Chapitre 43 : Une mort bienvenue

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Tout comme Perto, Benjamin, le maire du palais ou encore Julien, dont elle n’avait d’ailleurs jamais entendu parler, Lucie ignorait totalement qu’Ernie avait accueilli sa mort avec soulagement, joie presque. Elle ne savait pas que son souhait avait été que ses proches fassent de même et reprennent son combat, leur combat, pour la liberté des Hommes. Aussi, Lucie brûlait de chagrin et de colère mais certainement pas d’acceptation et de détermination. Le retour de Sébaste qui sortait d’une colonne, après presque une demi-heure passée dans le silence le plus total mit le feu aux poudres.

« QU’EST-CE QUE VOUS LUI AVEZ FAIT ? » hurla-t-elle.

Mais l’empereur entendit à peine sa question, noyée qu’elle était par le terrible grognement qu’avait poussé Perto en s’élançant vers lui. L’Homroch leva alors la main et tonna :

« TOUT EST FINI ! CALMEZ-VOUS ! »

Mais le Géant ne se calma pas de sorte que le maire du palais dut le retenir en lui répétant :

« Plus tard, Perto, plus tard ! »

Dans ce tohu-bohu, l’Homroch se glissa jusqu’à son fauteuil et, sans commentaire, s’empara d’une feuille sur la table du Conseil pour la signer.

« Qu’est-ce que vous faites, Sébaste ? s’exclama le consul Vergne. C’est l’autre que vous devez signer ! »

L’Homroch s’arrêta, fixa l’Hylve et les autres conseillers puis reprit son mouvement en disant :

« Je vote pour la Reportation et cette décision passe en force de chose jugée immédiatement. »

« Sébaste ! vous…

L’Hylve n’alla pas plus loin car l’empereur des Homrochs s’était relevé et l’avait interrompu des plus cavalièrement :

« Ta gueule, Vergne. » avait-il dit sur un ton sans réplique.

Un instant de sidération saisit alors toute l’assemblée, depuis Lucie jusqu’à la mystérieuse plante parlante.

« A cause de toi, poursuivit l’Homroch aux lèvres de qui tous étaient suspendus, j’ai été obligé de voter pour une mesure qui m’a toujours fait frémir.

— Mais je…

— Tais-toi, je te dis. Le gamin a tout pigé. Je sais qui tu es.

— Ernie est encore en vie ? » demanda une voix lointaine en même temps que les battants de la grande porte grinçaient.

Comme tous les autres, Lucie tourna la tête vers la porte et aperçut le mage Strabius.

« Je passais voir comment se passait l’audience et on m’a dit que tous les témoins étaient là alors je me permets d’entrer. »

Aussitôt sa présence expliquée, l’attention se reporta sur Sébaste, pour qu’il établisse si oui ou non il avait tué Ernie. Pourtant, l’absence de sang sur ses cornes, que Lucie n’avait pas remarquée jusqu’alors ne laissait plus beaucoup de doutes.

« Oui, il est resté en bas pour ranger la pièce – désolé, Telsius, je me suis laissé emporter quand il m’a révélé qui est cette vermine – et aussi pour éviter de reparaître en même temps que moi. Il craignait que vous ne m’empêchiez de signer cette feuille avec quelque tour de magie quand vous comprendriez que je ne l’ai pas tué.

— C’était prudent en effet, dit alors Vergne avec un sourire mauvais. Mais c’est sous-estimer ma puissance ! »

D’un geste, il exhiba alors de sous sa toge une fiole au liquide verdâtre et, à l’effroi général, il commanda :

« Maintenant, que tout le monde se place en face de moi, de l’autre côté de la table, près du greffier. Et vous, le Magiver dont j’ai oublié le nom refermez cette porte et joignez-vous aux autres. »

Le temps de la surprise passé, tous obtempérèrent car, de ce que voyait Lucie, Vergne était véritablement un mage noir et brandissait ce qui pouvait sans doute les tuer tous s’il décidait de le laisser se briser contre la pierre. Seul John Volle ne bougea pas et menaça :

« Posez cette fiole devant vous, Vergne, vous savez bien que la magie ne supporte pas la chaleur. Il suffit que je vous carbonise et toutes vos fioles seront inutiles.

— Ah oui ? répondit Vergne. Pourtant, il me semble que vous ne crachez pas le feu, cher Président. Vous pensiez vraiment que je n’avais pas fait mes devoirs et que je n’avais pas prévu toutes les éventualités ? »

Le Dragon jura de dépit et se rangea donc avec les autres.

« Bien, dépêchez-vous, Strabius je vous prie. Merci. Maintenant que vous êtes tous réunis je peux vous régler votre compte avant d’aller déranger notre cher Ernie dans son ménage. Et, joignant le geste à la parole, il leva le bras dans lequel il tenait sa fiole et…

Splash !

Une douche de feu bleu le couvrit par au-dessus. C’était un feu très brillant, presque blanc, que tout enfant en Grande-Île rêvait de voir une fois dans sa vie. Lucie se protégea les yeux avec une main et attendit que le fracas de la cascade enflammée s’arrête pour regarder. Quand ce fut le cas, elle observa enfin la scène et découvrit que le fauteuil en marbre avait fondu tandis qu’il ne restait proprement rien de Vergne. La température dans la pièce avait bondi comme dans un four.

Miranda Vise se posa délicatement sur l’un des sièges inoccupés. Elle semblait lessivée.

« Tout ceci n’est plus de mon âge ! lança-t-elle avec une fierté non dissimulée.

— Oh, Miranda ! comment êtes-vous arrivée ? s’exclama John Volle pendant que chacun regagnait sa place.

— J’attendais dehors, dans l’antichambre, quand Strabius est arrivé. Nous avons patienté ensemble. Je trouvais suspect que le maire du palais m’ait demandé de venir avant de revenir sur sa parole. Et puis, au bout d’un certain temps, j’ai entendu de grands éclats de voix et je me suis dit qu’il fallait que j’entre. Le lieutenant n’y a pas vu d’objection car on lui avait demandé de me dire que j’étais inutile, et non pas d’interdire à la présidente du Conseil des Houloubées que je suis d’exercer son droit d’intervention au Suprême Conseil.

« Mais comme Strabius pressentait d’après la discussion que la situation se tendait, il m’a proposé de pénétrer bruyamment dans la salle tandis que je pourrais m’y glisser en catimini en volant au-dessus, cachée par les battants entrouverts. C’est ce que j’ai fait et grâce à la hauteur, à ma petite taille, à ma couleur sombre et à la diversion que causait Strabius, personne ne m’a vue. J’ai attendu dans les airs quelque temps et, quand monsieur Vergne a été sur le point de vous tuer, je suis intervenue. »

***

Depuis la pièce qu’il essayait de remettre en ordre, Ernie entendit tout le déroulé de l’audience. En effet, la pièce secrète de Telsius étouffait beaucoup les discussions qui s’y tenait mais elle offrait la possibilité de suivre parfaitement ce qui se passait dans la salle du Conseil. Ernie remonta donc les très sombres escaliers à toute allure quand il entendit Vergne qui commençait à perdre ses nerfs. Il accéléra encore quand celui-ci menaça de faire mourir ses amis ainsi que les conseillers. Il se figea en entendant un étrange vrombissement accompagné d’une hausse de la température. Et il arriva au sommet des marches juste à l’instant où Miranda Vise expliquait ce qu’elle avait fait.

A présent, l’obscurité était totale : l’ouverture de la pièce secrète des Magivers avait été comblée, sans doute pas Telsius quand il avait compris que Vergne menaçait de s’en prendre à tous. Ernie frappa donc poliment contre la paroi et attendit qu’elle s’efface pour pénétrer à nouveau dans la salle du Conseil.

Il était à peine sorti de la colonne, les yeux papillotant à cause de la soudaine luminosité, que Lucie, Perto et Benjamin se ruèrent sur lui. Il serra l’Hylve dans ses bras avec joie, se laissa soulever par le Géant et prit l’Escureuil au creux de ses paumes comme il ne l’avait jamais fait. Il les avait vus tous les trois à peine quelques heures plus tôt, mais tant d’émotions avaient passé dans son cœur depuis ce temps qu’il avait l’impression d’avoir attendu quinze ans. Et de leur côté, ils rayonnaient de la joie de ceux qui assistent au retour d’un mort.

Après ces effusions, Mathilde Lechêne fut la première à reprendre le fil des événements en interpellant Ernie et Sébaste :

« Sébaste, Monsieur Thiry, l’un de vous pourrait-il nous expliquer ce qui vient de se passer ? »

L’Homroch fit signe à Ernie de parler. C’était lui en effet qui avait tout compris le premier. Il se lança donc à nouveau dans le récit qu’il avait fait à Sébaste :

« Pour faire simple, j’ai eu une illumination quand j’ai fait le rapprochement entre plusieurs éléments apparemment sans lien entre eux : le sort de la Terre des Hommes après la Dernière Guerre, les ambitions de Cédric Vergne que je soupçonnais d’être aussi le Maître, la reprise de l’activité aurifère en Granicie, le flux mystérieux d’or transporté par des Gigants à travers la Perta et la conduite presque schizophrène de Sa Majesté Togor. »

Tous les regards se tournèrent vers le roi avec étonnement.

« Tout à l’heure, quand je suis descendu à la suite de Sa Majesté Sébaste dans la salle des Magivers, mon cerveau tournait bizarrement, les pensées se succédaient entre elles sans cohérence. C’est ainsi qu’en lisant au milieu de tous les noms de territoire de Grande-Île les mots Terre des Hommes, j’ai compris que c’était la seule terre qui n’avait pas de nom. Sans doute parce que l’îlien – comme la plupart des peuples – a pour origine le peuple des Hommes et que, le mot Terre désignait par nature le territoire des Hommes. De même que j’ai lu que longtemps la capitale des Hommes s’appelait La Ville. Bref, cela m’a permis de résoudre l’ultimum problema. »

Ernie préféra ne pas s’étendre sur les considérations qu’il en avait déduites et sur sa résignation à mourir. Il continua donc :

« Ensuite, j’ai lu d’autres titres et mon regard a buté sur Trajectoires économiques contemporaines de la Granicie et des Horsylves. Cet ouvrage exposait le sursaut économique simultané de ces deux pays. Dans un cas, il était attribué à la reprise de l’industrie de l’or et dans l’autre par la constitution de fortunes colossales aux origines complexes. Or, j’avais constaté pendant mon trajet dans la Perta, qu’il y avait un transit d’or entre ces deux zones, ou presque. Le transit était pourtant dans le mauvais sens. Mes amis avaient émis l’hypothèse que les Gigants avaient fait demi-tour pour nous attraper mais ce n’était pas le cas. En réalité, les Gigants transportaient l’or qu’ils avaient extrait de la Terre des Hommes pour l’amener dans les mines taries de Granicie.

« Vous savez en effet que le prédécesseur de terlin avait découvert des gisements d’or sur notre Terre et ils avaient commencé d’être exploités par terlin d’ailleurs. Et vous savez aussi que la Terre des Hommes a été confiée à la supervision des Géants, avec des contrôles inopinés des autres peuples pour vérifier que les Géants ne se servaient pas au passage. Cela a fonctionné jusqu’à ce que feu Cédric Vergne fasse une proposition malhonnête à Sa Majesté Togor. Le marché était simple à mon avis : Vergne utilisait sa magie et la position stratégique des Horsylves pour anticiper les contrôles – que vous confiiez d’ailleurs fréquemment aux Hylves et aux Escureuils qui sont les plus proches – tandis que Sa Majesté Togor employait les Gigants que personne ne fréquente à extraire l’or et à l’amener en Granicie. Les avantages étaient nombreux : les Géants se rabibochaient avec les Gigants… »

Ici Ernie tut le rôle de Perto, premier du nom, qui avait sans doute été en partie la cheville ouvrière du procédé.

« … et les Géants voyaient également leur économie redynamisée. Les Gigants avaient aussi une source de revenus. Quant à Vergne, il prélevait une commission sur chaque livraison, qui constituait la fortune du Maître. Puis, le Maître investissait dans les affaires officielles de Vergne et une partie de ce pactole atterrissait ni vu ni connu dans l’escarcelle de Cédric Vergne. Tout cela lui permettait de nourrir une politique active dont l’objectif assumé était de laisser mourir ou d’exterminer les Hommes et de rattacher notre Terre aux Horsylves. Tout cela expliquait enfin pourquoi Vergne était si sûr d’obtenir au moins trois voix contre la Reportation : hier soir, avant les délibérations, il a sans doute glissé à Sa Majesté Togor que la Reportation signerait la fin de leur arrangement et l’écroulement de l’économie de Granicie. »

Cela se tient, voilà ce qui apparut tout d’abord sur les visages des conseillers. Puis tous regardèrent encore une fois Togor et virent son air affligé. Cela est évident, pensèrent-ils alors. Enfin leurs yeux se durcirent : Expliquez-vous. Togor XVI contempla ses mains et finit par parler du bout des lèvres :

« Monsieur Thiry a raison. A peu de choses près tout est vrai. Des milliers de Géants et de Gigants vivent de l’or extrait de la Terre des Hommes. La paix entre nos deux peuples a été tissée sur ce mensonge. Vergne allait le révéler si la Reportation était votée et, surtout, le retour des Hommes aussi brutal allait défaire ce que j’avais mis un règne à édifier. Il m’a mis au pied du mur hier soir avant notre délibération. Je n’avais pas le choix. »

Personne n’osa rien dire à cette déclaration jusqu’à ce que l’Escureuille, qui décidément ne perdait pas le nord, s’adresse encore à Togor :

« Et vous pensez siéger au Suprême Conseil pour longtemps ?

— Non, à vous six vous remplissez le quorum suffisant pour les décisions qu’il reste à prendre. Je m’en vais dès maintenant. »

De fait, il se leva et sortit, aussitôt imité par Lucie, Perto, Benjamin, le maire du palais, Miranda Vise et Strabius qui n’avaient plus rien à faire là.

Mathilde Lechêne reprit alors la présidence et suspendit l’audience pour une heure, le temps que chacun remette ses idées en place et se prépare à la dernière question de l’ordre du jour, si chère à John Volle : les modalités pratiques de la Reportation.

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