Chapitre 42 : Plus qu’un frère
A l’approche de la cérémonie du Grand Amendement, l’unique cellule de Témor-la-Petite s’était remplie d’hommes et de femmes en sursis. Au cours des mois, la situation de Julien avait alors triplement empiré. D’abord, le nombre croissant de prisonniers avait rogné petit à petit l’espace dont il disposait, jusqu’à le forcer à dormir sur ou sous quelqu’un depuis qu’il n’y avait plus assez de place pour que tous s’allongent en même temps sans s’empiler les uns sur les autres. Ensuite, à l’approche de l’Amendement, les débats politiques hors de la prison s’étaient intensifiés et précisés jusqu’à faire apparaître que, cette fois encore, les Hommes de Témor allaient voter non pas pour gracier les prisonniers mais pour améliorer un peu les conditions de vie du village. Enfin, les chances de revoir Ernie vivant avaient tellement diminué avec le temps que Julien était devenu désespéré.
Depuis ce temps, la vie en elle-même avait changé de goût. Le travail était plus fatigant. Les autres étaient plus insupportables. Les bouillies étaient plus amères. Et surtout, l’envie de se battre était plus ténue, la force de vivre était plus faible. Petit à petit, Julien commençait à se languir d’être pendu, à décompter les jours. Il considérait donc qu’il ne lui restait « que trois jours à tirer » quand le Géant geôlier le tira de son champ pour l’amener à l’administration sans motif apparent.
Julien songea alors que cet événement avait à voir avec les préparatifs de l’Amendement car, comme tous les vingt-cinq ans, tous les hommes et femmes en âge de voter étaient sur le point de quitter leurs villages pour sortir du Département vers une vallée qu’on disait creusée dans la roche tellement ses bords étaient escarpés et qu’on appelait Val des Mots. Cette sorte de transhumance, au cours de laquelle les Hommes avançaient en troupeau sous la férule des Géants, commençait pour les Témoriens le soir même car il fallait deux jours et demi pour accomplir le trajet. Mais pourquoi le Géant cherchait les prisonniers quelques heures avant le départ, Julien n’en avait aucune idée. Il fut encore plus décontenancé quand le geôlier le laissa seul dans une petite pièce du bâtiment administratif avec un Géant inconnu en habits de voyage.
« Je suis émissaire, se présenta l’inconnu, et j’ai une lettre pour toi.
— De qui ? demanda Julien sans vraiment s’intéresser au rouleau que brandissait l’émissaire.
— Du roi. »
Julien avait beau être au trente-sixième dessous, la mention du roi des Géants était plus qu’intrigante. En faisant un peu marcher ses neurones, il déduisit que ce bout d’extraordinaire qui descendait jusque dans sa geôle ne pouvait qu’être lié à la mystérieuse disparition d’Ernie. Un faible espoir renaquit en lui.
« Que dit-elle ? demanda-t-il avidement.
— Comme le roi sais que tu es analphabète, il m’a demandé de te la lire. Mais ne t’inquiète pas : je suis très proche et très fidèle au roi, je ne divulguerai à personne d’autre son contenu. »
Tout en parlant, le Géant avait brisé le sceau de cire et déroulé le papier qu’il lut lentement :
« Monsieur, Je m’apprête à commettre un grand tort à votre frère et à votre peuple parce que je suis faible et que j’ai peur, parce que j’ai fait de graves erreurs et qu’aujourd’hui, c’est ma dynastie et mes sujets que je choisis de protéger plutôt que les autres. La honte m’habitera jusqu’à la mort, je ne regretterai jamais trop mes erreurs. Et je n’ose même pas implorer votre pardon. Il est impossible que vous me pardonniez. »
L’émissaire fit une petite pause et vérifia inutilement le cachet de la lettre, comme s’il se pouvait que ce fût un faux. De son côté, Julien sentait s’éteindre le minuscule espoir qui avait brûlé en lui à l’annonce de l’existence de la lettre.
« Malheureusement, je ne peux pas vous en dire beaucoup sans mettre en danger la pérennité du statut des Hommes en ce monde. Sachez seulement que votre frère s’est battu pendant un an et que cette année a été une bénédiction pour lui. Je crois qu’il a beaucoup appris, beaucoup grandi, beaucoup mûri. Il a accompli de grandes choses et son échec final ne dépend pas de lui mais de moi. J’espère seulement que les graines de liberté qu’il a semées avec ses amis germeront le plus tôt possible.
« J’avais commencé cette lettre à la fin de la nuit et je l’avais interrompue pour dormir un peu. Je la reprends ce matin dans mon jardin privé que votre frère vient de quitter. J’ai tellement mal de le voir si déterminé et en même temps si angoissé. Il veut jeter toutes ses forces dans la bataille mais il ignore que tout est plié depuis cette nuit. Trois voix suffisent pour le condamner et ma voix sera finalement la troisième. Bref, ne vous inquiétez pas pour lui : à l’heure où mon émissaire vous lira cette lettre, votre frère sera mort depuis plusieurs jours, d’une mort extrêmement rapide. Par la hache que nous réservons traditionnellement aux nobles. Je crois le connaître assez pour vous dire qu’il conservera sa dignité jusqu’au bout. Il mourra comme un martyre et non comme un criminel, je vous l’assure.
« Pour respecter ce qui serait sa volonté s’il savait que vous êtes condamné à mort, je veux vous permettre de vivre les années qu’il aurait dû vivre. Je vous partage toutes mes condoléances et vous souhaite, à vous ainsi qu’à votre mère, de faire votre deuil et de vous remettre à vivre pour lui. C’est en menant une vie heureuse que vous lui ferez honneur. C’est ce qu’il veut, de là où il est.
« Toujours misérable, je n’ose encore pas implorer votre pardon et souhaite seulement que la Providence vous rendra un peu de ce que je vous ai arraché.
« La lettre est signée : Sa Majesté Togor, Seizième du nom, Roi des Géants et des Gigants. Ah, et il y a un post-scriptum : Je tiens à insister sur ce point : Ernie a vécu une année difficile mais merveilleuse. Je crois même qu’il a connu l’amour. »
Julien prit sa tête dans ses mains et se laissa aller à sa tristesse. Ainsi, pendant tout ce temps Ernie avait été vivant et pas si malheureux. Et lui, il ne l’apprenait que maintenant qu’il était mort. Et il allait vivre. Et il allait devoir l’annoncer à sa mère. Tout cela était trop pour être intégré aussi rapidement.
Au bout d’un certain temps, l’émissaire se remit à parler :
« Le roi m’a aussi donné des consignes pour la méthode à suivre vis-à-vis des autres, sauf votre mère à qui vous pourrez tout dire. On affirmera qu’Ernald…
— Ernie. Il s’appelle Ernie.
— Pardon. On dira qu’Ernie a été tué par un Géant criminel et que ce Géant a été retrouvé et pendu il y a deux jours hors du Département. On justifiera votre libération en disant que c’est la seule rétribution possible pour le meurtre injustifiable d’Ernie.
— Et si ma mère et moi refusons de nous taire ?
— Alors on vous fera passer pour des fous qui ont inventé de toutes pièces une histoire peu crédible. Et vous savez qu’on pend les fous ici. Et si d’autres vous croyaient, on diviserait le village. Je suis vraiment désolé.
— Désolé ? enragea Julien. Vous êtes qu’un pion d’ce fichu roi ! (Il cracha par terre.) Vous mériteriez de mourir tous autant que vous êtes. Vous êtes des brutes, des lâches ! Je vous maudis tous et j’espère qu’un jour, il naîtra des Géants encore plus géants que vous, qui vous réduiront en esclavage à votre tour, qui vous écraseront, qui vous mépriseront et qui joueront avec vous comme avec des marionnettes ! Bande de salauds ! »
A nouveau, envoya un gros crachat sur le sol en terre battue de l’administration. En toute autre circonstance, il aurait été pendu sur-le-champ. Mais l’émissaire avait sur le visage un sourire plein de compassion. Une compassion insupportable pour Julien parce qu’elle ressemblait trop à celle qu’éprouve un humain pour un animal blessé.
« Vous obéirez, votre mère et vous ? » demanda l’émissaire au bout d’un long quart d’heure.
Julien leva lentement la tête et dévisagea son interlocuteur. Que pouvaient-ils faire d’autre qu’obéir ? Bien sûr qu’ils se tairaient, bien sûr qu’ils pleureraient en silence, puisque c’était cela ou la division. Mais bien sûr aussi qu’ils haïraient les Géants dans leurs cœurs, bien sûr qu’ils les insulteraient dès qu’ils seraient seuls tous les deux. Et bien sûr enfin qu’ils n’arriveraient jamais à faire leur deuil, que la vie ne seraient plus jamais belle. Parce que Ernie n’était pas seulement un frère, c’était un monde. Un monde de vie et de gaieté, de stupidité et de couardise, d’honnêteté aussi et d’amour. Parce que Ernie les avait tous aimés et que, eux, ils ne pourraient même pas lui offrir une sépulture à la maison.
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