Chapitre 40 : Le sacrifice d’Allume-Soleil
« C’est déjà fini ? demanda le Géant quand Ernie se trouva dans l’antichambre.
— Non ! Rien ne se passe comme prévu, j’ai demandé une interruption de séance. On a quinze minutes pour trouver pourquoi Togor a voté contre la Reportation !
— Hein ? Il a fait ça ! Mais pourquoi ?
— JE NE SAIS PAS POURQUOI ! C’EST CE QUE JE VEUX SAVOIR ! s’emporta Ernie. Si tu ne prends pas la peine de m’écouter, je suis un homme mort !
— Mort, mort ! répéta Perto. Il ne faut pas exagérer ! »
A toute vitesse, Ernie lui récapitula la situation et, aussi vite, les traits du Géant se décomposèrent.
« La situation politique a changé chez les Géants ? demanda Ernie.
— Pas que je sache, il y a des années que l’économie a été relancée grâce à la ré-exploitation des mines d’or.
— Togor n’a pas perdu quelqu’un de sa famille ? Il avait l’air très fatigué et très triste.
— Je pense que je le saurais si un membre de la famille royale était mort.
— Ou bien on l’a forcé à voter ma mort ?
— C’est difficile à imaginer. Faire chanter un roi, ce n’est pas facile, surtout avec Togor.
— Mais Cédric Vergne est un mage noir ! s’exclama Ernie dont le visage s’éclairait.
— Moins fort ! Il ne faut pas qu’on t’entende dire ça !
— Ce serait une explication, non ? Vergne envoûte Togor pour le faire voter dans son sens.
— Trop risqué pour lui à mon avis et tu n’as pas l’ombre d’une preuve. »
La conversation continua ainsi, tournant beaucoup en rond tandis que le passage du temps se faisait sentir de plus en plus et toujours dans le même sens, c’est-à-dire dans le sens de la nature : de la vie vers la mort. Enfin, la tête de l’aboyeur passa par la porte et cria :
« Reprise de la séance dans une minute ! Une minute ! »
Tout était perdu. Ernie cessa de réfléchir et, tout-à-coup, l’idée de sa propre mort prit toute la place. Il regarda Perto et fondit en larmes :
« Je ne veux pas mourir, Perto ! »
Le Géant s’accroupit et lui mit une main sur l’épaule.
« Courage mon bonhomme, c’est pas encore…
— Je veux pas ! C’est injuste !
— Je sais, je les punirai tous les huit.
— Pas la corde ! Pas la corde ! »
Ernie avait toujours évité de regarder les exécutions publiques mais il les avait déjà entendues et il savait que la pendaison était terrible. On ne mourait pas tout de suite, loin de là.
« Avec le Suprême Conseil, bredouilla Perto, c’est une hache. Avec une hache de Géant, ce sera instantané, je te le promets. Une seconde et tu seras avec ton papa. »
Ernie n’était pas rassuré pour autant. Certes, la mort ne finissait pas tout… Mais comment pouvait-il s’en satisfaire ? Alors qu’il reniflait, Perto lui essuya les joues avec ses gros doigts.
« Vraiment, renifla Ernie, je déteste les histoires où le gentil meurt à la fin.
— Moi aussi, dit Perto, moi aussi. Maintenant, ne pleure plus. Tu n’es plus un enfant. Tu dois montrer aux conseillers que tu es un Homme avec un grand H et que tu n’as pas peur. Tu veux que je vienne avec toi ? »
Ernie fit non de la tête. Il savait que le Conseil avait autorisé le Géant à l’assister mais pour être vraiment digne, Ernie devait être seul. Comme précédemment, c’était un problème entre les Hommes et le Suprême Conseil, et même entre lui et les conseillers.
A nouveau seul, il marcha lentement jusqu’à la table du Conseil et reprit son siège. Au-dedans de lui, ses organes jouaient un funeste concert dont il n’entendait que les violons. Il allait mourir, il allait mourir… la rengaine se jouait sans cesse dans son esprit, seulement tempérée par un refrain plus déterminé : il mourrait dignement, en héros, comme son père.
« La séance est reprise. » dit une voix lointaine sur la gauche avant qu’une autre prenne le relai, sur la droite, avec une litanie d’insultes à la mémoire des Hommes.
Ernie n’écoutait pas, ne regardait pas. Il se concentrait seulement pour que les dernières minutes de sa vie ne se résument pas à un flot de pleurs lamentables. Il était un grand garçon, il affronterait la mort avec panache, il ne reculerait pas, il ne pleurnicherait pas…
« Attendez, s’entendit-il pourtant gémir.
— Non ! pas cette fois ! répliqua Sébaste violemment. De toute manière je vote contre la…
— Il faut que je vous dise quelque chose avant cela.
— Il n’en est pas question !
— Je vous en supplie !
— DITES-LE ALORS ! hurla l’Homroch. QUE TOUT LE MONDE EN PROFITE ! »
Ernie ne s’obéissait plus, son instinct de conservation luttait de lui-même pour faire durer sa vie le plus longtemps.
« Il faut que ce soit en privé.
— C’est une plaisanterie, c’est ça ? C’est encore en rapport avec la pièce secrète des Homrochs ? Vous êtes pitoyable ! »
Ernie ignorait de quelle pièce parlait l’empereur mais il était d’accord sur un point : son comportement était lamentable.
« Je peux vous prêter la mienne, proposa Telsius. Tenez, elle est ouverte.
— Très bien, merci beaucoup Telsius, ronchonna Sébaste. Quant à toi, comique, je t’assure que si tu essaies de me balader et que tu n’as rien d’intéressant à me dire, je t’embroche avec ces deux cornes-là, foi d’Homroch ! »
Ernie se leva et suivit l’Homroch vers l’une des colonnes soutenant le plafond dans laquelle s’était mystérieusement ouverte une cavité obscure. Descendant à tâtons les escaliers en colimaçon qui semblaient mener au centre de la terre, Ernie songea qu’il était le plus lâche de tous les Hommes et qu’il en serait bien puni lorsque les deux cornes de l’empereur furibond lui perceraient le ventre et le feraient mourir au terme d’une agonie qu’il préférait ne pas imaginer.
A mesure qu’il s’enfonçait dans les profondeurs du donjon, Ernie parvint à se calmer grâce au silence et à la fraîcheur qui y régnaient. Enfin, l’Homroch ouvrit une porte et entra dans une pièce. Là, il alluma quelques bougies et, ignorant un fauteuil, se dressa au milieu du tapis central et beugla :
« Alors ? »
La pièce reposait sous une épaisse couverture molletonnée de poussière et de toiles d’araignée et regorgeait de livres. Les instincts de bibliothécaire que Perto avait cultivés se réveillèrent instantanément : Ernie se mit à lire le dos de certains exemplaires pour faire passer le temps en attendant que Sébaste perde ses nerfs et le tue. Il y avait entre autres une collection très jolie d’ouvrages tous dédiés aux territoires de Magninsule : Bovie, Flavérie, Nordaire s’étalaient en lettres d’or sur des cuirs rouge, vert et violet. Nordaire, Thalasse, Terre des Hommes… Ernie eut une illumination : la Terre des Hommes ! Elle était si célèbre et pourtant, elle n’avait jamais eu de nom. Les Hommes étaient ses enfants mais avait-elle eu des parents ? Ses sous-sols étaient extrêmement riches mais elle n’avait jamais fait de commerce. Il tenait enfin la solution de l’ultimum problema.
Ce fut alors qu’Ernie comprit et accueillit son destin : le jour où il avait entendu l’énigme, il avait fait le vœu que les Hommes soient enfin libres plutôt que de souhaiter vivre et revoir les siens. Et maintenant, il était exaucé. Il allait mourir par les cornes de l’Homroch face à lui et sa mort ferait le tour de Magninsule. Un garçonnet assassiné par un conseiller ! La rumeur ferait gronder dans toutes les chaumières, Perto y veillerait. Ernie serait un martyre, il serait la mèche brûlée de la chandelle : en périssant, il illuminerait les Hommes… il allumerait le soleil !
« Alors ! » tonna Sébaste.
Ernie s’assit dans le siège délaissé par l’Homroch. Il était enfin serein, sûr de lui. La tempête de son cœur était apaisée. Il se rendait à ce pour quoi il avait été créé, il était sacrifié sans en être tourmenté. Maintenant, tout prenait son sens et il savait que son aventure était arrivée à son terme, que le gentil mourait à la fin mais qu’il mourait heureux et satisfait. Ses yeux se posèrent sur les Trajectoires économiques contemporaines de la Granicie et des Horsylves et il commença tranquillement :
« Croyez-le ou non, Monsieur le Conseiller… »
Ernie s’apprêtait à conter une histoire improvisée jusqu’à la fin. Il était euphorique : la dernière chose qu’il saurait, ce serait le nombre de mots au bout duquel Sébaste perdrait patience et mettrait sa menace à exécution.
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