Chapitre 35 : La frustration de Benjamin
Benjamin soupira d’aise en voyant Ernie courir vers lui et Perto. Il était soulagé de le revoir en vie et, par-dessus tout, cette apparition mettait un terme aux insupportables plaintes du Géant qui n’avait pas cessé de s’inquiéter depuis la veille, quand Benjamin lui avait transmis le message d’Ernie.
Comme Perto commençait à descendre de Carotte, Benjamin sauta de son épaule directement sur la tête de la gre-jument, entre ses deux oreilles. Il fut reçu par un gentil hennissement (il était notoire que les chevaux, géants ou pas, adoraient que les Escureuils gambadent le long de leur crinière). De là, il assista aux chaudes retrouvailles d’Ernie et de Perto. Derrière eux et très discrète, il remarqua soudain Lucie. Elle était devenue brune de teint et de cheveux et avait le visage tendu mais c’était elle, à n’en pas douter. Ainsi donc, Benjamin ne s’était pas totalement trompé : sa protégée avait un bon fond.
« Perto, dit Ernie en retrouvant le plancher des vaches, je te présente Lucie. Lucie, Perto. Benjamin et toi vous connaissez déjà, je crois. »
Elle acquiesça et toisa Perto. Il fit de même. Benjamin regrettait de lui avoir dit qu’aux dernières nouvelles (celles d’Ernie), Lucie était toujours chez Vengeance affamée malgré la générosité dont elle avait fait preuve.
« C’est toi qui as libéré Ernie de la main des Vengeurs ? demanda le Géant.
— Oui, je ne faisais que lui rendre la pareille. Il m’a tiré de la gueule des loups, alors…
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit, poursuivit Perto en jetant un regard à Benjamin. Et je dois dire que j’ai eu du mal croire que le gamin ait fait un truc pareil ! »
Benjamin vit Ernie ouvrir la bouche pour protester mais les mots paraissaient bloqués.
« Puisque vous êtes là tous les deux ensemble… reprit le Géant. Est-ce que ça veut dire qu’Ernie t’a parlé de témoigner ?
— Peut-être qu’on pourrait en parler plus tard, suggéra Ernie. Nous avons peut-être encore des Vengeurs à nos trousses ! »
Ils montèrent alors tous sur Carotte que Benjamin crut entendre soupirer à l’idée d’une chevauchée à bride abattue. Mais à ce sujet la gre-jument se trompait (et il la rassura immédiatement à ce propos) car, en pleine ville, rien n’eût été moins discret qu’un gre-bestiau lancé au triple galop.
Entre la place et la sortie d’Elfcureuil, Benjamin entendit Ernie expliquer à Lucie quelles étaient sa vraie identité et ses véritables raisons de voyager autour du monde. L’Hylve, qui était assise juste devant Ernie, réclama plusieurs fois des explications supplémentaires avant de récapituler :
« Donc, si j’ai bien compris, quand Perto demandait si tu m’avais proposé de témoigner, il voulait savoir si je prendrais la parole devant le Suprême Conseil pour convaincre les conseillers de libérer les Hommes définitivement ?
— Tout à fait, intervint le Géant en faisant ralentir Carotte pour passer un petit pont en pierre.
— Mais tu fais comme tu veux ! s’exclama Ernie.
— On verra alors, on verra… »
Trois heures plus tard, Benjamin apprit que Lucie avait pris la décision de témoigner. Il s’endormit donc le plus facilement du monde ce soir-là, quand le petit groupe décida de camper à la belle étoile pour éviter les tavernes et les auberges où pouvait attendre quelque captiste malintentionné.
Mais au milieu de la nuit, Benjamin fut réveillé par autre chose que le chant des cigales : à quelques pas, on murmurait. Il tourna les oreilles en direction du bruit et fut rassuré en reconnaissant la voix d’Ernie :
« …depuis une ou deux heures à mon avis.
— Tant que ça ? dit Lucie.
— En fait je n’ai pas réussi à fermer l’œil.
— Ne me dis pas que tu crains encore les tiques ! railla l’Hylve.
— Non, c’est autre chose.
— Tu veux qu’on en parle ? Moi non plus je ne suis pas très tranquille. »
Une petite partie de Benjamin aurait voulu ne pas entendre la suite mais il avait l’ouïe fine et le sommeil léger. Et puis… il connaissait très bien Ernie et Lucie, et il voulait savoir si eux aussi trouvaient que leurs prénoms rimaient bien ensemble.
« Pourquoi est-ce que tu n’es pas tranquille, toi ? chuchota Ernie en glissant un regard à Perto qui ronflait si fort que Benjamin peinait à tout entendre.
— Comme toi : problèmes de conscience.
— Toi ? Comment est-ce possible ? Tu es… enfin… je ne vois pas ce que tu peux te reprocher !
— Ne dis pas de bêtises, Ernie ! J’ai été captiste, j’ai désiré la mort de quelqu’un… de toi !
— Mais grâce à toi je ne suis pas mort et tu es revenue de ton erreur.
— Quand même… imagine que je ne t’aie pas rencontré sans savoir qui tu étais, imagine que je t’aie vu pour la première fois quand tu as tué Jérôme, imagine que tu ne m’aies pas sauvé la vie mais que j’aie survécu autrement… Je crois que je t’aurais vraiment tué à la première occasion.
— Ou peut-être pas. Tu m’as délivré parce que tu ne supportais pas de me voir souffrir, non ?
— T’entendre surtout. Cette nuit-là ou tu as hurlé comme un perdu… j’en fais encore des cauchemars.
— Moi aussi je dois dire, mais tu vois bien que tu ne m’as pas seulement sauvé pour t’acquitter d’une dette.
— Oui mais… il y a eu des moments où… – c’est dur à dire – j’ai eu du plaisir à te voir souffrir, confessa Lucie tout bas et en reniflant.
— Quoi ? »
La voix d’Ernie était un peu partie dans les aigus. Manifestement, cette révélation le dégoûtait. Il essaya tout de même de se radoucir :
« Pardon, je ne voulais pas réagir comme ça, c’est juste que c’est très bizarre. J’ai tellement dégusté cette nuit-là… C’est étrange de se dire que tu aies pu y prendre du plaisir.
— Je sais, c’est ce qui me fait peur, expliqua Lucie. Je ne comprends pas : j’étais déjà persuadée que ce n’était pas toi qui avais tué mes parents. Et pourtant, je voulais te voir souffrir, toi ou n’importe qui d’autre. Tu imagines un peu : vouloir que quelqu’un souffre ? ça ne m’était jamais arrivé ! – en tout cas pas sérieusement.
— Tu n’étais pas dans ton état normal, Lucie. Tu n’es pas comme ça en vrai. »
Benjamin étant nyctalope, la lueur des quelques étoiles visibles lui suffit à voir la silhouette d’Ernie poser une main sur l’épaule de Lucie. Enfin ! Depuis le temps qu’il attendait ce rapprochement !
« Je suis même sûr que maintenant que c’est arrivé, tu ne tomberas plus jamais dans ce piège. »
Au grand dam de Benjamin, Ernie reprit son bras et continua sombrement :
« Toi au moins, tu n’es pas maudite.
— Ne me dis pas que c’est toujours ce truc qui t’empêche de dormir !
— Je ne peux pas faire comme si cette foutue prophétie n’existait pas. »
Benjamin frissonna : ils n’étaient tout de même pas en train de parler de cette prophétie ? Ernie n’était pas le Moitié-Moitié ?
« Je croyais que tu avais compris ce midi ! s’exclama Lucie. Tu as répété tes trucs religieux et tout le reste…
— Oui mais il y a un monde entre renoncer à mourir et vouloir vivre. Lucie, j’ai peur de vivre. Que deviendrai-je si je perds encore la foi ?
— Arrête de tout ramener tes croyances ! On ne choisit pas de vivre par obéissance, on n’a pas besoin d’un ordre pour avoir confiance en ce qu’on est…
— Ce n’est pas une question de commandement divin qui me fait peur, Lucie. C’est une question de liberté. »
Lucie poussa un soupir que Benjamin comprit facilement car, en matière religieuse, il savait avoir une opinion proche de la sienne : pour lui, liberté et religion ne faisaient pas bon ménage. Là était même l’une des nombreuses raisons qui motivaient sa position. Comment, en effet, pouvait-il supporter de se voir dicter par un autre que lui ce qui était bon ou mal ? S’il y avait bien une liberté que Benjamin chérissait, c’était celle-là. Pouvoir déterminer ce qui était juste ou injuste, voilà ce qui le rendait libre, ce qui faisait de lui un homme indépendant et responsable, ce qui lui permettait de se regarder dans la glace le matin.
« Quoi ? demanda Ernie après le soupir de Lucie.
— Ernie, tu as peur de ta liberté ?
— Bien sûr, comme toi. Tu sais, je crois en Dieu parce que pendant toute ma vie, c’est Lui qui m’a donné la vie et l’amour, et donc la joie. Mais à chaque fois que je m’éloigne de Lui, je m’expose à faire passer d’autres choses avant la vie et l’amour.
— Et moi je suis passée de La Vie par don à Vengeance affamée sans que la moindre goutte de religion soit passée dans le processus.
— Je ne parlais pas de religion, je parlais de Dieu, reprit Ernie. Pour être plus précis, je ne crains pas de perdre ma religion mais de m’éloigner du Dieu qu’elle proclame.
— Tu joues sur les mots. »
Benjamin était bien d’accord et trouvait que la discussion devenait pénible. Mais enfin, si Ernie et Lucie devaient se rapprocher, il fallait bien qu’ils en passent par là sûrement.
« Je ne joue pas sur les mots : on peut avoir l’air de pratiquer la religion tout en se renfermant sur soi comme on peut ne pas croire en Dieu tout en se comportant très bien.
— Eh bien alors ! Pourquoi es-tu si affolé d’avoir oublié ta religion pendant un mois ?
— Parce que ça prouve que je peux changer sans m’en apercevoir. Mon cœur peut se durcir tandis que je continue de vivre comme si de rien n’était. Et je ne vois pas comment m’assurer de rester le même. Je suis libre. Et je voudrais ne pas l’être. Je voudrais signer maintenant un contrat pour le restant de mes jours, qui m’empêche de commettre le mal.
— Mais ce n’est pas possible. Nous serons libres jusqu’à la mort, Ernie. Libres d’aimer… »
Le cœur de Benjamin se tendit à ce début de déclaration.
« … ou libre de devenir le Double-Héritier de terlin. » coupa Ernie.
Benjamin battit de la queue dans tous les sens. Quel dépit : non seulement la déclaration tombait à l’eau, mais encore fallait-il qu’Ernie admette être ce qu'il y avait de pire à imaginer.
« La seule façon de faire, dit Lucie, je crois que c’est de rechoisir tous les jours.
— Dans ce cas, on n’est pas sorti de l’auberge !
— Eh non. »
On n’entendait plus que les cigales chanter dans la touffeur de la nuit mais Lucie et Ernie ne disaient plus rien, toujours assis côte à côte sous les étoiles. Benjamin bouillonnait. Ils étaient tellement ridicules tous les deux, quel moment rêvé ! Il fallait qu’ils se prennent dans les bras, non ?
« Merci. » dit enfin Ernie.
Et ils se séparèrent pour aller dormir.
Quelle paire d’empotés ! Benjamin n’avait toujours pas trouvé l’âme sœur mais il était bien certain que, s’il avait été à leur place, il n’aurait pas été aussi aveugle !
Et le pire fut encore que, les nuits suivantes, les deux jeunes amis de Benjamin eurent des discussions similaires et que, à chaque fois, il fut aussi déçu.
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