Chapitre 28 : Nuit d’orage

7 minutes de lecture

Pendant des heures entières, Ernie demeura immobile malgré les courbatures et les inconforts, trop sûr de subir de pires douleurs s’il avait le malheur d’ouvrir les yeux. En-dessous de lui, il entendait ses ravisseurs discuter allègrement. Preuve qu’on l’avait élevé à des altitudes indécentes, Ernie ne distinguait pas tout ce qui se disait, loin de là. En fait, il ne comprenait que ceux qui criaient, c’est-à-dire les Hylves les plus excités, les plus cruels, les plus fous : Vergne bien entendu mais aussi une certaine Ophélie et, dans une moindre mesure, un inconnu et Lucie.

Tout ce temps, perdu entre la fin d’après-midi et le début de soirée, Ernie reconnut la lourdeur et la moiteur de l’air qui présageaient un orage inévitable. Il savait qu’on allait le redescendre pour la nuit mais ses angoisses puériles ne le quittaient pas. Il allait passer la nuit dans une forêt au milieu des éclairs ! Seulement protégé par un bout de tissu… Un coup à finir trempé, aplati ou calciné !

A deux reprises, Édouard Vergne cria vers lui quelque chose comme :

« On joue toujours les demoiselles en pamoison, là-haut ? »

Ernie ne devait pas répondre. L’Hylve essayait seulement de l’irriter avec des sottises pour vérifier qu’il ne faisait pas semblant.

Édouard eut recours à un autre moyen un peu plus tard lorsqu’ils mangèrent des grillades autour d’un feu, juste au pied de l’arbre d’Ernie.

« Hé Lampadaire ! on n’a pas un petit creux ? »

Cette fois, Ernie ne fut pas tenté, les coups qu’il avait reçus l’avaient mis sens dessus-dessous de sorte qu’il n’avait pas faim du tout. Si possible, il attendrait jusqu’au matin pour se manifester. Et, avec un peu de chance, ce matin n’arriverait pas puisqu’on avait juré de le faire évader au plus tôt.

Une sensation humide sur le bout de son nez changea pourtant drastiquement la donne. Une goutte énorme avait traversé les frondaisons et indiquait que l’orage était désormais imminent. En début de saison, il promettait d’être ce qu’Ernie haïssait le plus : subit, torrentiel et interminable, bref, de ceux qui ressemblent le plus à la fin du monde. Les Hylves durent arriver aux mêmes conclusions car, dans une précipitation bruyante, ils s’activèrent à tout mettre à l’abri. Tout sauf Ernie.

Le vent commençait à rafraichir l’atmosphère, la pluie tombait pour de bon, une minute encore et ce serait le déluge. Ernie ouvrit les yeux et releva la tête très doucement. Le sol était très bas, ou plus exactement, le pin au sommet duquel on avait suspendu le filet était très haut. A son pied, il n’y avait que les restes du feu, ses dernières flammes sifflant pour lutter contre la pluie. Les Hylves s’étaient réfugiés sous les tentes dont Ernie avait deviné l’existence et qu’il pouvait à présent observer, en lisière de la clairière. A l’intérieur, ils s’agitèrent un temps avant de devenir tout à fait calmes.

Ils avaient oublié Ernie ! Lui n’en revenait pas : alors que de véritables trombes d’eau s’abattaient désormais et que le vent hurlait en rafales, on le laissait balloter comme un jambon en haut d’un arbre. Il appela au secours. Ce fut vain.

Le ciel d’encre s’illumina comme une feuille blanche. Ernie écarquilla les yeux. On y était, l’orage s’abattait comme prévu. Il compta : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, hu… le tonnerre rugit par-delà la forêt. Huit secondes : il n’était pas proche mais il n’était pas loin non plus. Ernie ne voulait pas attendre plus alors il hurla en direction des Hylves, bien plus fort que la première fois. Comme on ne répondait pas, il recommença.

Trois ou quatre éclairs plus tard, la voix d’Édouard retentit :

« La ferme ou je me déplace ! »

Ernie était-il censé le prendre comme une menace ? Il voulait que Vergne se déplace et le fasse descendre. Il ne fit donc que redoubler de vigueurs dans ses appels. Il n’en fallut pas plus pour atteindre les limites de la patience de l’Hylve qui sortit de la tente en jurant qu’Ernie le regretterait. Quand il fut sous le pin, il se battit contre la corde mouillée qui retenait le filet et descendit Ernie, par à-coups peu rassurants.

« Je t’assure que tu vas te mordre les doigts de m’avoir fait sortir sous ce déluge ! » s’exclama Vergne dont les cheveux dégoulinaient autant que ceux d’Ernie.

Comme Ernie était toujours pieds et poings liés et que l’Hylve ne semblait pas décidé à perdre plus de temps sous la pluie, Édouard Vergne le souleva comme un sac à patates et le transporta jusqu’à sa tente. Celle-ci était vaste et trois autres Hylves y étaient assis autour d’un bougeoir et de cartes à jouer. Malgré le vacarme de la pluie battante contre la toile de la tente et le sifflement du vent qui s’infiltrait par le moindre interstice, Ernie se sentait beaucoup plus à l’abri qu’en haut de son pin. Vergne s’en aperçut sans doute puisqu’il l’admonesta :

« Ne te réjouis pas trop vite ! Dès que je t’aurai bâillonné, je te remonte là-haut. A genoux !

— Je…

— A genoux, j’ai dit et ensuite, tu baisses la tête et peut-être que je te laisserai une occasion de t’expliquer avant de te couper la chique définitivement. »

Maintenant qu’il était certain que l’Hylve n’avait pas l’intention de le mettre à l’abri, Ernie décida d’obtempérer pour saisir sa chance de ramener Vergne à la raison. Il gigota pour se mettre sur les genoux et, ravalant sa fierté, il ploya l’échine devant celui qu’il rêvait d’assassiner.

« La foudre risque de tomber sur le pin… commença-t-il

— Ah oui ? coupa Vergne. Il n’y a jamais eu d’orage par ici, à ton avis ?

— Si, sans doute mais…

— Tu crois que ton arbre a déjà été frappé ?

— Non, mais…

— Donc le pin ne sera pas foudroyé. On t’appelle Lampadaire mais tu n’es pas vraiment une lumière, n’est-ce pas ? Bref, tu m’as dérangé pour rien, tant pis pour toi. »

Une bouffée de panique submergea Ernie qui s’exclama, tout en veillant à ne pas relever la tête pour ne pas indisposer son fol interlocuteur :

« Non ! Je ferai tout ce que vous voud… »

Vergne ne le laissa pas aller plus loin et lui fourra dans le gosier un mouchoir énorme. Ernie fit un mouvement de recul mais il était trop tard : l’Hylve avait passé son bras droit derrière sa nuque et lui avait plaqué la main gauche sur la bouche. Toujours ligoté, Ernie ne pouvait pas se défendre et, impuissant, il sentit un autre Hylve venir en renfort et nouer un torchon autour de sa tête pour sceller le bâillon. Sans doute pour montrer qu’il était un bon captiste, le Vengeur mit ton son cœur à l’ouvrage et serra comme un bœuf, sciant les oreilles d’Ernie, déchirant les commissures de ses lèvres et enfonçant le mouchoir si profond dans sa gorge qu’il crut l’avaler pour de bon.

« Eh bien voilà, nous sommes plus au calme désormais ! Vous trois, embarquez-le et remontez-le dans le pin ! Et attachez bien la corde au tronc, ce serait ballot que notre invité se casse le cou pendant la nuit ! »

Ernie hurla à travers son bâillon et se débattit de toutes ses forces. Il n’avait plus qu’une idée en tête : mettre des coups à Édouard. Peu importaient à présent toutes les menaces que l’Hylve pourrait bien proférer, Ernie n’obéirait plus jamais à cet être diabolique, à ce fou furieux qui n’était heureux que lorsqu’il torturait un innocent.

Un océan tout entier se déversait du ciel noir mais Ernie ne le remarquait pas. Pendant tout le temps qu’on le traîna jusqu’au pin, il se cabra, il rua de tous côtés sans se soucier de ses flancs toujours meurtris. Et puis finalement, à trois hommes forts contre un freluquet ficelé, les Vengeurs parvinrent rapidement à le remettre dans son filet. De cette façon, il perdit définitivement la bataille.

Une fois en haut, il commença à devenir fou. Chaque éclair lui arrachait des cris de torturé à mort qui s’éteignaient dans son bâillon et dans les hurlements du vent. Il ne voulait pas mourir dans un orage, il ne voulait pas mourir comme son père ! Au secours, à l’aide ! Où était-il, cet Hylve qui avait promis de le délivrer ?

Les pensées d’Ernie s’interrompirent de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. La dernière qu’il eut fut un appel à l’aide adressé au seul qu’Ernie pensait assez puissant pour le sortir de là : son Dieu. Mais ce soir-là où sa supplication surgissait directement du fond de ses entrailles, ce soir-là où sa prière était juste et bonne, ce soir-là où il avait enfin besoin de son Dieu, il n’entendit que le mugissement de l’orage. Son Dieu resta sourd, son Dieu resta muet, son Dieu resta absent.

Ernie perdit totalement la raison. Il devint comme un animal affolé, tantôt hurlant, tantôt geignant. La terreur avait pris le contrôle et même à l’appel de son nom, il ne se serait pas reconnu. En fait, les sons, les éclats de lumière, les sensations et les douleurs ne lui parvenaient plus. Son cerveau en surchauffe ne traitait plus d’informations et se contentait de bouillonner d’ordres désespérés : hurler, tirer, gémir, frissonner, hurler, tirer, tirer, tirer, gééémiiir…

Annotations

Vous aimez lire Tony Marguerite ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0