Chapitre 24 : Le châtiment des loups
Son souffle lui arrachait les poumons, ses coussinets criaient de douleur et sa queue était constellée de débris qui le déséquilibraient à chaque saut, mais Benjamin ne pouvait pas s’arrêter. Il préférait encore se rompre le cou en glissant d’une branche de hêtre plutôt que de laisser condamner Lucie. Condamner Lucie, condamner Lucie ! comment Oscar et les autres Vivants osaient-ils ? Pourquoi pas exécuter l’agneau nouveau-né tant qu’on y était ! Quelle cruauté, quelle ineptie !
Écumant de rage, Benjamin pensa à sa pauvre Lucie. Dès son arrivée à La Vie par don, la jeune Hylve s’était montrée farouchement anti-captiste. Benjamin était le mieux placé pour le savoir puisque, dès le début, Oscar l’avait confiée à ses soins et à sa surveillance. Même à l’occasion de la visite d’Édouard, Lucie avait instinctivement réagi en anti-captiste : elle avait pleuré un temps avec le Vengeur mais quand celui-ci lui avait proposé de rejoindre son organisation captiste, elle s’était dressée comme un ressort et l’avait traité de tous les noms. A cette époque-là, tous les Vivants l’avait accueillie à bras ouverts.
Et il y avait eu le jeu d’espionnage. Benjamin avait pourtant prévenu Oscar que l’idée était mauvaise ! Mais Oscar n’avait pas écouté. Il avait demandé à Lucie de retourner chez les Vengeurs en feignant d’avoir changé de camp. Lucie avait accepté. Pour montrer ce qu’elle valait, pour se rendre utile, pour rendre la monnaie de sa pièce à Édouard… Benjamin lui avait pourtant dit de refuser ! Mais elle n’avait pas écouté et était devenue agent-double.
Hors d’haleine, Benjamin arriva enfin au campement de La Vie par don. Dès qu’il y fut, il apostropha son chef, occupé à lire un folicule dans l’arbre de commandement.
« Où est-elle ?
— Bonjour Benjamin, répliqua le vieil Escureuil décati des oreilles et toujours à cheval sur la politesse.
— Bonjour chef, où est Lucie ? demanda Benjamin en reprenant son souffle.
— Hélas, à l’heure qu’il est, elle est à un fil de la mort.
— Non ! Vous l’avez condamnée !
— Ce n’était que le prix de sa trahison malheureusement.
— Elle est loin d’ici ?
— Benjamin, dit Oscar en se levant. N’y pense même pas !
— Est-ce qu’elle est loin ? cria Benjamin.
— Ce n’est pas la question ! Nous avons voté, tu ne peux plus rien y faire.
— Je m’en moque ! »
Benjamin était exténué mais il sentait la colère lui donner une vigueur nouvelle ainsi qu’une insolence qu’il ne se connaissait pas. Il n’avait jamais parlé au vieux chef de La Vie par don sur ce ton. Mais maintenant qu’il s’agissait de la vie de Lucie, il était prêt à tout et même à désobéir à Oscar Branc.
« C’est trop tard, Benjamin. La fosse est à une heure de marche et ils sont partis à deux heures. »
Trop tard, oui. Même en voltigeant comme un dératé, il faudrait à Benjamin au moins un quart d’heure pour parvenir à la fosse. Les cordes utilisées pour le châtiment des loups auraient brûlé depuis longtemps. De toute façon, qu’aurait-il fait ? Il aurait regardé Lucie se faire dévorer, impuissant à cause de sa taille minuscule. C’eût été pire que tout.
« Vous avez voté sans moi, dit-il en durcissant son museau.
— J’ai voté l’acquittement à ta place et cela n’a rien changé. Il y avait l’unanimité en face.
— J’aurais pu témoigner en sa faveur. Je la suis depuis toujours !
— Tu n’aurais pas convaincu les Vivants. Pas assez en tout cas.
— Pourquoi ? Quelles preuves avaient-ils ? A-t-elle avoué ?
— Elle a nié jusqu’au bout mais…
— Mais quoi ? s’emporta Benjamin. A-t-on découvert des messages incriminants ? L’a-t-on surprise en train de saboter ou de comploter contre La Vie par don ?
— Non plus, mais nous avions la preuve qu’elle nous avait baladés, dit Oscar avec tristesse. Vengeance affamée s’est arrêtée au sud de Garvallon. »
Au sud de Garvallon ? Benjamin n’en revenait pas. Lucie avait assuré que les Vengeurs comptaient s’établir tout au nord des Horsylves pour attaquer l’Homme au plus tôt.
« Benjamin, poursuivit le vieil Escureuil en lui pressant doucement une oreille entre ses griffes, à cause d’elle, on a peut-être tout perdu. C’est un miracle qu’on sache qu’ils n’ont pas passé le pont de Garvallon. Maintenant, il faut que nous fassions demi-tour et que nous ratissions la forêt pour trouver leur campement. Si ça se trouve, nous n’y arriverons jamais.
— Peut-être qu’ils ont changé d’avis sans le dire à Lucie, proposa Benjamin encore sous le coup de la nouvelle.
— Ce n’est pas ce que nous avons pensé.
— Et alors ? Elle est présumée innocente dans le doute, non ?
— C’est vrai devant les juges, pas ici. Nous ne condamnons pas, nous soumettons à une ordalie. Si elle est innocente, elle s’en sortira.
— Quelle hypocrisie ! Personne ne se sort du châtiment des loups !
— Benjamin, calme-toi ! s’écria Oscar dont les narines tremblaient désormais. Ce n’est pas moi qui en ai décidé ainsi. Lucie nous a menés par le bout du museau alors que nous l’avions recueillie quand elle n’avait plus personne. Elle a joué, elle a perdu. La réaction des Vivants était prévisible.
— Prévisible ! s’exclama Benjamin. Un Vivant fait triompher la vie sur la mort, le pardon sur la vengeance ! Il ne tue pas une suspecte !
— Je sais. Je ne suis pas fier de ce que nous avons fait.
— Vous avez condamné Lucie parce qu’elle était Hylve, accusa Benjamin amèrement. Une Hylve parmi les Vivants, comment le supporter ? Il fallait s’en débarrasser, alors on l’a décrétée traîtresse ! »
Benjamin regarda son mentor droit dans les yeux. Le vieil Escureuil avait perdu sa jeunesse et la fraîcheur de ses idéaux avec. Pire, La Vie par don tout entière s’était altérée, corrompue, rabougrie.
« Très bien, déclara Benjamin avec froideur. Son sang ne retombera pas sur ma tête. Mais qu’une chose soit claire : dès que nous serons assurés de la sécurité de l’Homme, je m’en irai. »
Sans attendre, il quitta l’arbre de commandement et regagna sa branche pour ruminer la décrépitude de La Vie par don qui avait été sa famille pendant le tiers de son existence. Sous quelques jours, semaines ou mois, le sort de l’Homme serait scellé (pour le meilleur, espérait-il) et Benjamin devrait alors changer de vie. Il pourrait se lancer dans la politique comme toute la gens De Frane avant lui ou il pourrait faire tout autre chose. Hélas, il devrait renoncer à La Vie par don.
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