Chapitre 31 : Benjamin de Frane

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Ernie ne devait surtout pas parler, pour la sécurité de Perto. Mais il allait être trop près ! Il fallait lui dire !

« Perto ! Arrête-toi ! Va-t’en ! »

Trop tard, de gros pythons apparaissaient entre Ernie et Perto et ils attaquaient le Géant. Pourquoi ne s’en prenaient-ils qu’à lui ? D’où venaient-ils ? Ernie regarda par terre. Les serpents venaient de l’endroit où lui-même se tenait. Derrière lui, il n’y avait rien.

Il eut un haut le cœur : les immondes reptiles sortaient de lui, de sa bouche. Voilà la raison pour laquelle il ne devait pas parler ! Voilà pourquoi Miranda Vise l’avait mis à l’écart !

Le corps de Perto se disloqua, enseveli par les serpents. Sa tête roula.

« NOOOON ! »

D’autres monstres s’échappèrent encore de la bouche d’Ernie. Il était pétrifié, il ne pouvait pas prendre Perto dans ses bras. Il était obligé d’assister à la scène sans parler, sans crier. Des torrents de larmes chaudes dévalaient son visage et il tremblait de tout son corps.

Au loin, sa mère et son frère accouraient au milieu des Hommes et de tous les peuples. Le monde se ruait vers lui et les serpents les attendaient, plus nombreux et plus effrayants que jamais.

Ernie se redressa sur son séant, le souffle court. Ce cauchemar l’épuisait. Il avait cru en comprendre la signification quand il avait pensé à la manière dont Miranda Vise, si petite, le transportait dans les airs : cet exploit impossible lui rappelait qu’il avait promis à la Magivère Malecura de lui envoyer le Dragon qu’il convaincrait de témoigner devant le Suprême Conseil. Or, lui et Perto l’avaient complètement oublié si bien qu’il faudrait payer un express.

Mais Ernie n’avait pas arrêté de faire ce rêve. Il en déduisait qu’il s’était trompé dans son interprétation. Il veillait donc, si douloureux que ce fût, à mémoriser tous les détails du songe, qui était de plus en plus long et dont il redoutait le dénouement de plus en plus.

Ce travail lui harcelait l’esprit et, dès le surlendemain de son réveil chez les Escureuils, il avait oublié sa joie d’être à nouveau libre. Pire, il n’avait retrouvé aucun de ses plaisirs passés à voyager insouciamment sur les routes des Horsylves. En fait, il avait la peur au ventre. Il n’admirait plus la beauté des paysages : il examinait chaque arbre en craignant de voir surgir Vergne. Il ne se laissait plus porter par les chemins les plus attirants : il choisissait le plus droit et le plus clair pour éviter les embuscades et les pythons.

Aussi son cœur s’emballa-t-il quand, en milieu d’après-midi, il s’aperçut qu’on le suivait. Là, dans les arbres, un Escureuil suivait ses pas. Ernie ne savait pas quoi faire : certains Escureuils étaient captistes, certains vendaient leurs services comme espions pour des Hylves…

Ernie ralentit et, prenant son courage à deux mains, il lança à l’Escureuil sur un ton ferme et sans amitié :

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? »

L’interpellé s’approcha. Il avait le pelage clair et la voix grave, du moins pour un Escureuil. Il répondit :

« Je suis Benjamin de Frane, j’ai quitté La Vie par don.

— Quitté pour quoi ? demanda Ernie qui craignait déjà que l’Escureuil ait trahi les siens pour les Vengeurs.

— Pourquoi ? reprit De Frane. Parce que vous avez raison. J’ai failli partir le jour où j’ai appris qu’ils avaient condamné Lucie.

— Mais vous ne l’avez pas fait.

— Non, j’ai préféré rester pour vous trouver et vous protéger.

— Et vous me suivez depuis deux jours ? Je présume que c’est encore pour me protéger ?

— Je craignais que vous me refusiez si je vous parlais.

— Effectivement, c’est ce que j’aurais fait. Mais puis-je savoir comment vous comptiez me protéger seul contre une dizaine d’assaillants ?

— Je ne me prends pas pour un garde à toute épreuve mais je pouvais au moins vous avertir d’un danger que j’aurais pu repérer avant vous ou vous prêter main forte si un ou deux Hylves vous avaient attaqué – car il y a des captistes moins organisés que Vengeance affamée. »

L’Escureuil avait réponse à tout. Donc soit il disait la vérité, soit il débitait un conte bien monté.

« Quelle preuve avez-vous de votre honnêteté ?

— Aucune… à part que je m’appelle De Frane et que ma famille est renommée parmi les Escureuils. Mais ce n’est pas grand-chose.

— Effectivement.

— Et aussi le fait que je ne vous ai pas sauté à la gorge quand vous étiez endormi. »

Ce dernier argument était frappé au coin du bon sens, à moins que :

« Qui me prouve que vous ne me suivez pas depuis une heure seulement et que vous attendez justement la nuit pour me tuer ?

— J’étais là quand vous avez coloré vos yeux et vos cheveux et je vous ai vu acheter cette tunique dès l’après-midi du jour où vous avez quitté La Vie par don. A ce sujet, je ne vous comprends pas : certes, changer d’apparence vous rend plus discret mais les manches longues en plein été… c’est suspect.

— Peut-être, mais ceci le serait plus encore. »

Ernie releva ses manches. Ses poignets apparurent alors, striés de bleu et de violet tous les deux.

« Oh, je ne pensais pas…

— Donc vous étiez opposé à la condamnation de Lucie ? demanda Ernie brutalement.

— Oui bien sûr et j’avais raison puisque Lucie ne nous avait pas trahis finalement…

— Si, elle vous avait trahis. Elle s’est confiée juste avant ma capture.

— Mais ! s’exclama Benjamin de Frane. Puisqu’elle vous a libéré !

— Elle m’a dit qu’elle m’a libéré à cause de mon innocence et du fait que je l’ai elle-même aidée à échapper aux loups. (Benjamin se lissa les poils d’oreilles avec maniaquerie en apprenant ces nouvelles.) Elle a aussi affirmé qu’elle me tuerait si elle me revoyait. A mon avis, à l’heure qu’il est, elle ne sait pas où elle en est, je pense qu’elle veut simplement tourner cette page de sa vie. »

Sur ce point, Ernie ne la comprenait que trop bien. Il aurait tout donné pour revenir un an en arrière et refuser de travailler à la bibliothèque…

« Alors ? demanda Benjamin de Frane timidement. Vous acceptez ma compagnie ? »

Il n’y avait pas à hésiter. Ernie avait besoin d’un camarade pour succéder à Perto et à Lucie, et Benjamin semblait parfaitement faire l’affaire.

« Tope-la ! Mais il faut nous tutoyer ! »

Pendant l’heure qui suivit, ils firent connaissance, Ernie assis sur un rocher et Benjamin en face de lui qui sautillait dans tous les sens. L’Escureuil avait trois ans et demi (c’est-à-dire vingt et un ans environ) et venait d’une gens importante des Horsylves. Dès son adolescence, son tempérament actif et spontané mêlé à ses convictions philosophiques (pas religieuses car il n’en avait pas) l’avaient mené chez les Vivants qui promettaient la protection des Hommes et agissaient pour leur Reportation.

Naturellement, Ernie ne laissa pas passer cette occasion en or :

« Dis-moi, tu ne voudrais pas partager tes opinions avec le Suprême Conseil ?

— Ce n’est pas l’envie qui me manque ! répliqua Benjamin en riant.

— Je suis sérieux.

— Pourquoi ? Tu connais l’un des conseillers ?

— En fait, je les connais tous. Je ne me suis pas évadé : ce sont eux qui m’ont demandé de parcourir le monde pour apprendre tout ce que je pourrais en un an et pour trouver des Îliens qui témoignent devant eux de la nécessité de libérer les Hommes. »

L’Escureuil resta pantois. Puis, sans crier gare, il sauta sur les genoux d’Ernie, s’y roula et se mit à ronronner. Ernie était très perplexe. D’un côté, il trouvait la chose très naturelle et agréable, mais d’un autre côté, il n’avait jamais été si mal à l’aise (les griffes de l’Escureuil enfoncées dans ses cuisses à cause de sa tunique décidément trop courte n’y étant pas pour rien).

Ernie n’osa pas caresser son nouvel ami et il se contenta d’admirer sa simplicité et sa candeur. Au milieu du désert cauchemardesque qu’il traversait depuis qu’il avait été arraché à sa famille, ce moment de douceur lui était une oasis très fraîche qui faisait disparaître ses maux comme un miracle.

Pendant les semaines qui suivirent, Ernie et Benjamin voyagèrent à un bon rythme et, bien vite, ils furent tranquilles d’arriver à Elfcureuil juste à temps pour rejoindre Perto et accomplir la dernière traite du voyage avec lui jusqu’à Togorville.

Ernie ne perdit pas son temps en marchant car, perché sur son épaule, Benjamin lui faisait des lectures instructives grâce à des folicules qu’il achetait de temps à autre et revendait sitôt finis. Ces folicules étaient des sortes de livres tellement minuscules que les Escureuils pouvaient les transporter comme des noisettes.

Les lectures ne duraient pas toute la journée pour autant : les deux compagnons discutaient énormément à propos de sujets très variés. Mais là encore, Benjamin agissait avec Ernie en professeur improvisé et imposait de parler en îlien classique, « histoire de faire d’un saut deux branches ». L’exercice était complexe pour Ernie qui pataugeait encore dans les déclinaisons et les conjugaisons passives mais, à une vitesse qui lui parut fulgurante, il parvint à mémoriser un vocabulaire étendu.

Un jour, Benjamin choisit même de lui faire la lecture en classique du fameux De opiniones Hominum, c’est-à-dire Des Croyances des Hommes. Ernie comprenait les grandes lignes et, quand l’Escureuil annonça le titre du chapitre quatre De ultimum problema, il l’interrompit immédiatement :

« Noli amplius legere ! Est problema quod solus soluere debeo.

— Hoc problema scis ? »

Oui, Ernie connaissait cette devinette et il devait la résoudre seul. Il expliqua donc à Benjamin ce que le maire du palais lui avait dit. Comme il s’agissait d’une question potentiellement importante, Benjamin permit de continuer en îlien standard.

« Dans ce cas, dit-il, tu peux au moins me la dire pour que je la connaisse et que je te dise si, à mon avis, tu peux trouver la réponse.

— Mais ne me donne pas d’indices. Il faut que je la résolve tout seul si je veux que mon vœu se réalise. Voilà l’énigme : Je suis parent mais je n’ai jamais eu de mère ni de père. Je suis riche, mais je n’ai jamais fait de commerce. Je suis célèbre mais je n’ai jamais eu de nom.

— C’est difficile… Tu as trouvé des pistes ?

— J’avais pensé à une divinité mais je n’étais pas convaincu. La dernière idée que j’ai eue, c’était terlin : il est célèbre mais, sans majuscule, on pourrait dire qu’il n’a pas de nom. Il était riche mais il a obtenu toute sa fortune à la guerre et non en commerçant. Et il a eu des enfants alors qu’il a tué son père. Mais je pense que c’est faux.

— C’est même archi-faux ! La devinette existait bien avant lui si l’on en croit les premières lignes du chapitre. Et puis, il a eu des parents… et même un nom. »

Pendant les minutes qui suivirent, ils cherchèrent tous les deux la réponse et, quand Benjamin en eut assez, il regarda la solution pour lui-même. Ernie demanda :

« Alors ? A ton avis, je peux la trouver ?

— Oui, je pense que tu peux, en y réfléchissant bien. Mais je ne compterais pas trop dessus à ta place. C’est de la pure superstition. »

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