Chapitre 41 : Plus qu’un ami
Lucie était assise en tailleur sur un canapé géant – un gre-canapé aurait dit Ernie – et Benjamin lui faisait face, ne levant la tête que pour lui parler ou pour flairer les senteurs de la fin d’été qui entraient par la fenêtre. Ils ne s’étaient pas séparés depuis qu’ils avaient quitté Ernie après manger et attendaient avec impatience qu’il revienne. Et il ne revenait pas.
« Comment un vote peut-il durer si longtemps ? demanda l’Escureuil.
— Pour la énième fois, soupira Lucie, ils ont sans doute à peine commencé à l’heure qu’il est. Ernie avait été convoqué en début d’après-midi mais le maire du palais a dit qu’ils auraient du retard tellement ils étaient fatigués.
— Enfin tout de même, ce sont…
— Des chefs d’Etat, oui, je sais, tu le répètes depuis que tu es ici ! Comment peux-tu être aussi impatient ? On dirait un enfant de cinq ans !
— Justement, répliqua Benjamin apparemment piqué, je n’ai même pas cinq ans. Nous autres les Escureuils avons beau mûrir beaucoup plus vite que vous, nous n’avons pas la même relation au temps. A mon âge, une demi-journée c’est très long ! »
Dans ces moments-là, Lucie songeait qu’elle aurait peut-être mieux fait de quitter le « petit salon » comme l’appelait le maire du palais pour retourner dans sa chambre et attendre qu’on la cherche quand tout serait enfin résolu. A présent il était trop tard, elle devait tenir compagnie à l’Escureuil si impatient.
« Lucie ? l’interpella Benjamin au bout d’un certain temps.
— Oui ? lâcha-t-elle en sachant pertinemment ce qui l’attendait.
— Comment trouves-tu Ernie ? »
Finalement, la question était inattendue. Inattendue mais manifestement indiscrète. Que s’imaginait la boule de poils ambulante ?
« Gentil, répondit-elle du bout des lèvres.
— C’est tout ?
— C’est sa qualité principale. Il est gentil. »
Comme la naïveté et la simplicité d’esprit n’étaient pas vraiment des qualités selon elle, elle peina à trouver un autre qualificatif. De fait, plus elle y réfléchissait, plus Lucie trouvait que tout en Ernie convergeait vers la gentillesse, depuis ses qualités jusqu’à ses défauts. Ce n’était pas une vertu commune dans l’entourage de Lucie : ses parents, tout aimants et bons qu’ils fussent, n’avaient jamais été essentiellement gentils. Même les membres de La Vie par Don, Benjamin le premier, étaient plus courageux et idéalistes que bienveillants. Pour être précise, Lucie songea qu’Ernie lui rappelait sa grand-mère maternelle.
« Oui, répéta-t-elle, je pense que c’est vraiment sa principale qualité. Mais pourquoi tu me demandes ça ?
« Pour rien, répondit Benjamin. C’est seulement que j’ai toujours du mal à savoir si je juge bien les gens ou pas. Du coup je voulais avoir une idée de la manière dont les conseillers le perçoivent. Moi par exemple, je l’aime beaucoup, ce garçon. Il a vraiment une volonté de fer et une conscience très pure. C’est un homme de convictions. Je pense qu’il a beaucoup d’avenir. Il a les qualités d’un homme responsable, d’un homme d’honneur. Je suis sûr que prudent comme il est, il a devant lui une vie longue et prospère… »
Benjamin n’eut pas le temps de finir sa description du parfait homme à marier que l’une des portes de la pièce s’ouvrit à la volée, faisant claquer les fenêtres sous l’effet du courant d’air.
« Venez vite ! s’exclama le Géant Perto le souffle court. Ils vont voter sa mort ! »
En un instant, l’esprit de Lucie se fissura.
« Quoi ? s’exclama la voix soudain stridente de l’Escureuil.
— Il semblerait que ce soit la faute de Miranda Vise. Ils ont lié le sort d’Ernie à la libération des Hommes. Et Togor a voté contre. Venez avec moi, le maire du palais nous rejoindra au Conseil. »
Sur ces mots, le Géant s’élança hors du salon, suivi de Benjamin qui gambadait comme un écureuil sauvage. Lucie resta interdite un moment, le temps que la nouvelle fasse son chemin dans son esprit, puis elle sortit en trombe de la pièce sur les pas de Perto.
L’antichambre du Conseil n’était pas loin, ils y furent donc rapidement. Les gardes cependant refusèrent d’ouvrir à Perto tant que le maire du palais ne serait pas arrivé. Le Géant s’échauffa mais heureusement, le bras droit de Togor arriva bien vite, le souffle court.
« J’ai fait prévenir Miranda Vise. Elle devrait arriver d’un moment à l’autre, annonça le maire du palais.
— Comment ! s’emporta Perto. Puisque je vous dit que c’est elle qui a lié le sort d’Ernie à cette décision !
— Mais enfin, ce n’est pas possible, répliqua l’autre Géant. Miranda Vise soutient la Reportation depuis toujours. Jamais elle n’aurait changé d’avis !
— Si. Elle a découvert quelque chose sur Ernie.
— Quoi ?
— Rien que je puisse révéler. C’est entre lui, elle et moi.
— Ce que dit Perto est vrai, abonda Lucie. Ernie a découvert quelque chose sur lui-même qui l’a ébranlé et il sait que Miranda Vise l’avait deviné avant lui. Il m’a dit que selon lui, c’est la raison même pour laquelle elle a soudain accepté de témoigner devant le Conseil. Cette information a complètement changé sa perception du monde. »
Le maire du palais les regarda dubitativement tandis que Benjamin restait muet, semblant en comprendre plus qu’il ne voulait laisser paraître.
« Et vous préférez donc que madame Vise n’entre pas ? dit le maire du palais en se caressant fébrilement la moustache. Son jugement est réputé pour être le meilleur.
— Pas sur ce sujet, trancha Perto. Cela la touche trop personnellement.
— Sans elle, nous serons faibles face au Conseil. Sa réputation – et, accessoirement, sa puissance de feu – nous seraient bien utiles si nous voulons impressionner les conseillers. »
Le maire du palais avait dit ces derniers mots à voix basse pour éviter d’être entendu des gardes et Lucie commença à comprendre l’intensité de la situation. Il s’agissait de faire irruption dans la salle du Conseil à plusieurs pour contester une décision. Juridiquement, il s’agissait d’un crime. Le plus probable, s’ils n’arrivaient pas à retourner l’avis du Conseil, c’était encore de suivre Ernie sur l’échafaud. Mais Perto, Benjamin et le maire du palais avaient cet air solennel et déterminé qui indiquaient que, comme Lucie, ils étaient prêts à aller jusqu’au bout pour Ernie et pour les Hommes.
« Vous êtes sûr de vous, Perto ? demanda une dernière fois le bras droit de Togor.
— Sûr. Miranda Vise ne serait pas de notre côté mais du leur.
— Bien. Dans ce cas, n’attendons plus. Messieurs, dit le maire du palais aux gardes et à l’aboyeur postés devant la salle du Conseil, je veux que vous nous laissiez entrer tous les quatre et que vous disiez à madame Vise, quand elle arrivera, qu’on s’est trompé en la convoquant et qu’elle peut retourner à ses appartements. »
Le soldat qui reçut ses ordres dévisagea son interlocuteur et le petit groupe, manifestement en proie à un cas de conscience.
« Monsieur le Maire du palais, la sécurité des conseillers impose que je…
— Est-ce que vous contestez mes ordres, lieutenant ?
— C’est-à-dire que je ne peux pas…
— Lieutenant, j’en prends la pleine et entière responsabilité. »
Le soldat réfléchit un instant puis se résigna et obtempéra. Les portes s’ouvrirent alors et ils pénétrèrent tous les quatre dans la salle du Conseil. Celle-ci n’avait pas changé depuis la veille où Lucie l’avait découverte, à part que, en ce début d’après-midi, le soleil illuminait désormais les grands vitraux qui donnaient au sud-ouest. Au bout de la pièce, les conseillers se levèrent face à l’intrusion et le consul Vergne les interpella :
« Peut-on savoir ce qui se passe ? Monsieur le Maire du palais, pourquoi nous amenez-vous ces témoins que nous avons déjà entendus ? »
L’Homroch n’était pas là pour beugler qu’ils n’avaient rien à faire là, qu’ils méritaient la mort, qu’on avait déjà été bien gentil de ne pas condamner Perto la première fois, etc. Plus grave : Ernie aussi était absent.
« Excusez-nous, dit le maire du palais tandis qu’ils avançaient toujours vers les conseillers, nous avons cru comprendre que vous vous apprêtiez à condamner Ernald Thiry à…
— Et alors ? coupa Vergne froidement. L’un de vous quatre se croit-il légitime à remettre en cause les décisions du Conseil ?
— Non, mais…
— De toute façon, monsieur Thiry a fait son choix lui-même : il a préféré les cornes de Sa Majesté, l’empereur Sébaste.
— Qu’est-ce que… » commença Perto.
Mais un grand cri rauque résonna dans la pièce, une colère gutturale remonta des profondeurs du donjon.
« Ah, commenta le consul, je crois que Sébaste vient de comprendre que le gamin l’a berné.
— Il ne le fera pas, assura sa voisine Mathilde Lechêne. C’était une menace en l’air.
— Mais de quoi parlez… »
A nouveau un vacarme interrompit la question de Perto. Cette fois des meubles étaient renversés, quelque part dans les entrailles de la pierre. Quant aux conseillers, ils se regardèrent avec stupéfaction. John Volle alla jusqu’à se signer et murmurer des mots inaudibles.
« Et voilà. Le sujet est clos, conclut Vergne.
— Mais où sont Ernie et l’empereur ? Que se passe-t-il ? »
Cette fois, c’était Lucie qui s’était avancée. Sa voix tremblait, ses nerfs palpitaient, son cœur se partageait entre les soubresauts, les accélérations, les ralentissements.
« Sa Majesté Sébaste ainsi que monsieur Thiry sont dans la salle secrète du sage-président Telsius, expliqua l’Aquille Clémence Ténull. En fait, monsieur Thiry a mal supporté l’issue du vote tout à l’heure. Il avait demandé une interruption d’audience pour prendre l’air et puis, quand Sébaste allait annoncer qu’il votait contre la Reportation, il a craqué une nageoire – enfin, comment dit-on… il a… perdu ses moyens ? Bref, monsieur Thiry a insisté pour dire quelque chose en privé à Sébaste. Il était bégayant… Ce n’était que pour gagner du temps, ne vous faites pas d’illusions. Sébaste a finalement accepté et l’a emmené avec lui mais il a juré de l’embrocher si c’était du vent et je crois qu’il était sérieux. De toute manière, monsieur Thiry était déjà condamné à mort. »
Alors seulement Lucie comprit que le barrissement de colère avait été la réaction de Sébaste quand il avait compris qu’Ernie n’avait rien à lui dire. Alors seulement Lucie comprit que le fracassement du mobilier correspondait à la charge de l’Homroch dans le corps d’Ernie. Alors seulement Lucie comprit qu’il était mort. La terrible hypothèse était devenue réalité. Une larme roula sur la joue de Lucie. Elle ne voulait pas accepter. Ernie n’aurait pas dû mourir et surtout pas comme ça, dans une pièce cachée, sous l’assaut d’un idiot trop fier de ses cornes. Lucie avait espéré le revoir une fois, l’accompagner au moins des yeux pendant l’ultime moment. Et pourtant il était passé de vie à trépas tout seul, sans ami ni famille.
Autour de Lucie, ses amis étaient accablés aussi devant l’inutilité de leur intervention. Perto tournait le dos mais les hoquets qui secouaient son corps tout entier trahissaient ses sanglots. Benjamin sauta sur l’épaule de Lucie et se blottit dans son cou. Le maire du palais resta immobile, un regard accusateur vissé sur son roi. Pour eux quatre, Ernie avait été un ami. De plus ou moins longue date, avec plus ou moins de profondeur. Il avait même été plus qu’un ami : Lucie savait que Perto le considérait comme un fils ; quant à elle-même, elle s’était mise à l’aimer plus que de raison.

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