Chapitre 27 : La justice de Vengeance affamée

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Arche après arche, Ernie avança derrière Lucie. Sa silhouette gracieuse lui était devenue démoniaque, sa démarche assurée lui semblait cruelle. Cette fille voulait le tuer et rejoignait ses amis dont les desseins n’étaient pas plus engageants. Encore une heure ou deux et Ernie en serait débarrassé. Ou il serait sa victime, puisqu’elle allait forcément à l’endroit où campaient les Vengeurs.

Tout en marchant, Ernie se répétait les raisons qu’il avait de garder espoir : les Vengeurs ne l’attendaient que le lendemain, il n’était plus accompagné d’un Géant, il faisait route avec une Vengeresse, il baissait la tête pour dissimuler son visage et portait une tunique d’Hylve. Même sa silhouette s’était épaissie avec l’activité physique qu’il avait eue… Malgré tout, il tremblait comme une feuille quand il posa le pied sur le chemin qui s’enfonçait dans une énième forêt. Le parfum des feuilles et la fraîcheur des bois ne le rassuraient même pas. La solidité des grands troncs ne faisait que l’effrayer.

Un pas après l’autre, se disait Ernie, un pas après l’autre.

L’ululement d’une chouette fit tout basculer.

La chasse à l’Homme était ouverte.

Ernie regarda derrière lui car il ne voulait pas fuir dans la gueule du loup. Hélas, deux Hylves couraient sur le pont, dague à la main. Quand il se retourna à nouveau, Lucie avait changé de visage : elle avait compris que le cri était pour lui. A son tour elle était trahie.

« Assassin ! siffla-t-elle en lui attrapant le bras. C’est toi qui as tué mes parents ! »

Dans l’urgence, les membres d’Ernie se décidaient toujours plus rapidement que leur maître. Son épaule et son coude s’agitèrent avec frénésie pour faire lâcher prise à Lucie et, dès qu’Ernie fut libre, ses jambes le portèrent sur la route, du côté où ses yeux n’avaient pas vu de danger, c’est-à-dire vers l’avant. Elles coururent ainsi pendant une grosse minute.

Quand son cerveau se remit en marche, Ernie songea à jeter un œil derrière lui. Lucie n’était plus là mais les deux Hylves le suivaient à grandes enjambées. Ernie régula son allure et son souffle en appliquant les conseils de Perto. Il pensa couper à travers bois mais il savait qu’une telle course d’obstacles favorisait toujours les poursuivants sur leur proie. A l’inverse, la route n’avantageait personne et pouvait même faire surgir un inconnu qui protégerait Ernie s’il n’était pas captiste.

Toujours sur la route donc, il continua aussi longtemps qu’il put. Hélas, Ernie était moins préparé et plus fatigué que les deux Hylves à ses trousses, de sorte que bientôt, il entendit dans son dos leur respiration puissante mais contrôlée qui se rapprochait sans cesse. Il accéléra autant qu’il put. N’y avait-il donc personne sur cette portion de la Route de Quatre-Terres ? Où étaient passés les marchands, les colporteurs, les vacanciers, les messagers et tous ces autres gens qu’Ernie avait croisés à Garvallon et même sur le grand pont ?

Une main attrapa le sac à dos d’Ernie. Avant qu’on ne le jette au sol, il fit volte-face et tira son couteau de sa ceinture. Pantelant, il dévisagea ses adversaires en un instant. Tous deux étaient plus grands et plus forts que lui, et ils souriaient.

« Un contre deux… haleta-t-il, c’est pas… équitable. »

Les deux Hylves échangèrent un regard amusé et l’un d’eux s’avança, brandissant également sa dague, fine et droite comme un i.

« Très bien, c’est moi qui me battrai le premier. Avance, petit, n’aie pas peur ! Je ne vais pas te tuer. »

L’Hylve plia un peu les genoux, le buste penché en avant. Il savait comment combattre avec un couteau, à la différence d’Ernie. Ils tournèrent un peu, Ernie imitant son adversaire instinctivement. Puis, feinte à droite, attaque à gauche, pas sur le côté, l’Hylve plaça sa lame sous la gorge d’Ernie. L’acier était froid contre sa peau, toute son échine trembla de terreur.

« Pas très doué pour te battre, hein ? » lui chuchota l’Hylve à l’oreille.

La vie d’Ernie tenait à un fil de rasoir.

« Allez, deuxième chance ! » clama son adversaire en reprenant sa position initiale.

La rotation reprit. Ernie n’osait toujours pas attaquer, il n’avait pas suffisamment de technique pour cela. L’Hylve y retourna donc : il attaqua directement vers la poitrine d’Ernie mais le coup fut évité de justesse. L’Hylve recula d’un pas pour retrouver une distance appropriée. Puis, il feinta à gauche, à droite, bondit en avant, trébucha sur une pierre. Déstabilisé, l’Hylve perdit un moment d’attention et Ernie attaqua droit devant lui, sachant qu’une telle occasion ne se représenterait pas. La lame parfaitement aiguisée par Perto rentra comme dans du beurre, entre deux côtes. Quand Ernie la retira, son adversaire tomba au sol lourdement, les yeux écarquillés comme ceux d’un poisson tout juste pêché.

Ernie releva la tête. L’autre Hylve était figé de stupéfaction et, de toutes parts, des Vengeurs accouraient. Ernie était encerclé. Il avait tué celui qui l’avait épargné quelques secondes auparavant. Il l’avait tué pour rien.

Le second poursuivant sortit de sa torpeur avant lui et, à son tour, lui mit son arme en travers du cou. Ernie lâcha la sienne. Il savait reconnaître une défaite quand il voyait une.

Violemment, l’Hylve le poussa en avant, face contre le sol et quand Ernie fut à terre, il lui colla son genou entre les omoplates. Ernie était prisonnier et pourtant, il peinait à le réaliser car il était toujours hanté par cette drôle de sensation, ce moment où il avait senti son couteau pénétrer dans le corps de son adversaire. Tout s’était passé si facilement, si naturellement… Et un homme était mort. Comme ça, tout simplement.

Un à un, les Hylves s’assemblèrent au-dessus d’Ernie sans qu’il s’en aperçoive vraiment. La seule chose dont il avait confusément conscience restait cette pression dans le haut de son dos qui l’étouffait et le clouait au sol. Il ne revint tout à fait à lui qu’en entendant une voix triomphante et folle jubiler :

« Enfin nous y voilà ! L’évadé pris au piège, l’assassin aux mains de la justice ! Et dire que tu croyais traverser les Horsylves en toute impunité… Tu aurais dû rester au Nordaire, pauvre fou ! Allez, Ophélie et Maxime ne pourront pas bloquer la circulation très longtemps, on l’emmène ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. L’Hylve qui maintenait Ernie au sol lui saisit les bras les attacha dans son dos. Il ligota aussi ses jambes puis, n’ayant apparemment pas fini, il tira sur les poignets et sur les chevilles d’Ernie pour les lier ensemble, dans une position de laquelle il semblait impossible de sortir. Ainsi ficelé, Ernie se sentait comme la pauvre victime d’une partie de chasse, les quatre pattes attachées ensemble, à la merci de ses tortionnaires. Ceux-ci ne s’intéressèrent pas à ses états d’âme et, après lui avoir fourré la tête dans un sac, ils le soulevèrent et l’emportèrent au fond des bois sans autre forme de procès.

Aveugle au défilement du paysage et incapable de bouger, Ernie perdit toute notion du temps pendant le trajet. Les Vengeurs ricanaient autour de lui mais ils veillaient à ne pas parler trop haut de sorte qu’il ne déchiffrait aucune parole.

Enfin, ils arrivèrent à leur destination et jetèrent Ernie sur le ventre. Ils arrachèrent le sac qui lui masquait la vue mais ne le libérèrent pas de ses liens. Ernie demeura donc le dos arqué en arrière sans oser se lancer dans d’inutiles récriminations. En tournant un peu la tête, il parvint à voir un peu au-delà de la grosse touffe de fougères face à lui : il était dans une clairière et l’après-midi avait passé son plus fort. Les Vengeurs étaient hors de vue mais Ernie les savait proches à cause de leurs murmures incessants.

« S’il-vous-plaît, un peu de silence, Messieurs dames, je voudrais accueillir notre invité du jour. »

Ernie reconnut la voix enthousiaste et démente du chef des Vengeurs qui devait être debout près de lui, hors de son champ de vision.

« Et dire que nous ne nous sommes même pas présentés ! Je suis Édouard Vergne et voici les membres de Vengeance affamée. Très, très, très heureux de faire ta connaissance ! »

Ces seules phrases suffirent à confirmer les soupçons d’Ernie : il avait affaire à un fou à lier, sadique sur les bords.

« Nous ne t’attendions que demain mais qui t’en voudra de t’être amené en avance, hein ? La fête n’en sera que plus grande ! Il paraît que tu t’appelles Ernald mais j’imagine que tu as un nom de famille puisque tu n’es pas un Géant… »

Vergne attendait une réponse, Ernie opta pour le silence, le panache, la noblesse.

« Ton nom ! » demanda l’Hylve sur un ton soudain sec.

Ernie resta mutique.

« Oh, tu vas apprendre la discipline, toi ! »

Sans prévenir, Vergne se pencha au-dessus d’Ernie et le saisit par les cheveux. Il lui secoua alors la tête à la dévisser.

« Alors ? »

Ernie avait compris que l’Hylve était trop givré pour abandonner la partie. Aussi céda-t-il en répondant par le seul nom qu’un Homme se connaissait dans les moments tragiques de sa vie, par le seul nom qui reflétait qui il avait été pour les siens :

« Allume-Soleil.

— Ernald Allume-Soleil ? persifla Vergne. Vos noms ne valent pas beaucoup mieux que vos prénoms !

— Allume-Soleil, tout court, corrigea Ernie.

— Je t’ai sonné ? Non. Alors tais-toi ! »

Comme pour faire sentir son autorité, l’Hylve tira une dernière fois sur la tignasse d’Ernie avant de la lâcher et de reprendre son discours, des cheveux blonds encore collés à sa paume :

« Ainsi donc, Lampadaire (il gloussa de son humour), te voilà déferré à tes juges. Tu es accusé de nombreux crimes et délits. Je vais commencer par les moins graves. Délit de fuite devant les juges que nous sommes et délit d’évasion du Département des Hommes. Coupable ou innocent ?

— Innocent. » cracha Ernie.

Un coup de pied violent et inattendu lui démonta le côté droit et chassa l’air de ses poumons. Ernie haleta pour reprendre sa respiration. Mais il ne cria pas, il ne gémit pas.

« Ce n’est pas beau de mentir ! Tu es un Homme, nous le savons et as essayé de t’enfuir devant nous, nous l’avons vu. N’ajoute pas le mensonge à tes crimes, il y en a déjà assez comme ça. De toute façon tu n’échapperas pas à ta peine. »

Ernie ne répondit rien. Les faux discours de justice de son tortionnaire lui passaient largement au-dessus de la tête. Il avait une envie irrépressible de se masser les côtes pour atténuer la douleur et il grimaçait pour ne pas faire entendre sa souffrance.

« Deuxième accusation : as-tu oui ou non assassiné Jérôme Daguaud cet après-midi avec ce couteau ? »

Le couteau en question se ficha dans le sol, juste sous le nez d’Ernie, encore couvert de sang. Ernie ne pouvait pas nier : effectivement, il avait tué un homme avec cette arme et, peu importe les circonstances, il s’en sentait extrêmement coupable.

« Oui.

— Eh bien voilà ! Un peu d’honnêteté, c’est un bon début. Tu ne te sens pas mieux maintenant que tu l’as avoué ? Nous allons même pouvoir t’aider à purger ton crime ! Tu ne peux pas savoir comme c’est libérateur ! Mais il y a encore deux accusations contre toi, Lampadaire. Reconnais-tu avoir assassiné Louise Hauton dans le Hochstenberg cet hiver ? »

Ainsi donc, Lucie disait vrai : Édouard pensait vraiment qu’Ernie avait tué madame Hauton ! Il tenta donc de s’expliquer :

« J’étais bien dans le Hochstenberg, mais je n’ai jamais tué personne là-bas. Aujourd’hui c’était la première fois que… »

De l’autre côté cette fois, Ernie reçut un nouveau coup de pied vigoureux.

« Ne nous mens pas, Lampadaire ! Tu l’as tuée et tu l’avoueras bientôt. Mais peut-être que tu veux nous confesser un autre meurtre… comme celui de Stéphane Hauton, ancien chef de Vengeance affamée !

— Ah, non ! Je… »

Le faux juge-procureur-bourreau visa l’épaule d’Ernie, pourtant déjà bien endolorie à cause la manière dont il était attaché. Il la fracassa effectivement mais, en fin de course, il atteignit aussi l’oreille d’Ernie qui eut l’idée soudaine de feindre l’étourdissement en laissant tomber sa tête en avant.

Vergne laissa échapper un juron et Ernie aurait souri de satisfaction s’il n’avait pas été préoccupé par toutes les parties souffrantes de son corps. Alentour, il entendit les autres Vengeurs remuer et échanger à voix basse. Ils avaient assisté sans bouger au simulacre de procès dont Ernie était la triste victime mais l’évanouissement de l’accusé en pleine séance avait mis un terme à leur silence.

Enfin, une main souleva le menton d’Ernie avec délicatesse. (Même si Ernie n’était plus bien sûr de ce qu’était la délicatesse à cet instant précis.)

« Il a l’air sonné. Je pense qu’il en a pour plusieurs heures.

— Eh bien hissez-le à sa place dans ce cas. » commanda Vergne avec résignation.

Ernie réprima un haussement de sourcil : l’Hylve avait dit « hissez-le » ? A quoi pensait-il ? On n’allait quand même pas le faire dormir dans un arbre ? Le campement devait bien avoir des tentes…

Ernie entendit préparer quelque chose puis deux Hylves le prirent et le soulevèrent pour le reposer un peu plus loin. Il n’osait pas ouvrir les yeux mais il aurait juré sentir sous lui les épaisses mailles d’un gros filet ; son vertige commença à se réveiller. Ensuite, à son plus grand soulagement, on coupa la corde qui reliait ses chevilles et ses poignets et on le mit dans une position assise. Enfin il pouvait respirer correctement, sa poitrine n’était plus collée au sol. Ses vertèbres également furent soulagées d’une tension insoutenable et seuls ses côtés maugréèrent à ce brusque changement de position.

La suite lui plut nettement moins cependant : sans qu’on lui délie les mains ou les pieds, on referma le filet autour de lui et, lentement mais sûrement, on l’éleva au-dessus du sol. Or, tandis qu’on le tirait par le haut avec une corde, un Hylve était resté en-dessous pour l’empêcher de tournoyer au début de la manœuvre. Cet Hylve profita de leur proximité éphémère pour chuchoter, avec la même délicatesse que précédemment :

« Continue comme ça, je sais que tu n’es pas évanoui. Je te fais sortir dès que possible. »

Comme un ver luisant dans la pénombre, un faible espoir se mit à clignoter dans les ténèbres qui se refermaient autour d’Ernie depuis quelques heures.

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