Chapitre 39 : L’article 3, tiret 10, alinéa 4

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L’audience du lendemain aurait dû commencer à huit heures précises mais Ernie fut prévenu par le maire du palais qu’elle était repoussée à treize heures.

« Les conseillers ont veillé toute la nuit, expliqua-t-il, et ils ont préféré prendre un peu de repos avant la séance d’aujourd’hui.

— Toute la nuit ? répéta Ernie. Je croyais qu’ils allaient discuter de modalités de vote !

— C’est ce qu’ils ont fait mais il y a eu quelques complications. Je crois que sans Miranda Vise, ils n’auraient jamais trouvé de compromis. »

Miranda Vise ? Ernie ne savait pas si la participation de la vieille Dragonne était vraiment une bonne nouvelle. Certes, elle plaidait en faveur de la Reportation mais elle était aussi celle qui avait deviné qu’il était le Double-Héritier, une information qu’il avait soigneusement cachée aux conseillers par peur qu’elle les dissuade de voter la libération des Hommes. Ainsi, il y avait encore une raison supplémentaire de s’inquiéter pour Ernie. Alors pour passer le temps sans reprendre ses éternelles discussions avec Perto, il choisit de se laisser errer dans le château. Les couloirs étaient si longs, les salles et les escaliers étaient si nombreux, les tapisseries, les sculptures et les peintures étaient si élégantes qu’il y avait largement de quoi s’occuper toute la matinée.

Une porte découvrit toutefois à Ernie un lieu qu’il n’avait pas imaginé trouver dans cette citadelle de pierre, de bois et d’or : un petit jardin aménagé sur le toit d’un bâtiment allongé dont Ernie supposait d’après la forme qu’il s’agissait de la salle de bal. Le jardin ne ressemblait à rien : ce n’était rien de plus que de l’herbe haute de part en part. Seul était érigée dans ce pré miniature une pierre irrégulière sur laquelle pouvaient s’asseoir deux Géants en se serrant un peu. En fait de Géant, Ernie n’y vit pourtant que Lucie qui le salua d’un signe de tête avant d’expliquer :

« C’est le jardin secret que Togor s’est fait construire quand il est devenu roi. Les gens viennent s’y changer les idées, quand le roi n’y est pas évidemment.

— Ce n’est pas vraiment ce qu’on attendrait d’un jardin royal, remarqua Ernie en s’asseyant sur la grosse pierre à côté de Lucie.

— Ils n’allaient pas faire pousser un cèdre sur un toit. Et puis je trouve que ça a son charme, la simplicité. »

Ernie respira profondément et laissa son regard courir parmi les herbes folles, au rythme des papillons qui voletaient entre les tiges et les fleurs. En cette fin d’été, la fraîcheur du printemps avait fait place à la sécheresse, le vert s’était transformé en jaune, la pelouse était devenue foin. Allait-on faucher ? Ou bien le roi interdisait-il de toucher à ce coin de nature artificielle ? Ernie n’en savait rien et profitait simplement du jardin comme il était.

« J’ai tellement peur de ce qui va arriver maintenant, dit-il sans quitter des yeux une clocheline fraîchement épanouie.

— Ma mère disait toujours que la peur est une émotion saine. Elle permet de se donner entièrement. Ce qui compte, disait-elle encore, c’est de toujours avoir quelque chose de plus grand que sa peur.

— Quoi par exemple ? demanda Ernie.

— Ma mère parlait toujours de l’amour. Tu sais, quand mes parents se sont mariés, ils avaient extrêmement peur. Mon père avait peur d’épouser une anticaptiste, de perdre son meilleur ami, d’affronter la désapprobation de mon grand-père… Ma mère tremblait à l’idée d’épouser un captiste, de s’engager pour la vie, etc. Mais ils étaient sûrs d’eux à cause de l’amour qu’ils se vouaient. Mon père a compris à quel point il aimait ma mère quand il s’est aperçu que sa peur disparaissait devant l’intensité de son amour.

— J’ai peur quand même. Tu vois, j’ai l’impression que la situation des Hommes est la même que celle de cette herbe. Elle arrive au terme de son cycle. Tout a poussé, tout a donné, tout a fané. Et je n’ai aucune idée de ce qui va arriver après.

— Personne ne le sait. Et tout n’a pas encore fané pour le moment. »

Lucie désignait du menton la clocheline où butinait paresseusement une abeille.

« Les clochelines sont les dernières à fleurir, répondit Ernie. Encore un peu de temps et elle fanera elle aussi.

— Alors dis-toi que tu es cette clocheline et tranquillise-toi : ce n’est pas de sa floraison que dépendra la repousse du jardin au printemps. Tu n’es qu’une herbe au milieu des autres. »

Sur ces mots, Lucie se leva et quitta le jardin. Ernie y resta seul et alterna entre méditation, prière et contemplation pour être préparé au mieux quand sonneraient treize heures. Soudain, la porte du jardin s’ouvrit encore et un Géant y entra, la tête basse et le visage consterné.

« Votre Majesté. » le salua Ernie en se redressant vivement.

Le roi ne répondit pas et adressa à peine un regard à Ernie. Sans doute était-ce à mettre sur le compte de sa trop courte nuit ou de ce qu’il préférait ne pas entrer en contact directement avec lui en dehors du Conseil. Quoi qu’il en fût, Ernie comprit le message et quitta le jardin immédiatement, emportant seulement la clocheline pour connaître son présage.

« Laissez cette colchine. Les dés sont déjà jetés. »

Ernie laissa tomber sa clocheline à contre-cœur, et ne put réprimer une œillade indiscrète vers le roi qui toisait déjà fixement le vol erratique d’un gre-bourdon. Il referma ensuite la porte sur le jardin et parcourut à nouveau les grandes ailes du château avec à l’arrière de l’esprit cette entrevue des plus brèves dont il ne savait quoi penser. Il en parla lors du repas avec Perto mais le Géant ne sut rien y comprendre. Comment le sort pouvait-il être déjà scellé ? Et surtout, dans quel sens fallait-il le comprendre ? L’air si abattu de Togor devait-il faire craindre le pire ?

Lorsqu’il s’installa sur son fauteuil en pierre blanche, il constata que tous les conseillers avaient l’air fatigués, la palme revenant tout de même à Togor.

Cédric Vergne ouvrit la séance :

« La séance numéro 249-5 est ouverte. Le Conseil est régulièrement composé de ses huit membres restants : le président des Dragons, John Volle ; l’ambassadrice des Floralfées, Pissenlit ; le roi des Géants, Togor de Granicie ; le sage-président des Magivers, Telsius ; l’empereur des Homrochs, Sébaste de Bovie ; la directrice des Aquilles, Clémence Ténull ; les deux consuls des Horsylves, l’Hylve et président de la séance, Cédric Vergne – moi-même – et l’Escureuille, Mathilde Lechêne.

« Devant nous est accusé ce jour Monsieur Ernald Thiry, du peuple des Hommes. »

Accusé ? Ernie devait avoir mal entendu ! Le bon terme était « présenté ». Mais le sourire triomphant de Cédric Vergne ne laissait aucun doute : il n’y avait pas eu d’erreur.

« En vertu de l’article 3-10, alinéa 4 du Livre des Droits, les chefs d’accusation sont secrets et la décision discrétionnaire.

« En vertu de l’article 5-12 du Livre des Droits, la décision de culpabilité ou d’acquittement sera indissolublement jointe à la décision de Reportation ou de conservation en l’état. Les deux décisions sont rédigées et portées à la connaissance de l’accusé.

« En vertu du principe général du droit de parallélisme des formes, la Reportation ne pourra pas être décidée si trois conseillers ou plus s’y opposent.

« Le compte-rendu de la séance sera dressé en îlien moderne et traduit en îlien classique puisque, exceptionnellement, la séance a lieu en îlien moderne.

« Le compte-rendu sera publié au bulletin.

« Vous pouvez vous asseoir. »

Ernie tremblait de tous ses membres. Grâce à Perto, il connaissait très bien les articles 3-10 et 5-12 du Livre des Droits, c’est-à-dire du texte qui servait de Constitution au Suprême Conseil. Le 3-10.4 était très critiqué car il permettait au Suprême Conseil de supprimer n’importe quel individu sans avoir à faire connaître ses motifs. Quant au 5-12, il était destiné à favoriser les compromis en fusionnant des décisions apparemment disjointes. Dans le cas présent, Ernie savait donc que son sort était lié à celui des Hommes, mais il ne savait pas comment.

« Vous êtes sûrement un peu étonné par ce que j’ai dit, poursuivit Cédric Vergne s’adressant à Ernie. Je vais donc vous expliquer ce qui se joue. Cette nuit, mesdames, messieurs les conseillers, madame Miranda Vise et moi-même avons beaucoup échangé.

« Premièrement, j’ai demandé à présider cette séance. J’y avais droit, on me l’a donc permis. Deuxièmement, madame Vise a fait apparaître que votre sort devait être scellé par la décision sur la Reportation. C’est la raison pour laquelle nous avons préparé ces deux décisions. »

Il désigna deux feuilles blanches qu’on avait posées au milieu de la table noire. Ernie ne put que constater leur brièveté. Entre les mentions légales, la décision du Suprême Conseil tenait à chaque fois en une phrase sans virgule : La Déportation des Hommes est annulée et monsieur Ernald Thiry est acquitté ce jour de tous les chefs d’accusation. Et : La Déportation des Hommes est maintenue et monsieur Ernald Thiry est condamné à immédiat trépas pour être exécuté dans l’heure.

« Comme vous pouvez le constater, soit vous vous réjouirez de voir libérer les vôtres soit vous n’aurez plus à vous soucier d’aucun problème de Reportation. Enfin, j’attire votre attention sur la révélation du principe de parallélisme des formes qui a été dégagé grâce à certains de mes juristes et qui interdit que le Suprême Conseil réforme une de ses précédentes décisions par une majorité inférieure à celle qui a adopté ladite précédente décision.

— C’est une innovation juste pour moi alors, grinça Ernie sarcastiquement.

— Ce principe est appelé à s’appliquer ultérieurement mais c’est vrai que c’est pour vous que je l’ai invoqué, ricana Vergne. En l’occurrence, la décision de Déportation a été prise à sept voix contre deux. Donc aujourd’hui, si l’on compte une fictive voix des Hommes en faveur de la Reportation, il faudra que six d’entre nous se rangent à cette opinion et que deux seulement s’y opposent. »

Ernie n’en menait pas large mais tout n’était pas perdu : si seuls l’Hylve et l’Homroch votaient contre la Reportation, il aurait la vie sauve. Mais l’air de Togor était si terne : se pouvait-il qu’il connût la décision défavorable d’un troisième membre ? Telsius avait-il révélé la décision de son Parlement ? Ernie devait attendre pour savoir.

« J’ai beaucoup parlé mais rassurez-vous, j’ai bientôt fini, continua Vergne. Comme vous êtes désormais accusé devant le Suprême Conseil, vous êtes partie au procès. Vous avez donc le droit de répondre aux questions, de vous taire et de faire des déclarations. Vous êtes également délié de votre serment : vous pouvez mentir – c’est normal après tout, votre vie est en jeu.

« Y a-t-il des questions ? Non ? Dans ce cas, Monsieur Thiry, je vous propose de faire vos dernières déclarations avant que nous ne votions tous, un par un. »

Ernie se concentra pour parler clairement : peut-être ses mots pourraient-ils convaincre celui ou celle qui risquait de lui refuser sa voix. Il débita donc dans un petit discours les différentes idées qui, selon lui, imposaient au Suprême Conseil de voter la Reportation des Hommes :

« Mesdames les Conseillères, Messieurs les Conseillers, j’ai parlé devant vous hier comme un témoin, pour vous renseigner. Aujourd’hui, je suis ici comme un Homme, avec un grand H parce que c’est tout mon peuple qui en jeu. Je veux vous dire au nom de tous combien nous méritons la vie et la liberté. Je suis aussi ici comme homme avec un petit H puisque l’on menace de me tuer. Et en mon nom, je veux vous rappeler humblement que moi aussi je mérite la vie et la liberté. Entre les Hommes et moi, il y a bien sûr une différence d’échelle mais dans les deux cas, je vous l’assure, votre choix sera celui d’un supplément d’âme et d’humanité.

« Je me suis plu à croire que le peuple des Hommes avait été le premier de tous, le plus grand et le plus noble, le plus beau et le plus inventif. J’y ai cru parce que c’est ce que me disaient les livres d’histoire et c’est ce que j’aimais lire et entendre. Et puis on m’a appris le rôle des Hommes pendant la Dernière Guerre. Alors à nouveau j’ai été naïf et j’ai pensé que nous étions les plus minables et les plus sordides. J’appartenais à ce qu’on a appelé au cours des deux derniers siècles et demi "le dernier peuple". Et pourtant, voici ma conclusion : les Hommes ne sont ni les premiers ni les derniers, ni les meilleurs ni les pires. Ce peuple est l’un des Neuf. Et les huit restants perdent une partie d’eux-mêmes s’ils se séparent de nous. C’est comme un tabouret qui voudrait se priver de l’un de ses trois pieds. Inepte, absurde, mortel.

« Juridiquement, le Suprême Conseil n’a pas le choix non plus. L’article premier du Livre des Droits est clair : Aucun des Neuf peuples ne pourra être asservi ou dominé par un ou plusieurs autres peuples ou par le Suprême Conseil. Ce texte de droit, situé au commencement de la loi suprême de Magninsule, irrigue toutes nos sociétés. Sans lui, l’égalité et l’état de droit ne sont que des illusions ; sans lui, la tyrannie guette à tout coin de rue. Comment voulez-vous conserver des institutions stables et justes au sein de vos propres pays si le Suprême Conseil s’affranchit du droit ? Je vous demande donc de respecter cet article aussi bien que vous respectez le 3-10.4 ou que le 5-12.

« Il n’y a pas que le droit, me dira-t-on. Et on aura raison : au-delà du droit, l’histoire aussi vous commande de nous libérer et de nous rendre notre dignité. Voilà deux siècles et demi que les Hommes paient encore les conséquences des atrocités commandées par un Demi. Certes, nous avons commis d’odieux crimes et d’abominables massacres. Mais n’oublions pas la suite : la division systématique de tout un peuple dès l’âge d’un an ! Qui paiera pour les millions de vie brisées après la Dernière Guerre ? C’était bien fait pour eux, me répliquera-t-on. Eh bien, je vous le dis, l’histoire nous enseigne que ce sont les mêmes raisonnements qui ont poussé terlin à se lancer dans la destruction des Hylves. Le châtiment a toujours été une vengeance, renoncez-y donc.

« Mais restons pragmatiques, au diable le droit et l’histoire, parlons vrai, parlons argent et économie. L’esclavage des Hommes rapporte gros, croit-on. Eh bien, on se trompe car nous sommes désormais trop nombreux par rapport à la taille de notre Département : nous sommes deux pour une charrette, trois dans le même champ. Bientôt, nous coûterons davantage que nous ne rapporterons ou il faudra agrandir le Département – imaginez un peu la dépense ! Et en parallèle, la Terre des Hommes est en jachère. Nul ne peut y travailler ni en exploiter les ressources alors que c’est la terre la plus fertile et la plus riche de Magninsule !

« Et si tout cela ne suffit pas à vous convaincre, je m’en remets au bon sens : les Neuf Peuples ne sont qu’un, tous sont pareils. Détruisez-en un, vous créez un précédent. Ce que vous faites à votre ennemi, on vous le fera en retour. Et alors, il ne restera plus qu’à dire Vae victis, malheur aux vaincus !

« Ainsi, Mesdames les Conseillères, Messieurs les Conseillers, vous avez le choix entre faire vivre ou faire mourir, car, ne vous faites pas d’illusions, reporter la libération des Hommes, c’est y renoncer définitivement. Ce que vous n’accomplirez pas aujourd’hui, vos successeurs ne s’y risqueront pas non plus. Le temps du retour des Hommes est venu. C’est maintenant. Ou jamais. »

Le sang d’Ernie rugissait dans ses tempes mais il lui semblait qu’il avait plutôt bien parlé, sans bégayer ni perdre son texte.

« Bien, bien, merci beaucoup, Monsieur Thiry, dit Cédric Vergne. A la demande de Madame la consule Mathilde Lechêne, le tour de vote se fera dans le sens horaire, et non anti-horaire. »

Ernie fut rassuré par cette demande qui ne pouvait signifier qu’une chose : Mathilde Lechêne désirait parler le plus tôt possible pour influencer ses collègues dans leur vote. Ernie en déduisait que l’Escureuille tenait à cette décision avec le cœur. Et si elle votait avec le cœur, il devinait qu’elle voterait bien.

« Comme président de séance, poursuivit Vergne, je commence. Je ne ferai pas semblant de me justifier infiniment : je vote contre la Reportation pour une raison. Je crois en la division définitive des Hommes et au retour de leur Terre dans le giron de ses voisins, les Hylves, les Escureuils et les Homrochs. »

Joignant le geste à la parole, il signa la décision correspondante qui n’avait plus besoin que de deux signatures pour entrer en force de chose jugée.

« Quant à moi, je vote pour, dit l’Escureuille assise juste à sa gauche en sautant sur la table vers l’autre décision. J’ai mis du temps à me former une opinion sûre mais il me semble nécessaire d’enterrer la hache de guerre une bonne fois pour toute, comme disait Monsieur Strabius lors de son témoignage. Nous autres Escureuils, avons été victimes de terlin et des Hommes mais trop de générations ont passé pour que ce crime pèse encore sur ce peuple. »

Ernie sourit : et d’une signature sur six. Il ne s’attendait pas à la devoir au témoignage de Strabius même partiellement mais soit, il ne ferait pas la fine bouche !

« Les Floralfées, siffla lentement Pissenlit, ont toujours été attachées à la ssouveraineté des Neuf. Je vote donc pour la Reportattion. »

Et de deux : l’abstentionniste en série ne s’était pas abstenue.

« Je crois, dit Volle, que les questions pratiques ne forment pas un obstacle insurmontable à la Reportation et, revenant à l’ancienne tradition pacifique des Dragons si ardemment défendue par Miranda Vise, je me déclare favorable à la Reportation. »

Et de trois. Le plus hasardeux arrivait désormais : Telsius allait obéir à la résolution du Parlement magiver et ainsi sceller le destin d’Ernie et des Hommes.

« Par trois cent une voix contre deux cent soixante-seize, les députés magivers m’ont demandé de voter contre la Reportation pour des motifs que je ne vais pas exposer en détails mais qui seront inscrits au bulletin de la Chambre. Néanmoins et seulement à cause de mon intime conviction acquise hier matin lors du brillant exposé du docteur Strabius et renforcée aujourd’hui par le bon discours de Monsieur Thiry, je ne satisferai pas à cette demande et, avant de renoncer aux fonctions qui sont les miennes, je tiens à voter en faveur de la Reportation. »

Ernie soupira d’aise. Le très vieil homme venait de sacrifier son image politique pour lui sauver la vie et libérer les Hommes. Ernie regarda Togor : sans doute le roi des Géants avait-il eu connaissance d’une manière ou d’une autre de la décision des Magivers. Cela lui avait permis de déterminer qu’il y aurait trois oppositions à la Reportation et donc que la modalité de vote adoptée la nuit précédente enterrait les Hommes. Pourtant, il ne réagit pas à la déclaration du sage président des Magivers.

Bref, ce qui comptait, c’était qu’on en était à quatre signatures. Il en suffirait deux autres pour qu’Ernie ne meure pas dans l’heure : celle de Togor et de Clémence Ténull. Cette dernière devait avoir fait le même calcul car, sourire aux lèvres, elle déclama une tirade plus longue que celle d’Ernie avant de conclure gaiement par l’annonce de son vote. Et de cinq !

Togor, le visage toujours très fatigué, fut beaucoup plus rapide :

« Les débats ont fait apparaître une réalité trop complexe pour être résolue en une ligne. Il faut laisser le temps au temps, dit-on souvent. Je crois que c’est exactement ce qu’il nous faut faire aujourd’hui. Les Hommes, hélas, ne sont pas prêts : je vote contre la Reportation. »

Ernie avait besoin d’air. La sixième signature venait tout juste de s’envoler et il restait seulement pour voter l’Homroch qui, du reste, ne cachait pas sa joie de découvrir que le roi Géant avait rejoint son camp. Ernie avait besoin d’air. Il avait beau se concentrer de toutes ses forces pour ne pas écouter les divagations de Sébaste, il ne comprenait pas comment Togor avait pu retourner sa veste aussi magistralement. Il fixait le visage du Géant mais il ne voyait que des traits durs et fermés, des yeux toujours tournés ailleurs que sur lui. C’étaient les signes de la honte, de la honte de l’homme qui se déteste : celle qu’Ernie avait ressentie en se découvrant le Double-Héritier.

« J’ai besoin d’air, dit-il enfin.

— Je suis en train de parler, jeune homme ! s’exclama Sébaste. Donc je disais que…

— Je demande une interruption d’audience.

— Ah, mais attendez que j’aie fini ! Où en étais-je ?

— J’y ai droit…

— Allons bon ! trancha Cédric Vergne. L’audience est suspendue pour quinze minutes à la demande de l’accusé ! Après tout, qui ne se sentirait pas mal à sa place ? »

L’Homroch fulminait et Ernie regrettait déjà de devoir quelque chose à Vergne mais il ne perdit pas un instant et s’élança à travers la salle du Conseil pour retrouver Perto de l’autre côté de la porte à double battants.

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