Chapitre 36 : Deux Vergne valent mieux qu’un

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Cette fois, le rendez-vous avait été fixé en plein après-midi. Édouard ne pouvait y voir qu’un extrême empressement de la part de son maître, sans doute à cause du dernier échec de Vengeance affamée. A tous les coups, Édouard serait sévèrement puni. En fait, il se savait déjà sur l’échafaud et il se rendait dans la cave non pas avec l’espérance d’un sursis mais avec l’ambition d’une mort rapide et sans douleur. La fuite n’était tout simplement pas une option.

Le soleil cognait à cette heure et les rues étaient presque vides. Même les gamins en guenilles n’osaient pas jouer dehors. Malgré tout, Édouard veillait à garder la tête haute et le visage dur dans ce repaire de béats sans argent. Or, tournant au coin d’une rue, il distingua au loin une silhouette qui marchait assez loin devant lui : une toge laticlave et des cheveux noirs parfaitement disciplinés de part et d’autre d’une raie tirée à la règle, c’était la dernière personne au monde qu’Édouard imaginait parcourir ce quartier miteux : son oncle Cédric Vergne !

Édouard changea de direction immédiatement. Il ne fallait surtout pas que son oncle le voie, car il risquait de le mettre en retard ou de lui poser des questions gênantes. Après avoir tourné à droite trois fois de suite, Édouard se retrouva au même endroit mais devant lui, la rue était vide. Il s’y engouffra donc rapidement, courut pour ne pas être en retard et, un poil essoufflé, il frappa à la porte pourrie qui donnait dans la cave du Maître.

« Vous êtes tout juste à l’heure ! s’exclama la voix glaciale depuis l’intérieur. Entrez !

— Oui, j’aime être ponctuel, dit Édouard en passant la porte.

— Un serviteur ponctuel arrive avant son Maître, pas après. Peu importe l’heure du rendez-vous. Asseyez-vous ! »

Le Maître, toujours vêtu de son manteau à capuche noir, désignait le tabouret qui était cette fois du côté visiteur, tandis que lui-même s’installait dans son fauteuil. Sur le dossier, bien en évidence, il y avait un toge laticlave. Le Maître se tenait toujours droit de sorte qu’il ne la froissait pas.

« C’est la toge de mon oncle ? s’enquit Édouard en parcourant la pièce des yeux comme si Cédric Vergne s’était dissimulé entre deux étagères.

— Peut-être. Ou celle de n’importe quel sénateur. Qui vous dit que je ne suis pas sénateur ?

— Je… j’ai vu mon oncle dans la rue juste avant d’arriver, c’est même la raison pour laquelle je suis en retard : j’ai fait un détour pour éviter qu’il me voie.

— Vous n’aurez plus à faire de détour à partir de maintenant. Votre oncle ne nous dérangera plus, annonça le Maître avec une voix qui trahissait un sourire invisible.

— Vous l’avez… ?

— Oui. Il devenait plus dangereux qu’utile pour mon entreprise. »

Édouard n’aimait pas son oncle mais apprendre sa mort le toucha plus qu’il n’aurait cru.

« Allez-vous m’expliquer que j’ai eu tort ? demanda le Maître. Peut-être placez-vous la famille au-dessus de tout, je le comprendrais parfaitement.

— Non, non ! pas du tout ! Je me fie à votre jugement.

— Bien mais alors dans ce cas, donnez-moi la dent de l’évadé. »

Le Maître se leva et fit le tour de l’établi pour se fixer juste devant Édouard. Encore une fois, son visage restait dérobé par l’étrange halo de ténèbres du capuchon. Seuls ses deux yeux brillaient d’une lumière blanche. Il tendit sa main.

« La dent.

— Je… je… je n’ai que le cheveu, bredouilla Édouard en sortant de sa poche un tube de verre contenant un cheveu blond unique.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas ? demanda le Maître calmement. Je peine à croire que vous l’ayez oubliée chez vous avant de venir.

— Elle est encore dans la mâchoire de l’évadé. » avoua Édouard.

Un long sifflement sortit du capuchon du Maître et il prit le flacon avec le cheveu sans enthousiasme. Il retourna ensuite à son fauteuil et palpa la toge de feu Cédric Vergne.

« Quelle triste journée pour les Vergne aujourd’hui. Avez-vous une excuse mon petit Édouard ?

— Non, Maître, j’aurais dû arracher la dent aussitôt l’évadé capturé. J’ai trop tardé.

— Vous êtes toujours en retard, soupira le Maître. Vous auriez dû y penser lorsque l’évadé était encore en votre pouvoir, pas maintenant qu’il est enfui ! Mais peut-être que je me trompe, peut-être que cette erreur n’est pas une simple question de ponctualité ou de lenteur. Vous aviez d’autres raisons de vous comporter ainsi ? »

Édouard se tut, il n’avait rien à répondre.

« Non, rien ? Vous ne songez pas que c’est sans doute un problème d’orgueil ? »

La colère s’infiltra dans la voix du Maître :

« Vous avez cru que vous étiez supérieurement intelligent, n’est-ce pas ? Vous avez pensé que votre génie vous avait permis de mettre la main sur l’évadé, de réussir là où avait échoué. Vous avez présumé que mon ordre pouvait attendre, que la dent ne pressait pas, puisque vous étiez sûr de garder l’évadé pendant des semaines. Vous avez voulu faire durer le plaisir. Vous êtes d’une prétention… ahurissante !

« Vous savez à quoi sert une dent de sagesse en magie ? C’est l’ingrédient le plus puissant qui soit. A l’intérieur de ce tout petit élément se trouve l’entièreté de son propriétaire. Dans cette dent que vous n’avez pas arrachée à l’évadé, il y avait tout simplement de quoi le tuer ou le torturer à volonté. A cause de vous, je viens créer une potion qui a coûté la vie à plus d’une personne et que je ne vais peut-être jamais utiliser !

« Pire, pire, pire encore, vous avez mis en danger mon identité en m’envoyant une lettre alors que j’étais au Nordaire ! Imaginez un peu qu’il y ait eu une interception et qu’une personne malintentionnée ait su que je me trouvais chez les Magivers à cette période. Vous-même n’avez pas fait le rapprochement parce que votre cerveau gambergeait sur la manière de torturer l’évadé – au passage, vous auriez mieux fait de consacrer cette énergie à arracher la dent ! Mais figurez-vous qu’il y a des Hylves ou des Escureuils – des anti-captistes notamment – qui savaient sans doute qui était au Nordaire en même temps que moi ! Vous ne voyez toujours pas ? »

Non, Édouard n’en avait aucune idée. Il se fouillait les méninges mais rien ne venait. Le Maître saisit alors un petit verre bien rangé et y versa quelques gouttes d’un liquide orangé contenu dans le gros tonneau à droite de la table.

« Je bois de cette potion tous les jours pour dissimuler mon identité et je prends l’autre (il pointa le second tonneau de l’autre côté de l’établi) pour redevenir moi, le Maître. »

Comme il approchait le verre de sa bouche, Édouard l’interrompit :

« Je crois que je préfère ne pas savoir.

— Pourquoi ? Parce que tous ceux qui ont découvert mon identité sont morts ?

— Oui, entre autres.

— Mais ce n’est qu’une légende ! Personne n’a jamais deviné, sauf peut-être Stéphane mais il n’a jamais eu que des doutes. »

Le Maître but ; rien n’advint. Pas d’explosion de fumée, pas d’éclair de lumière, pas même un léger sifflement : le Maître était inchangé, sa capuche toujours environnée de ténèbres persistantes.

« Cette potion ne fait que changer mes cordes vocales, dit alors la voix si grave, si molle, si douce, si bienveillante qu’Édouard eût reconnue entre mille, comme presque tous les Hylves.

— Vous avez pris la voix de feu mon oncle !

— Triple navet à roulettes ! s’emporta le Maître en ôtant son manteau et en le pliant soigneusement. Ton oncle, c’est moi, Édouard ! »

L’oncle abhorré et le Maître adoré ne faisaient qu’un ! Édouard ne pouvait y croire et pourtant, Cédric Vergne se tenait bien là, qui remettait sa toge en veillant à ce que le drapé tombe correctement.

« Vous, mon oncle !

— Je reste ton Maître ici, Édouard.

— Pardon, Maître.

— J’ai décidé de te révéler mon identité parce que j’ai besoin de ta plus entière collaboration. Je vais donc expliquer une ou deux choses à ton esprit crétin. Ce sera l’occasion pour toi de prendre une leçon de politique. Selon toi, quels sont les objectifs de Cédric Vergne ?

— Être consul. Et pour y parvenir, il promettait d’obtenir la division définitive des Hommes.

— Et pourquoi ?

— Pour leur donner ce qu’ils méritent et aussi pouvoir exploiter leur Terre et la rattacher aux Horsylves.

— Et quels étaient les objectifs du Maître ?

— C’étaient les objectifs des captistes : rétablir la justice, c’est-à-dire massacrer les Hommes, leur reprendre leur Terre et rendre le peuple des Hylves plus puissant.

— Tu as répété deux fois la même chose. Pourquoi préférais-tu tant ton Maître à ton oncle ? »

Édouard ne s’était jamais posé la question. Pour lui, la décision avait été évidente.

« Je trouvais mon oncle trop gâteux, trop ramolli… »

Il s’arrêta là car il se rendait compte qu’il disait du mal aussi du Maître par la même occasion.

« Alors tu comprends peut-être quelle a été mon action politique pendant toutes ces années : je me suis efforcé de donner aux Hylves deux visages diamétralement opposés qui proposaient la même chose. Quand j’ai commencé la politique sous mon vrai nom, Cédric Vergne, j’ai décidé d’apprivoiser les anti-captistes. A l’époque cette division transcendait les partis politiques : au fond, peu de monde avait un avis sur la question des Hommes. J’ai donc décidé d’en faire un point central. Les timorés m’ont adoré parce que j’avais des propositions politiques qui leur semblaient très douces sur les autres sujets et les véhéments ont préféré le Maître qui faisait parler de lui de l’autre côté de la scène politique. A gauche, à droite, au centre, j’étais partout et, lentement mais sûrement, j’ai fait converger toutes les positions de sorte qu’aujourd’hui, quatre Hylves sur cinq pensent comme moi tout en croyant s’opposer fermement au camp adverse.

— C’est la raison pour laquelle Cédric Vergne était de plus en plus critique par rapport au Maître, comprit Édouard.

— Tout à fait, comme les oppositions de fond n’existaient presque plus, il fallait à tout prix augmenter l’affrontement de forme sans quoi tout aurait périclité avant la fin.

— C’est quoi : "la fin" ?

— Dans quelques jours, le Suprême Conseil va se réunir et, grâce à nos efforts – les miens surtout – l’évadé sera mort ou aura échoué. Et si ce n’était pas le cas, j’ai réfléchi à une manière d’obtenir suffisamment de voix. De cette façon, la Reportation sera refusée et les conseillers devront se rendre à l’évidence : les Hommes ne peuvent plus retourner sur leur Terre. Peut-être qu’ils resteront dans leur Département, je m’en moque, mais une chose est sûre : leur Terre sera définitivement rattachée aux Horsylves et je serai le chef d’État qui aura la main sur le territoire le plus riche de Magninsule. Et les Hylves se multiplieront beaucoup plus avec plus du double de surface habitable. »

Si Édouard avait eu un chapeau, il l’aurait tiré bien bas.

« Ta loyauté est-elle à toute épreuve ? demanda Cédric Vergne.

— Bien sûr ! répondit Édouard, trop heureux que son Maître passe sur ses erreurs.

— Très bien. Si tu dis à quiconque ne serait-ce qu’une fraction de ce que je t’ai appris, tu mourras dans la journée, c’est bien clair ?

— Limpide.

— Alors voilà : je t’offre la possibilité de réparer tes désobéissances – tu ne comptais pas t’en sortir à si bon compte quand même ? En prévision d’une éventuelle défaillance de ta part, j’avais préparé une potion très ancienne et très puissante que je n’ai jamais essayée parce que ce n’est vraiment que pour les grandes occasions – les os hyoïdes de huit personnes y sont passées par exemple. Le principe est simple : je vais faire venir à distance la dent de l’évadé grâce à un autre élément de son corps. Le cheveu est idéal. Mais comme cette potion est très énergivore, j’ai besoin qu’une personne me donne volontairement de sa force. Et les volontaires, de nos jours, on les compte sur les doigts de la main.

— Vous avez besoin de beaucoup de force ?

— Je n’espère pas pour toi. Mais avant de commencer, il faut que tu me donnes un dernier renseignement, au cas où l’opération ne se passe pas comme prévu et que tu n’aies pas assez d’énergie dans ton corps et dans ton esprit.

— De quoi s’agit-il ? demanda Édouard nerveusement.

— Où était l’évadé quand vous avez renoncé à le poursuivre, les Vengeurs et toi ?

— Il se dirigeait vers la Perta et, à l’heure qu’il est, il doit y avoir pénétré depuis un jour.

— Très bien, j’ai des amis là-bas qui sauront le recevoir si je nous n’obtenons pas cette dent. Je leur donnerai mes consignes par boule de cristal si besoin. »

Au fond de lui-même, Édouard espérait de tout son cœur que l’opération réussirait et que son oncle n’ait pas besoin de prévenir ses « amis ».

« Voici comment tout va se passer : tu vas te mettre à genoux et tu prendras la fiole dans tes mains. En aucun cas tu ne devras lâcher avant que je te le dise. Même si ta vision se trouble ou que tu as mal dans tous les os, compris ? Sinon… »

Édouard acquiesça et s’agenouilla pendant que son oncle prenait une fiole de liquide noir rangée tout en haut de l’étagère centrale. Il la déboucha, la donna à Édouard, qui la trouva froide mais légère, et tint le cheveu de l’évadé juste au-dessus du goulot.

« Trois, deux, un… arrache-moi cette dent ! »

A l’instant où le cheveu blond pénétra dans la potion noire, celle-ci bouillonna et Édouard sentit ses forces sortir de son corps par ses mains pour alimenter le processus magique. Entre ses mains, le verre du flacon était devenu glacial et aspirait toute forme de chaleur.

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