Chapitre 26 : Le pont de Garvallon

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Accompagné de Lucie, Ernie se sentait beaucoup mieux que tout seul. Tous deux ne papotaient pas énormément et passaient même le plus clair de leur temps dans leurs pensées mais ils marchaient côte à côte et cela faisait toute la différence. C’était comme au temps où Perto était encore là, à part que Lucie avait l’âge d’Ernie, ce qui rendait les choses plus naturelles encore.

Une nuit, Ernie se surprit à songer qu’il était heureux que sa famille soit éloignée. De prime abord, il se sentit coupable de penser ainsi. En y réfléchissant pourtant, il trouva que son désir était naturel : entrant dans l’âge adulte, il voulait de l’intimité. Loin de sa mère, de son frère et de Perto, il faisait ses choix seul et en assumait les conséquences seul. Il dirigeait enfin sa vie. Et personne n’était là pour critiquer sa décision de voyager avec Lucie. Personne non plus ne le charriait avec des sous-entendus lourdingues.

D’un côté plus pragmatique, Ernie trouvait également que ce rapprochement avait un énorme avantage : il lui permettait d’être beaucoup plus discret. Lucie, pas timide pour un sou, parlait toujours pour lui de sorte qu’il lui était impossible de gaffer ; l’Hylve déviait aussi les soupçons captistes par sa simple présence (qui imaginerait que l’évadé faisait route avec elle ?) ; sa connaissance des lieux évitait des détours malheureux et, cerise sur le gâteau, elle lui enseigna mille et une choses de la vie des Hylves et des Escureuils qui éclairèrent beaucoup sa lanterne.

Ernie se leva donc avec regret le matin du jour où ils devaient arriver à Garvallon. A midi, ils déjeunèrent sur un coin herbeux d’où l’on discernait la tour de la citadelle. La discussion en venant à la religion, Ernie coupa court. Il savait Lucie encore moins croyante que Perto et n’avait pas envie de se fâcher parce qu’elle considérait comme hautement prétentieux de se dire fait à l’image de Dieu tandis qu’il pensait l’exact inverse. Le reste du repas se passa donc en silence jusqu’à ce qu’il remarque quelque chose sur son poignet. On eût dit un nouveau grain de beauté très foncé. Il regarda de plus près et poussa un glapissement. Le grain de beauté avait de petites pattes.

« Qu’est-ce que tu as ? demanda Lucie qui émergeait de ses pensées.

— Regarde ! Il y a une bête qui me rentre dans le corps !

— C’est une tique, dit l’Hylve sans ciller.

— Une tique ? Qu’est-ce que c’est ?

— Tu n’en as jamais eu après avoir marché dans des buissons ou des herbes hautes ?

— Non ! Tu pourrais me l’enlever s’il-te-plaît ? »

Le bras d’Ernie tout entier tremblait. Lucie avait-elle compris qu’une bestiole lui pénétrait les chairs ? Que se passerait-il si elle pondait des œufs sous sa peau ? Ou si elle remontait jusqu’à son cœur ? Est-ce qu’elle n’allait pas grossir en se nourrissant de son sang ? Vraiment, il avait été fou de passer une nuit dans l’herbe quelques jours auparavant !

« Calme-toi, Ernie, lui dit Lucie avec un sourire outrageusement amusé. Ce n’est pas grave. J’en ai déjà eu des dizaines.

— Ah bon ?

— Je ne pensais pas qu’il y en avait au nord du Gar-en-Vallon mais ce n’est pas dangereux. Il faut juste veiller à tout extraire. »

Tout extraire ? Elle était sérieuse ? Il fallait croire que oui puisqu’elle s’agenouilla à côté d’Ernie et procéda avec la délicatesse d’une mère attentionnée. L’opération fut très courte : en trois secondes et à l’aide de sa seule pince à cheveux, elle retira l’immonde animal et l’écrasa sans pitié.

« Tu as tout extrait ? demanda nerveusement Ernie.

— Oui, gros trouillard ! Allez, il est temps de partir maintenant ! »

Ernie se répandit en remerciements et acheva de remballer ses affaires. Il croyait avoir échappé au plus grand danger de son voyage. Sa nouvelle identité d’aventurier en prenait un sacré coup mais son esprit oubliait déjà la tique car il avait prévu de quitter Lucie aussitôt après le repas. En fait, il avait même projeté de le faire dès le petit matin mais n’en avait pas eu la force.

Si Perto avait été là, il ne lui aurait pas laissé le choix car il fallait qu’il utilise la potion d’expirante avant Garvallon. C’était obligatoire pour changer d’apparence et ne pas être reconnu dès son entrée dans la ville. Il pouvait aussi le faire juste d’avant mais avec le risque d’être repéré par un Hylve posté en amont de Garvallon. Ernie ouvrit les lèvres pour dire adieu à Lucie mais rien ne sortit.

Après tout, sa présence le dissimulait aussi bien qu’un simple changement de couleur, non ? Et surtout, son absence signifiait la même solitude qu’auparavant. Ernie resta donc à ses côtés pour profiter encore un peu de sa compagnie.

Une petite demi­-heure de marche suffit aux deux amis pour atteindre Garvallon. La ville était célèbre, tristement célèbre, à cause des batailles et des massacres qui s’y étaient déroulés au cours de la Dernière Guerre. Du côté sud, elle présentait un rempart peu élevé qui longeait le précipice de Gar-en-Vallon. Au plein milieu du rempart, un haut donjon carré était percé d’un porche qui donnait sur le pont. De l’autre côté, la ville se massait derrière une épaisse muraille d’enceinte qui la protégeait des attaques venues du nord. La grande porte était alignée avec le donjon et, entre les deux, une route pavée servait de grand-rue.

Arrivé devant Garvallon, Ernie hésita. S’il avait bonne mémoire, Lucie n’avait pas prévu d’aller plus loin. De plus, les avertissements et les recommandations de Perto étaient clairs : la ville et ses environs seraient propices aux embuscades et il fallait passer par le sentier qui descendait et remontait du précipice.

« C’est ici que nous nous séparons, je présume, dit Ernie avec des regrets plein la voix.

— Non, je vais un petit peu plus loin, après le pont, répondit Lucie en souriant.

— Ça ne change rien, je dois passer par le sentier.

— Quel sentier ?

— Celui qui évite de passer par le pont. »

En riant, Lucie s’exclama :

« Toi ? Tu veux passer par le sentier du Trompe-la-mort ! »

Ernie ne connaissait pas ce nom mais il acquiesça, moins sûr de lui que jamais.

« C’est pour ne pas payer le péage ?

— Un peu…

— Tu sais que ce n’est plus si cher que dans le temps ! Les travaux ont été amortis désormais. »

Que fallait-il répondre ? Maintenant qu’il était là Ernie pouvait encore aller jusqu’au pont, surtout si le sentier était si scabreux qu’on le disait. Que gagnerait Ernie à s’écraser au fond du Gar-en-Vallon ? Perto avait décidé de prendre le sentier, Ernie préférait le pont. Mais comme le dernier mot lui revenait…

« Soit, accepta-t-il, j’espère que je n’aurai pas trop le vertige là-haut. »

Auprès de Lucie, il passa donc la porte principale de Garvallon et remonta sa grand-rue. A chaque pas, il jetait trois ou quatre coups d’œil méfiants tout en essayant de se rassurer à l’idée que, accompagné, il passerait inaperçu. A force de regarder de tous côtés, Ernie remarqua que la citadelle était aussi lugubre en vrai qu’en légende. Les fortifications avaient été reconstruites après la guerre mais pour ce qui était de la population, les fantômes demeuraient plus nombreux que les vivants. A part les boutiques qui profitaient du flot de voyageurs, les habitations étaient sombres et inhospitalières. Beaucoup tombaient en ruines. Sans doute les Hylves préféraient-ils les villes nouvelles comme Elfcureuil, la capitale sans histoire ni héritage qui faisait figure d’eldorado dans tout Magninsule.

Passé le sinistre donjon, Lucie et Ernie s’acquittèrent du droit de péage et mirent enfin le pied sur la volée de pierre que les Hylves avaient jetée au-dessus du gouffre de Gar-en-Vallon. C’était un ouvrage splendide, assez large pour que les charrettes puissent se croiser. Par sécurité, le parapet, tout en bois, était plus haut que sur la majorité des ponts. Ernie pouvait tout juste s’y accouder.

Au milieu de la traversée, Lucie proposa une petite pause pour profiter de la vue. Ernie ne pouvait pas refuser, d’autant plus que ce n’était pas un endroit où il craignait les embuscades. Au nord et au sud, le paysage ne plaisait pas à Ernie : Garvallon était morbide, et quant à la forêt où il s’apprêtait à entrer, elle l’effrayait beaucoup. Il admira donc les autres côtés, c’est-à-dire le gouffre. Des deux côtés, il allait en s’élargissant. Quoi de plus logique puisque Garvallon avait été construite sur la pointe rocheuse la plus avancée ? Quant à la profondeur de l’abîme, elle était insondable. Ernie savait qu’un vieux détroit, endigué par les Aquilles, s’étendait tout au fond mais il n’y voyait rien qu’une brume épaisse. De tous côtés enfin, le ciel bleu illuminait le panorama sauf à l’est où s’amoncelaient quelques nuages noirs. Un orage gâcherait la fin d’après-midi ou le début de soirée. Ernie grimaça.

Lucie partirait bientôt de son côté, alors Ernie décida de prendre le taureau par les cornes et, malgré ses hésitations, d’amener l’Hylve à parler de son opinion sur les Hommes pour déterminer si elle ferait un bon témoin pour le Suprême Conseil. Faisant semblant de scruter le donjon de Garvallon, il marmonna :

« Je me demande ce que le Suprême Conseil va faire désormais. Il paraît que les conseillers veulent les faire revenir…

— Qui ça ? » demanda Lucie en fronçant les sourcils.

Ernie désigna le bout de tissu brun qui flottait au sommet de Garvallon. Il savait qu’il s’agissait du drapeau blanc que terlin avait trempé dans le sang de ses victimes lors de la grande défaite (victoire pour lui) de Garvallon.

« Les Hommes ? dit Lucie.

— Oui, j’ai entendu des rumeurs à propos d’un évadé. On dit qu’il voyage avec un Géant. J’ai lu hier dans le journal qu’il y a déjà eu une douzaine d’attaques contre des Géants dans les Horsylves…

— Ce n’est pas étonnant. La plupart des captistes ne sont pas très subtils dans leurs actions. Mais le problème sera bientôt réglé.

— Oh ?

— L’évadé sera capturé dans quelques jours par Vengeance affamée.

— Tu es…

— Oui, tu n’avais pas deviné quand tu m’as délivrée ? Le châtiment des loups relève de la tradition chez les Escureuils anti-captistes. »

Le cœur d’Ernie s’était rétracté au fond de son thorax, comme une moule passée à l’eau douce. Une lueur habitait tout à coup les yeux de Lucie et Ernie en était écœuré. Elle appartenait à Vengeance affamée et il n’avait rien vu ! Il avait même failli lui proposer de plaider pour la Reportation devant le Suprême Conseil. Heureusement qu’il avait un peu tâté le terrain auparavant.

« Ne me regarde pas comme ça, Ernie ! On dirait que tu viens de tomber sur une tique géante ! »

Ernie n’avait pas le cœur à rire, pas du tout. Son sourire forcé vira donc à la grimace.

« Arrête ! J’ai l’impression d’être un assassin ! » dit encore Lucie, en plaisantant.

Elle se comportait avec lui comme une amie, elle plongeait dans ses yeux comme une sœur mais Ernie la détestait à présent. Il la voulait loin de lui et se reprochait amèrement d’avoir passé de bons moments avec elle. Trop faible pour cacher ses émotions, il bégaya avec des mots d’enfant :

« Je croyais que… que… tu étais gentille…

— Mais je suis gentille, petit Ernie ! s’esclaffa Lucie. Je veux me venger d’un monstre, c’est tout ! »

Lucie se rapprocha de lui et redevint sérieuse.

« Tu es un anti-captiste, n’est-ce pas ? »

Ernie s’était trop trahi pour prétendre l’inverse, il préféra donc acquiescer à cette demi-vérité qui le protégeait encore un tantinet.

« Je m’en suis doutée dès que je t’ai rencontré, dit Lucie avec une insupportable douceur. Tu as le cœur tout tendre, non ? »

Elle passa un index sur la poitrine d’Ernie qui trembla de rage. Dans un roman de Perto, Lucie aurait été la méchante. Elle aurait détesté le gentil (Ernie, comme toujours) et lui aurait fait endurer bien des épreuves avant qu’il ne parvienne à l’enfermer (ou à la tuer, dans les histoires pour grands). Mais Lucie était une méchante bizarre : elle ne savait pas qu’elle l’était et elle aimait bien le gentil. Et surtout, Lucie avait trahi Ernie dans les grandes largeurs.

« Je sais que tu as un cœur tout vibrant et tout plein d’amour pour les autres, Ernie ! »

Allait-elle cesser de lui parler de son cœur et de se comporter comme s’il était un gamin de six ans ?

« J’étais pareille il y a quelques mois, confessa-t-elle alors comme si, l’espace d’un instant, elle avait pu ressembler à Ernie. J’étais comme toi : jeune et candide.

— Je ne suis pas candide, protesta-t-il.

— Je croyais que les Hommes étaient comme les autres, poursuivit Lucie en perdant son regard dans le vague. Mieux : je disais qu’ils étaient de pauvres victimes, qu’ils méritaient d’être libres et qu’ils nous valaient en dignité et en valeur… J’ai renié mes parents alors qu’ils voyaient juste et j’ai fui chez les Escureuils. Et puis l’évadé a montré sa vraie nature. Il a tué mes parents.

— Nooon ? »

Ernie avait essayé de transformer son « non ! » en « non ? » mais un haussement de sourcils de Lucie l’informa qu’il n’avait pas totalement réussi.

« Si. Il l’a fait. Édouard me l’a annoncé et son récit m’a été confirmé par la suite. Quand je l’ai appris, j’ai voulu quitter les Escureuils immédiatement mais Édouard avait autre chose en tête : il m’a fait prendre un air effarouché et m’a demandé de trahir les Vivants de l’intérieur. Je me suis presque sacrifiée pour les éloigner du camp des Vengeurs et ils m’ont droguée à l’obodine pour me faire fabriquer moi-même mon supplice. J’en ai encore la chair de poule ! Mais maintenant, l’heure de ma récompense arrive : d’après les estimations d’Édouard – fondées sur des calculs de mon père – l’évadé et son Géant seront ici trois semaines et demie après leur passage à la frontière, c’est-à-dire demain ou après-demain.

— Vous savez quand il est entré dans les Horsylves ? se renseigna Ernie.

— Pas exactement. Un informateur – donc moins fiable qu’un Vengeur – l’aurait repéré à trois jours de marches de là, en Flavérie.

— Vous connaissez sa tête alors ?

— Pas moi. Les autres Vengeurs l’ont vu au Nordaire et ils ne m’ont pas donné sa description parce que, à vrai dire, ce n’est pas mon rôle et je n’ai pas passé beaucoup de temps chez eux. »

Quelle chance ! songea Ernie sans le dire pour autant.

« Et tu sais où vous allez l’attraper ?

— Hé là ! Doucement, je t’en ai dit assez, non ? Je n’ai rien contre toi parce que tu es gentil et que je ne suis pas une captiste trop farouche mais je ne vais pas t’aider à mettre des bâtons dans les roues de Vengeance affamée !

— Que veux-tu que je fasse contre vous ? se défendit Ernie. Moi, de toute façon, je vais à Elfcureuil et c’est tout.

— Un cri de chouette, je ne peux pas t’en dire plus. » répondit Lucie en se dirigeant vers l’extrémité du pont.

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