui disparaissait derrière.
Annotations