Chapitre 44 : Responsabilités
Ernie s’était rarement autorisé à méditer sur l’après de la Reportation parce qu’il savait que sa déception aurait été d’autant plus grande que ses espoirs auraient été précis ; parce que, aussi, il ne voulait pas penser à l’état dans laquelle il reverrait sa mère et son frère, s’il les revoyait. Il pressentait certes qu’on l’accueillerait en héros et qu’il détesterait ça, il imaginait facilement que les Hommes ne reviendraient pas tous en même temps sur leur Terre mais que ce serait progressif. Il allait également de soi que les autres peuples soutiendraient la Reportation au moins à ses débuts en donnant aux Hommes les moyens de leurs ambitions. Pour le reste en revanche, Ernie n’avait aucune idée de la manière dont il conviendrait de tout organiser. Pour tout cela, il faisait confiance au Président des Dragons et aux autres conseillers.
L’heure de suspension d’audience terminée, Sébaste en demanda une seconde car il devait s’occuper d’envoyer des émissaires aux rois homrochs qu’il gouvernait pour leur expliquer le revirement de position qu’il avait opéré et qu’ils n’allaient pas tarder à apprendre. Enfin, alors que le soleil s’approchait sans doute de l’horizon, l’audience reprit. Comme tous étaient fatigués et avaient beaucoup à faire, la consule des Escureuils passa rapidement sur les mentions légales et les questions de faible importance pour donner la parole à John Volle pour qu’il expose à Ernie ce qu’elle appelait elle-même le « nœud du problème ».
« Très bien, alors je passe sur les questions logistiques et financières, accepta bon gré mal gré le Dragon en trifouillant dans une montagne de papiers, et j’arrive à la problématique politique. Monsieur Thiry, vous conviendrez avec moi que les Hommes n’ont pas pour ainsi dire une culture politique étendue. Le principe même d’organisation politique est assez flou pour eux. »
Ernie n’aimait pas qu’on dise « eux » en parlant des siens. Il appuyait donc toujours quand il parlait sur le « nous ».
« Vous avez peut-être raison dans les grandes lignes, concéda-t-il, mais il ne faudrait pas penser que nous sommes dénués de conscience politique. Par exemple, mon frère – comme d’autres – monte de petites campagnes politiques à l’approche du vote de l’Amendement de 250. Et, régulièrement, l’organisation interne de chaque maison commune est débattue par un conseil présidé par le doyen ou la doyenne.
— Cela dit, les Hommes ne peuvent pas élire, former et diriger un Gouvernement pour le moment, si ?
— Je ne pense pas. Il faudrait d’abord mettre sur pied une campagne de formations générales et spéciales, à commencer par alphabétiser.
— Oui, c’est la première mesure du plan d’enseignement. Nous avons estimé qu’il faudrait cinq ans au moins pour rendre suffisamment d’Hommes compétents dans chaque domaine. Le bémol, c’est que pendant ces cinq années, les Hommes demeureraient sous la férule des autres peuples, ce qui remet en cause le caractère libératoire de la Reportation. Et même après, ceux qui accéderaient au pouvoir seraient des Hommes choisis et formés par des Géants, des Magivers, des Dragons, etc. tous à la solde du Suprême Conseil.
— Effectivement, dit Ernie qui ne voyait pas comment le Dragon voulait éviter cet écueil de taille.
— Pour y remédier, le Suprême Conseil suggère donc une solution qui requiert votre consentement.
— Mais je n’appartiens pas au Suprême Conseil, je n’ai pas mon mot à dire, objecta Ernie.
— Justement, nous voudrions que vous y siégiez, comme roi des Hommes.
— Quoi… moi, roi ? »
Celle-là, Ernie ne l’avait pas vue venir. Quand il s’était su Double-Héritier, il avait imaginé qu’il réclamerait la couronne par envie de pouvoir mais il n’avait pas envisagé qu’on la lui propose ! La vieille angoisse se réveilla et lui donna le vertige. Non ! il ne souhaitait pas être roi ! Il ne voulait surtout pas accomplir cette terrible prophétie qui lui collait à la peau.
« Non, trancha-t-il, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je n’en ai pas les capacités.
— Si vous ne les avez pas, qui les a ? demanda John Volle.
— C’est vrai, approuva Mathilde Lechêne. Vos exploits parlent pour vous. Vous êtes suffisamment honnête, intelligent et débrouillard pour régner sur les Hommes, au moins provisoirement.
— De toute manière, je suis trop jeune : j’ai dix-sept ans.
— Vous savez bien que c’est tout juste la majorité chez les Hommes, dit le président des Dragons qui avait bien travaillé sa copie, et je ne vous parle pas de la majorité royale qui est fixée à quinze ans !
— Si vous vous référez aux lois des Hommes, opposa Ernie, mon petit doigt me dit que celles qui régissent la dévolution du pouvoir interdisent au premier venu de devenir roi, même s’il est choisi par le Suprême Conseil.
— Est-ce à dire que vous remettez en cause votre légitimité à régner ? demanda Telsius. Mon pauvre, vous êtes le seul qui soit légitime. Vous êtes le seul qui soit lettré et le seul qui se soit illustré par des faits d’armes – disons plutôt des exploits.
— Cela ne donne pas le sang royal, dit Ernie bien qu’il se sût Double-Héritier.
— Eh bien ce sera un changement de dynastie ! s’exclama Sébaste. Le roi ne meurt jamais – ni l’empereur d’ailleurs. Enfin, vous croyez qu’on fait comment quand une lignée s’éteint ?
— Rien ne prouve qu’elle soit effectivement éteinte.
— Ah mais vous me courez sur l’aorte ! Éteinte ou réputée éteinte, c’est la même chose. Aucun Homme n’est capable de justifier de quartiers royaux, c’est une certitude ! Donc cette couronne, vous la prenez, un point c’est tout ! »
Ernie chercha dans sa tête de nouveaux arguments. Il ne voulait pas dire la vérité mais il pouvait toujours s’en approcher un peu.
« Mais je ne veux pas. C’est personnel mais c’est comme cela. Je suis fait pour être bibliothécaire, me marier et avoir des enfants.
— Parfois, il faut savoir faire des sacrifices, dit alors Clémence Ténull. Moi-même, je n’ai jamais souhaité être élue directrice des Aquilles. C’est à votre tour, Monsieur Thiry, de prendre vos responsabilités.
— Je les ai déjà pas mal prises, il me semble ! L’année que je viens de passer n’a pas été de tout repos pour moi ! »
Pour appuyer son propos, il exhiba sa main incomplète.
« Et je vous passe les détails de ma captivité !
— Nous ne le nions pas, reprit Mathilde Lechêne, mais nous vous pensons capable de poursuivre sur cette voie.
— Jusqu’ici, votre vie a été digne d’être inscrite au rang de celles des plus grands personnages de votre peuple, ajouta Clémence Ténull. On parlera de vous comme d’un héros dans un millénaire encore mais votre vie n’est pas finie. Vous pourriez mourir demain et votre existence n’en serait pas moins remarquable mais, à moins que ce ne soit le cas, il faut que vous continuiez, c’est votre devoir. »
Perto aurait ressorti le même argument : le devoir, pour lui, il n’y avait que ça de vrai. Ernie soupira. S’il ne voulait pas qu’on lui force la main, il devait leur révéler pourquoi il ne voulait vraiment pas être roi des Hommes.
« Vous n’allez pas revenir sur la Reportation ? s’assura-t-il préalablement.
— Je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit, scanda Sébaste, approuvé par les autres conseillers.
— Alors voilà, dit Ernie : le Double-Héritier, le Moitié-Moitié, c’est moi.
— Et alors, vous pensez que nous n’étions pas au courant ? s’écria l’Homroch. Mais d’ailleurs, comment le savez-vous ? »
Ernie écarquilla les yeux : ainsi, les conseillers savaient qui il était mais croyaient que lui-même l’ignorait !
« Disons que cela coule dans mes veines, éluda Ernie qui avait encore moins envie de parler de son quasi-suicide devant les conseillers que devant Perto. Et vous ? Miranda Vise vous l’a dit ?
— Elle nous l’a dit, confirma Volle, aussitôt qu’elle l’a su. Et nous avons décidé que le Suprême Conseil ne se gênerait pas pour une misérable prophétie.
— Vous aviez sans doute tort et…
— Bon, bon, bon, coupa Telsius, je pense que nous avons eu assez d’émotions pour la journée. Monsieur Thiry, prenez le temps de réfléchir au calme. Le Conseil ne vous forcera pas la main mais prenez garde à ne pas vous décider à la légère : nous sommes tous les six d’accord et je peux vous dire que ce n’est pas fréquent. Et en plus, Miranda Vise est de notre avis. Vous êtes peut-être plus avisé que chacun d’entre nous mais je peine à croire que vous le soyez plus que nous tous réunis. Si vous êtes d’accord, je propose de suspendre la séance jusqu’à demain matin pour que chacun profite d’une bonne nuit de sommeil. La précédente n’était pas de tout repos et en plus nous avons tous des milliers de lettres à écrire et à envoyer. »
Les conseillers consentirent à cette suspension et la consule Escureuille leva la séance jusqu’au lendemain huit heures.
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