Chapitre 25 : Le hurlement des loups
Ernie s’agrippait aux pattes arrière de Miranda Vise pour ne pas tomber. La Dragonne se mit à descendre vers une clairière perdue dans l’immense forêt et cria dans le vent :
« Je vais te déposer là ! Au moins tu ne retrouveras pas ton chemin ! »
Ernie s’entendit réfléchir qu’en effet, il était sûr de ne jamais sortir de cette forêt. Stupéfait, il s’aperçut qu’il en était soulagé !
Miranda Vise atterrit et promit :
« Je vais tout arranger, ne t’inquiète pas ! Surtout, attends mon retour et ne bouge pas d’ici ! Et ne parle à personne !
— C’est promis. » répondit Ernie, en s’asseyant par terre.
La Dragonne s’envola. Elle semblait plus grande qu’avant et Ernie ne comprenait pas pourquoi elle le tutoyait désormais. Seul, il regarda autour de lui. Le vent faisait onduler les arbres bizarrement mais tout était tranquille. Soudain, il entendit une voix.
« Ernie ! Ernie ! Ernie, où est-tu ? ERNIE ! »
Perto appelait. Il voulait retrouver Ernie. Il ne fallait pas répondre, pas parler. Perto le cherchait. Il fallait se cacher, pour la sécurité de Perto. Ernie se cacha dans un buisson, il y entra, il devint le buisson.
« Ah, tu es là, tu m’as fait si peur ! »
Comment Perto l’avait-il trouvé ? Où était passé le buisson ? Ils étaient debout l’un en face de l’autre mais très éloignés. Perto courait vers Ernie. Il se rapprochait constamment. Ernie fit de grands signes à Perto.
« Qu’est-ce qu’il y a Ernie ? Attends, j’arrive ! »
Ernie ne devait surtout pas parler, pour la sécurité de Perto. Mais il allait être trop près ! Il fallait lui dire !
« Perto ! Arrête-toi ! Va-t’en ! »
Trop tard ! de gros pythons apparaissaient entre Ernie et Perto, et attaquaient le Géant. D’où venaient-ils ? Pourquoi ne s’en prenaient-ils qu’à Perto ?
Le corps de Perto se disloqua, sa tête roula au milieu des langues fourchues et des yeux aux pupilles verticales. Les serpents souriaient de satisfaction.
« PERTO ! »
Ernie se réveilla en nage et s’assit immédiatement. Il était dans un petit coin de forêt paisible. Le ruisseau voisin clapotait derrière une enfilade de noisetiers et de bouleaux. Un à un, les merles et les pics verts se remettaient à gazouiller après cette brutale interruption. Pendant quelques instants, Ernie chercha Perto, les serpents, Miranda Vise. Mais ils n’étaient pas là, il n’y avait que lui.
L’affreux rêve n’était pas neuf pour Ernie. Il le hantait même depuis des nuits. A présent, il avait aussi conquis sa sieste d’après-midi. Ernie reprit son souffle et se passa une main dans les cheveux. Le cauchemar avait une signification mais laquelle ? Le simple fait d’y penser effrayait Ernie donc il ne poussa pas l’analyse plus loin et, faute de pouvoir se rendormir, décida de reprendre sa route.
Depuis quelques jours, Ernie faisait son chemin sans vraiment regarder sa carte car il s’était découvert un très bon sens de l’orientation. Pour se diriger rapidement vers Elfcureuil, il suffisait en fait de maintenir le cap à peu près au sud et de s’arranger pour trouver une auberge avant le soir. Ainsi livré à lui-même, Ernie se prenait un peu pour un explorateur et, de plus en plus souvent, il se surprit à avoir un tour d’esprit plus téméraire, plus insouciant. Un jour par exemple, il se trouvait Gros-Jean comme devant à la nuit tombée, à des lieues de l’auberge la plus proche. Quoi de plus terrifiant ? Malgré tout, il ne paniqua (presque) pas et résolut de coucher à la belle étoile dans un pré d’herbes hautes.
Plus que de le rendre entreprenant et volontaire, la forêt des Horsylves avait aussi un effet très apaisant sur Ernie. Les grands arbres centenaires le rassuraient et le consolaient. Ils reflétaient le temps long et la force tranquille bien loin de l’agitation et de l’urgence du monde humain. Le Suprême Conseil, la Reportation, les captistes à l’affût, les témoins à trouver… tout cela n’existait plus quand Ernie flânait entre les chênes et les hêtres ou lorsqu’il admirait les arbres ni feuillus ni conifères qu’on appelait boulus et qui faisaient figure de race précieuse dans les forêts des Horsylves.
Il suffit donc de quelques minutes de marche à Ernie pour oublier son cauchemar anxiogène et se réciter à voix basse ses conjugaisons d’îlien classique. Il bloquait sur l’imparfait des verbes semi-déponents quand un cri lui parvint, trop guttural pour être un chant d’oiseau même enroué. Le bruit venait de l’avant et il hésita à rebrousser chemin. Néanmoins, porté par son nouveau courage, il suivit son petit sentier vers le sud et ne ralentit pas.
Quand il fut plus proche, le cri se fit à nouveau entendre, beaucoup plus distinctement. Le sang d’Ernie se glaça. Le son lui rappelait méchamment les « ahou, ahou ! » que faisait Perto quand il lui lisait une histoire avec un loup. Ernie n’en avait jamais vu et savait qu’il n’y en avait pas dans le Département des Hommes. Dans les Horsylves en revanche…
Ernie prit donc deux décisions en une seconde : fuir et ne plus jamais dormir en extérieur sans précautions.
Mais à peine avait-il commencé à courir qu’il se figea à nouveau. Au milieu des hurlements de loups, il percevait autre chose. Une voix, un appel au secours. Ernie grommela entre ses dents. Punaise, une vie était peut-être en jeu. Le nouvel Ernie ne pouvait pas s’en aller. Même l’ancien n’aurait pas fui : il y serait simplement allé en traînant les pieds et gémissant de peur. Il s’élança donc en sens inverse, serrant son bâton de marche de toute la force de son poing. Au tournant du chemin, il continua tout droit en direction des cris, s’enfonçant résolument au cœur des bois.
Après cinq minutes de course, il arriva à proximité des lieux. Il distinguait nettement les cris des loups et ceux de leur victime. A la voix, il sut que c’était une Hylve, une Hylve très en colère. Tantôt elle injuriait les loups, tantôt elle hurlait à l’aide.
« Je sais qu’il y a quelqu’un qui m’entend ! Il y a forcément quelqu’un ! »
Les appels étaient peu cordiaux mais Ernie s’approcha encore, plus prudent que jamais. Il découvrit enfin l’Hylve qui criait, à califourchon sur une planche maintenue au-dessus d’une large fosse par deux cordes tendues, attachées à des arbres proches. Dans la fosse, il y avait des loups qui tournaient en se léchant les babines et quant aux cordes, elles brûlaient toutes les deux. Personne d’autre n’était en vue : ni Hylve ni Escureuil.
« Hé, toi ! s’exclama la jeune femme en apercevant Ernie. Tu peux te bouger le train ?
— Mais qui vous a fait ça ? répliqua-t-il sans se formaliser du ton de l’Hylve.
— On s’en moque, ils sont partis ! Mais éteins-moi ce foutu feu ! »
Ernie s’accroupit en hâte près de l’une des cordes et renversa son sac plus qu’il ne l’ouvrit. Il prit la gourde et la vida sur la corde sans obtenir de résultat suffisant. A croire qu’on l’avait enduite d’huile.
« Mais non ! J’ai trempé les cordes dans de l’huile, étouffe les flammes avec ta tunique ! » cria l’Hylve qui scrutait chaque geste d’Ernie.
Elle avait elle-même monté son supplice ? A quel genre de folle Ernie avait-il affaire ? Il repoussa la question à plus tard et saisit son vieux pantalon. (C’était toujours mieux que sa tunique.) A deux mains, il en enserra la corde mais celle-ci était déjà tellement consumée que ce simple contact acheva de la détruire. Elle céda. La planche et l’Hylve tombèrent, seulement retenues par l’autre corde qui se rompit dans la foulée.
Ernie étendit les bras vers le trou béant et cria inutilement. L’Hylve lui jeta un regard terrorisé avant d’atterrir au milieu de la fosse. Ernie avait été impuissant, il assista à la suite figé d’horreur. Il ne voulait pas voir mais il n’aurait pas la lâcheté de fuir à cet instant. S’il pouvait au moins accompagner la jeune femme dans la mort, il le ferait, peu importe les images de chair et de sang qui le hanteraient jusqu’à la fin de ses jours.
L’Hylve ne pensait manifestement pas à être accompagnée dans la mort. Plus farouche que la meute, elle se redressa avant même de tomber et, sillonnant entre deux loups un peu surpris, parvint à se placer dos à une paroi, armée de la planche avec laquelle elle était tombée. Les prédateurs ne lui laissèrent pas de repos pour autant et l’encerclèrent comme une brebis esseulée. Ils écumaient de la gueule et se relayaient pour attaquer leur victime qui les repoussait aussitôt grâce à sa planche. Pendant un moment, le combat fut égal.
A la cinquième tentative d’un loup au pelage très touffu, elle abattit la planche de toutes ses forces pour tuer la bête. Mais celle-ci fut plus rapide et bondit en arrière. La planche éclata en mille morceaux. Le choc sortit Ernie de sa torpeur et il jeta son bâton à l’Hylve désarmée. Le bâton de marche, qu’Ernie avait choisi mince et robuste, ne durerait pas plus que la planche ; aussi Ernie se força-t-il à chercher quelque chose d’autre.
Autour de lui, de la mousse, des arbres, des branches, peut-être une ou deux pierres en cherchant bien… rien qui permette de tuer une demi-douzaine de loups. Mais tout proche il y avait une tête de dragon sculptée qui attira l’attention d’Ernie. Les cris de rage et les hurlements féroces achevèrent de lui inspirer une idée de la dernière chance.
« Attention ! cria-t-il à l’Hylve. Je vais les effrayer ! »
Elle ne répondit rien, trop occupée à repousser une mâchoire pleine de crocs. Ernie souffla donc de toutes ses forces dans l’appeau en forme de dragon.
L’effet fut immédiat.
Un rugissement plus puissant que le tonnerre – au grand dam d’Ernie, toujours terrifié par l’orage – remplit la forêt tout entière. Les oiseaux s’envolèrent à tire d’aile, les rongeurs et les lézards déguerpirent entre les buissons et, au loin, le gros gibier claqua des sabots. Les loups, affolés, tournèrent dans la fosse sans issue et, pris au piège, se ratatinèrent en couvrant leur museau et en gémissant piteusement. Quant à l’Hylve, elle protégea ses oreilles une seconde et n’en perdit pas une de plus : elle saisit les deux morceaux de corde encore fumants et les noua solidement avant de les lancer à Ernie.
« Tiens-en un bout ! Il faut que je sorte de là ! »
Ernie s’exécuta, les pieds enfoncés dans le sol et tous les muscles bandés. La corde de fortune s’alourdit subitement quand l’Hylve entama son ascension mais Ernie résista. Dieu merci, elle était plus légère que lui et elle s’aidait beaucoup de la paroi pour grimper. Enfin elle apparut hors de la fosse et se laissa tomber sur la mousse. Ernie s’assit aussi, les mains et les bras brûlants de ce qui avait constitué pour lui un grand effort. Elle était belle derrière ses cheveux blonds mais Ernie ne s’y intéressa pas : elle était Hylve, pas Femme.
Il s’enquit de son état :
« Vous n’avez rien de grave ? Les loups ne vous ont pas mordue ?
— Non, ne t’inquiète pas. Tu me vouvoies ?
— Je peux v… te tutoyer aussi. Je m’appelle Ernald mais tu peux dire Ernie.
— Ernald ? Je n’avais jamais entendu ce prénom, dit l’Hylve en levant les yeux.
— Il faut dire que c’est moche, dit Ernie avec honnêteté. Ma mère m’a toujours dit qu’elle et papa étaient atterrés quand… »
L’Hylve cligna des yeux et s’exclama :
« Ce ne sont pas tes parents qui ont choisi ton nom ? »
Ernie se sentit très stupide. Il avait à peine ouvert la bouche qu’il se trahissait déjà. Il inventa le mensonge le plus proche possible de sa fausse identité d’orphelin élevé chez les Géants pour recoller les morceaux :
« Mes parents sont morts quand j’étais chez les Géants alors leur administration m’a recueilli et donné mon nom. La seule chose que je sache d’eux, ajouta-t-il pour donner un effet réaliste à son mensonge, c’est que je leur dois mes deux grains de beauté au-dessus de la bouche : un de mon père et un de ma mère.
— Mais tu viens de dire que tes parents…
— Adoptifs, mentit-il encore. C’est quand j’ai été dans les bras de mes parents adoptifs que ceux-ci ont appris mon nom. Mes parents biologiques m’avaient sans doute donné un autre. Et sinon, toi, tu t’appelles comment ?
— Lucie. Lucie Hauton. Et merci, Ernie. »
Un large sourire s’étalait sur le visage de Lucie. Ernie n’avait jamais été remercié avec autant de simplicité et de vérité. Peut-être était-ce dû au fait qu’il n’avait jamais sauvé de vie auparavant.
« Et comment tu t’es retrouvée dans ce pétrin ? demanda-t-il pour cacher son embarras.
— C’est un peu délicat. Je préférerais ne pas en parler. J’ai fait confiance aux mauvaises personnes alors tu comprends… »
Ernie comprenait parfaitement. Lui-même évitait également de trop en dire. Ils discutèrent donc de tout autre chose et Ernie réussit à faire accepter à Lucie les restes de son pique-nique de midi. Quand enfin ils se levèrent, il déclara :
« Je vais vers le sud, et toi ?
— Moi aussi. »
Ernie attendit quelques mots supplémentaires et comme ils ne venaient pas, il proposa à Lucie de la mener jusqu’à la route qu’il venait de quitter. Elle accepta et ils marchèrent à travers bois sans parler. De retour sur le sentier, Ernie rompit une dernière fois le silence :
« Tu vas jusqu’où au sud ?
— Pourquoi cette question ? répliqua Lucie du tac au tac.
— Parce que je vais jusqu’à Elfcureuil et que je me suis dit que nous pourrions faire un brin de route ensemble. »
Ernie vit Lucie le scruter intensément et se sentit décortiqué comme une crevette. Il comprit qu’elle redoutait sa compagnie. Parce qu’il était un garçon et qu’elle était une fille. C’est ce qu’aurait dit sa mère en tout cas : « une femme seule avec un homme est une femme en danger » rabâchait-elle souvent.
Ernie aurait voulut ajouter quelque chose pour éclaircir ses intentions comme « en tout bien tout honneur » mais il savait que pareille remarque n’aurait fait que renforcer encore les soupçons de Lucie. Le choix lui revenait. Finalement, Lucie songea sans doute qu’Ernie n’était pas un garçon dangereux puisqu’elle répondit :
« D’accord, je vais jusqu’à Garvallon. »
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