Chapitre 32 : Serviteur de la mort
Au loin, la mère et le frère d’Ernie accouraient au milieu des Hommes et de tous les peuples. Le monde se ruait vers lui et les serpents les attendaient, plus nombreux et plus effrayants que jamais.
Ernie fit signe aux siens de s’en aller, mais ils accélérèrent en le reconnaissant. Il leur montra les pythons mais ils ne les virent pas.
Il fallait se taire. Il fallait se taire. IL FALLAIT SE TAIRE ! Ernie plaqua ses deux mains contre sa bouche, au cas où.
Toujours cloué sur place par une force invisible, il regarda le monde entier avancer vers les monstres. Une idée lui traversa l’esprit : ils étaient sortis de lui, ne pouvait-il pas les diriger ?
Gardant toujours la main gauche sur sa bouche, il leva la droite en direction du plus gros python. L’effet fut immédiat : la bête se dressa toute droite. Ernie bougea un doigt, elle pointa dans la même direction. Il la lança donc sur un autre serpent et pensa « mords, tue ! » : là encore, le python obéissait.
Ernie ne perdit pas une seconde et utilisa le monstre pour les tuer tous avant de lui commander de se manger lui-même. Ouf, il s’en était fallu de peu !
Désormais à quelques pas, il vit les autres pénétrer dans sa clairière. Étrangement, ils ralentissaient et ne le félicitaient pas d’avoir réussi à maîtriser les serpents. Non, en fait, ils étaient même stupéfaits, déçus, écœurés par le fait qu’il commande aux bêtes qu’il avait lui-même vomies. Parmi la foule, son frère et sa mère étaient en tête. Ils s’arrêtèrent devant le cadavre de Perto. Julien s’écria :
« Tu as tué Perto ! »
L’accusation résonna dans toute la forêt et tous les yeux se braquèrent sur Ernie. Maintenant qu’il savait qu’il pourrait arrêter les pythons, il s’autorisa à parler :
« Non, ce sont les serpents qui l’ont tué ! C’est une malédiction ! Fuyez ! »
Pendant qu’il parlait, des tonnes de monstres surgissaient de la bouche d’Ernie et il les faisait s’entre-tuer aussitôt.
« C’est lui qui crache les serpents, siffla sa mère dont le visage était déformé par la haine et par la terreur.
— Tuons-le ! hurla Perto qui se relevait, couvert de morsures sanguinolentes.
— Oui, éradiquons ce monstre ! » approuva le bon Magiver Gotius en brandissant une fourche à quatre dents.
Ernie voulut fuir mais il était toujours fixé à sa place.
Seuls les serpents pouvaient désormais le protéger. A peine l’avait-il pensé que des dizaines de pythons jaillirent de tout son corps et se jetèrent sur les assaillants.
Les uns après les autres, tous les hommes et toutes les femmes de tous les peuples tombèrent (même des Dragons et des Floralfées). Gotius mourut, Julien mourut, Perto remourut et la mère d’Ernie mourut. Elle était la dernière et, avant de rendre l’âme, elle jeta un regard de dégoût à son fils et lui cracha au visage.
Au milieu du champ de morts, Ernie restait debout. Les serpents avaient disparu, les cadavres se décomposaient déjà. Il était seul. Il était triste.
Non, il n’était plus triste. Il leur avait dit de partir et ils avaient approché. Ils avaient été stupides. Ils l’avaient accusé à tort du meurtre de Perto. Ils avaient été injustes. Ils avaient voulu le tuer. Ils avaient été cruels. Et même, ils l’avaient trahi. Tous.
Désormais, ils ne le trahiraient plus, ils avaient eu ce qu’ils méritaient.
Flop, flop, flop !
Ernie leva la tête : une tâche brune traversait le ciel à toute vitesse. Miranda Vise. Elle se posa et regarda tous les morts.
« Trop tard.
— Tu sais qui je suis ! accusa Ernie en crachant des pythons.
— Tais-toi ! Arrête tes serpents !
— Et si je n’en ai pas envie ? Tu savais qui j’étais depuis le début et tu ne m’as rien dit !
— Je ne voulais pas… »
Miranda Vise ne termina pas sa phrase : deux montres l’entouraient déjà et, l’instant d’après, elle était morte.
Ernie sut alors que plus rien ne le retenait, il se mit à marcher.
Il était le maître du monde, il…
« Ernie ! Ernie ! réveille-toi ! »
Ernie ouvrit les yeux et haleta pour reprendre sa respiration. Benjamin était là, sa petite tête au-dessus de la sienne et ses deux pattes avant posées sur ses pommettes.
« C’est fini, Ernie. Ce n’était qu’un cauchemar. »
Non, ce n’était pas qu’un cauchemar. Ernie en était certain. La vérité était juste à portée de sa main. Une seule pièce et le puzzle serait complet.
« Va te passer de l’eau froide sur le visage, conseilla Benjamin en pointant l’abreuvoir public à côté duquel ils s’étaient arrêtés. Ensuite, il n’y aura qu’une heure de marche et tu pourras te reposer à Elfcureuil. »
Ernie obéit et se pencha au-dessus de l’eau claire. En face de lui, il y avait son visage mais il le reconnaissait à peine avec ses cheveux bruns, ses yeux noirs, sa peau foncée et surtout ses traits encore marqués par la terreur de son mauvais rêve. Seuls ses grains de beauté lui demeuraient familiers, beaucoup moins visibles que sur son ancienne peau mais toujours à leur place…
Non ! La vérité frappa Ernie comme une évidence. C’étaient donc eux que Miranda Vise avait vus… et reconnus : ses grains de beauté héréditaires. Mille objections se présentèrent mais Ernie les remit à plus tard. A présent, il n’avait qu’une chose à faire : éloigner Benjamin et trouver un endroit isolé.
« Benjamin, j’aimerais bien que tu partes en avant.
— Quoi ? Mais…
— Va à Elfcureuil, trouve Perto et je vous rejoindrai sur la grand-place demain à midi. »
Ernie mentait : s’il accomplissait ce qu’il voulait, il n’entrerait jamais dans la capitale des Horsylves.
Benjamin protesta et protesta encore :
« Ernie, tu ne vas pas bien…
— Non, et ? coupa Ernie furieusement.
— Je ne vais pas te laisser…
— Pour qui te prends-tu ? J’ai besoin d’être seul vingt-quatre heures ! C’est trop demander ?
— Promets-moi de ne pas faire de bêtises, insista l’Escureuil.
— Enfin, pour qui me prends-tu ? J’arrive à la fin d’une expédition d’un an : tu crois que je vais tout massacrer en une journée ? J’ai juste besoin d’être seul pour penser un peu.
— Dans ce cas… »
Ernie regarda Benjamin s’en aller. Quand il fut seul, il tourna le dos à Elfcueruil dont on devinait les premiers murs à l’horizon, et s’enfonça dans la forêt la plus proche.
Pendant des heures, il parcourut les bois comme un fantôme. Il cherchait un endroit perdu où il puisse être vraiment loin de tout, un endroit caché où il puisse disparaître seul. Enfin, il trouva une grotte. En s’y avançant, il découvrit que c’était un tunnel abandonné, vestige d’une mine ancienne. Il s’y terra très profond.
Il tomba à genoux dans l’obscurité et il hurla. Comme un dément, comme un démon, il s’arracha la voix, sûr que son cri était complètement étouffé par l’épaisseur de la couche minérale.
Miranda Vise avait vu ses deux grains de beauté et ils lui avaient rappelé le Demi qui avait dévasté le monde. Sans doute le fils et la fille de terlin avaient-ils hérité d’un point noir chacun, l’un à droite et l’autre à gauche. Les deux marques avaient perduré de génération en génération jusqu’aux parents d’Ernie.
Il se souvenait que la Dragonne avait pris des dispositions pour être sûre que le Double-Héritier ne naisse pas. Il comprenait enfin de quoi il s’agissait : elle avait séparé les deux Héritiers et interdit que les Hommes changent de ville. De cette façon, elle s’était assurée que les aïeux d’Ernie ne se rencontrent jamais tout en évitant de les désigner pour que le Suprême Conseil ne les extermine pas par précaution.
Mais la mère d’Ernie avait été transportée à cause d’une maladie et avait rencontré Raphaël Thiry qui s’était débrouillé pour la rejoindre dès que possible. Ils s’étaient épousés et Ernie, le Double-Héritier, le Moitié-Moitié, était né. Il était né tard, d’ailleurs : c’était à cause de ce que ses parents descendaient de Demis, presque stériles.
Miranda Vise s’était trompée : la malédiction n’était pas un épouvantail mais une prophétie véritable. Et voilà qu’elle se réalisait. A chaque fois qu’Ernie avait cru avoir de la chance, il n’avait fait que construire les fondations de la tyrannie dont il serait bientôt le tyran. Il ne savait pas quand, il ne savait pas comment, mais une chose était sûre : il allait achever ce que son ancêtre si célèbre avait commencé. Sous peu de temps, les serpents sortiraient de sa bouche et ils terrasseraient tous les peuples. Seuls subsisteraient les Hommes. Tous les autres seraient massacrés. Tel était le destin de Magninsule.
Il existait une seule manière de tout arrêter.
Ernie se tut enfin. Ses cordes vocales tremblaient encore quand il saisit le couteau de Perto avec la main droite. Il étendit son autre bras sur ses genoux, paume vers le haut. Dans l’obscurité du tunnel minier, il ne voyait rien mais il connaissait assez bien son corps pour composer mentalement l’image de son bras. Ses veines étaient visibles à l’intérieur de son poignet. Elles étaient bleutées et elles frémissaient à chaque battement de son cœur. Le sang de terlin y coulait.
Il fallait lui couper l’herbe sous le pied. Avant que le monstre génocidaire ne prenne le contrôle, avant qu’Ernie ne devienne fou de haine et avide de pouvoir, il devait s’ouvrir les veines. Pour le plus grand bien.
La main d’Ernie tremblait, il n’avait jamais été courageux. Il frissonna en sentant le fil de la lame contre sa peau. Avec un couteau si bien aiguisé, le mouvement serait simple, vif, presque indolore. Il ne manquait plus qu’une simple pression. Comme le jour où il avait tué un Hylve avec ce même couteau.
Dans un claquement sonore, l’acier tomba contre la roche. De grosses larmes roulèrent sur les joues d’Ernie. Pourquoi n’y arrivait-il pas ? Il reprit son arme, la posa encore sur son poignet, et la lâcha de nouveau. Quel incapable ! Quel pétochard !
Il ne restait plus qu’un seul espoir : pour ne pas devenir le serviteur de la mort, Ernie devait trouver quelqu’un qui fût capable pour lui, quelqu’un qui le tuât à sa place.
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