Chapitre 30 : Tous pareils
La poix noire se retira comme elle était venue. Ernie ouvrit les yeux ; il faisait très sombre, l’odeur et les bruits de la forêt flottaient toujours dans l’air. Un constat s’imposa soudain à lui : il n’était pas dans son filet mais allongé sur une paillasse de fortune, libéré de toute entrave.
Par acquit de conscience, il bougea ses doigts et ses orteils. Cette fois, il ne lui manquait rien (en tout cas, pas plus qu’avant). Ernie remua un peu et comprit que son atterrissage maladroit au pied du boulu avait écrasé sa poitrine. A chaque inspiration, il avait l’impression de soulever un éléphant, c’est en tout cas l’image qu’aurait utilisée Malecura.
Prudemment, Ernie se redressa, une main sur les côtes. Une fois ses yeux accoutumés à l’obscurité, il comprit qu’il était dans une tente. Aucun rai de lumière ne perçait, pas même la lueur de l’aube. Pourtant, Ernie avait le sentiment d’avoir dormi beaucoup plus que quelques heures. Les Vengeurs l’avaient-ils laissé faire deux fois le tour du cadran ? Quelque chose lui échappait.
Puisqu’il n’était pas enchaîné, Ernie songea à tenter une ultime évasion et sortit de la tente à pas de loups. Au-dehors, l’air était frais, une chouette ululait dans un arbre proche et les nuages cachaient les astres du ciel. Aucun Hylve ne montait la garde, aucune tente ne jouxtait celle d’Ernie. Il était seul.
Ernie cligna des yeux et se pinça l’avant-bras. Ce n’était pas un rêve… il n’y avait que lui ! Il ne comprenait pas comment les choses avaient pu se produire, il ignorait qui l’avait recueilli et soigné, il savait encore moins comment son bienfaiteur l’avait tiré des mains de Vergne ni où il (ou elle) était allé… Mais, sur l’instant, il s’en moquait comme de la saison des clochelines car : il était libre !
Ses côtes lancinant à chaque respiration, Ernie se retint de crier sa joie et rentra directement dans sa tente récupérer ses affaires. Il n’avait pas une minute à perdre, il partait. Il fallait qu’il aille toujours vers le sud car c’était la meilleure manière de distancer les Vengeurs qui devaient le chercher de toutes leurs forces.
Ernie arrivait à sa couche en pensant qu’il lui faudrait utiliser les feuilles d’expirantes au plus tôt pour devenir brun quand son cœur s’arrêta. Une voix aiguë venait de s’exclamer :
« Alors, enfin réveillé ? »
Les mots avaient jailli de l’intérieur de la tente mais Ernie avait l’impression d’y être seul. Était-il devenu fou au point de discuter avec son sac à dos ? Après tout, il avait bien parlé à un arbre…
« Houhou ! En bas, sur la paillasse ! »
Ernie s’accroupit. Deux phares minuscules brillaient dans l’obscurité… les yeux d’un Escureuil.
« Bonsoir, salua Ernie timidement. C’est vous qui m’avez délivré des Vengeurs ?
— Oui, moi et les autres, il y a tout juste une semaine aujourd’hui. »
Une semaine ! Voilà qui expliquait qu’Ernie ait réussi à se lever et à marcher sans trop souffrir. Il se serait jeté dans les bras de son sauveur s’il ne s’était souvenu du conseil de Perto : la différence de taille entre lui et les Escureuils imposait de ne pas initier de contact physique. Il se contenta donc de se répandre en remerciements chaleureux. Après avoir répété vainement que ce n’était rien, la boule de poils essaya de passer à autre chose :
« Je suis Oscar Branc. Et vous ?
— Ernie.
— Je présume que c’est vous que les captistes cherchent depuis l’automne. »
Ernie sentit son euphorie se calmer. Pourquoi se faisait-il interroger à présent ?
« Tout ce que je sais, c’est que les Vengeurs m’ont mis la main dessus et qu’ils me détestaient alors que je ne les avais jamais vus.
— Ne vous inquiétez pas : ici, vous pouvez dire que vous êtes un Homme sans problème. Je suis le chef de La Vie par don. Nous ne cherchons qu’à vous protéger !
— La Vie par don ? répéta Ernie dans l’esprit duquel l’organisation anti-captiste était associée à la fosse aux loups.
— Tout à fait. Vous avez déjà entendu parler de nous ?
— Oui… mais si cela ne vous gêne pas, je préférerais en discuter demain. Je suis encore un peu fatigué.
— Bien sûr, nous aurons tout le temps de parler pendant les jours prochains car j’ai cru comprendre que vous alliez à Elfcureuil. » dit Oscar Branc avant de se retirer poliment.
Une fois seul, Ernie soupira. Ainsi donc, il avait été secouru par les Vivants, par les ennemis jurés des Vengeurs… par les quasi-meurtriers de Lucie. Quel paradoxe : même ses sauveurs étaient des bourreaux. N’y avait-il donc vraiment personne qui fût comme lui ? Innocent ? Soudain, l’image de l’Hylve qu’il avait poignardé lui traversa l’esprit. Au fond, peut-être que personne n’était innocent, peut-être que les Vengeurs n’étaient pas pires que les autres… Ernie chassa ces pensées de son esprit : s’il voulait dormir un peu, mieux valait rêver de sa Témor natale.
A son réveil, Ernie sortait encore de son cauchemar récurant avec Miranda Vise, Perto et les serpents. Mais bien vite, la sueur fit place à l’excitation quand le souvenir de la liberté retrouvée remplit Ernie de son parfum délicieux. Il en profita un temps avant de revenir à la décision qu’il avait prise avant de s’endormir : il allait dire aux Escureuils leurs quatre vérités. Ce serait difficile mais Ernie croyait à la vérité et ne supportait pas de la cacher.
Quelques minutes plus tard, devant tous les membres de La Vie par don assemblés pour faire sa connaissance, il déclara :
« Chers amis, je vous remercie du fond du cœur pour votre action et pour votre hospitalité. Il y a si peu encore, j’étais au milieu des Vengeurs, à leur merci. Pour tout vous dire, j’avais perdu tout espoir. Et puis, une Hylve m’a fait enfuir, un arbre m’a trahi et vous, je ne sais comment, vous m’avez extrait des griffes de ces ignobles captistes.
« Mais… »
Ernie fit une pause. En face de lui, des dizaines d’yeux l’observaient. Oscar Branc, au premier rang, regardait avec étonnement.
« Mais je me vois obligé de décliner l’invitation de monsieur Branc à rester parmi vous. Vous pourrez insister tant que vous voudrez, je refuserai car vos valeurs ne sont pas les miennes. Vous m’avez délivré des mains des Vengeurs et je n’ai pas de mal à imaginer comment : vous avez utilisé de l’obodine. »
L’obodine était interdite à la production, à la commercialisation et à l’utilisation, Ernie le savait parfaitement et les Escureuils aussi.
« Mais ce n’est encore pour cette raison que je vous quitterai : c’est à cause de la fois où vous l’avez utilisée à l’encontre de Lucie Hauton. Elle avait été des vôtres et vous l’avez droguée pour qu’elle dresse elle-même son échafaud. Vous avez voulu l’assassiner sans preuve ni jugement. Vous faites l’éloge de la vie et du pardon et vous exécutez une femme à peine majeure alors qu’on vient de lui apprendre que ses parents sont morts ! »
Ernie détestait ce qu’il faisait mais il n’avait pas le choix. Ses auditeurs comprendraient ou le hueraient, peu lui importait. Il devait leur dire ce qu’il avait sur le cœur et qui, selon lui, était la vérité.
« Croyez-le ou non, celle que vous aviez condamnée m’a délivré. C’est elle, oui c’est elle, qui a délié mes mains en sachant que si elle était prise, elle finirait assassinée par Édouard Vergne ! Elle m’a promis de me tuer la prochaine fois où elle me verra mais elle m’a sauvé quand même. Elle proclame la vengeance et le sang mais elle donne la vie alors que vous… vous faites l’inverse. Qui parmi vous s’est élevé contre la condamnation de Lucie ? »
Pas de réponse, les Escureuils étaient bouche bée.
« Alors voilà, vous m’avez protégé et vous avez œuvré contre les captistes et pour cela, je ne vous remercierai jamais assez. Mais j’ai aussi une honte extrême de penser que je suis dans votre camp. »
Il n’y eut pas de huée et encore moins d’applaudissements. Toujours cois, les Vivants écarquillaient leurs petits yeux jusqu’à ce qu’ils atteignent la taille des cerises. Ils étaient sans doute outrés, offensés, dépités, ulcérés. Toujours est-il qu’ils n’osèrent rien dire et que, après un bref silence, Ernie endossa son sac et partit vers le sud, toujours vers le sud, avec sur sa gauche les rayons encore rasants du soleil juste levé.
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