Chapitre 45 : La nuit porte conseil

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Au sortir de la salle du Conseil, Ernie retrouva Perto et Lucie à qui il résuma à grands traits les dernières nouvelles pendant qu’ils marchaient à leurs appartements où un souper devait les attendre.

« Accepte, dit le Géant quand il apprit qu’on proposait la couronne à Ernie.

— Fais ce que tu sens, conseilla Lucie en même temps.

— Oui, reprit Perto, fais ce que tu sens, évidemment. Mais sache qu’on ne refuse pas un trône, surtout quand c’est provisoire. Tout le pouvoir que tu refuseras sera forcément exercé par quelqu’un d’autre. Et ce quelqu’un d’autre, tu ne sais encore pas de qui il s’agit. Ce peut être un commissaire du Suprême Conseil parfaitement désintéressé et compétent. Mais ce peut être tout l’inverse.

— Moi, dit Ernie, je voudrais bien que ce soit le maire du palais par exemple. Il est très bien et il sait comment gouverner un peuple.

— Il est peut-être très compétent et d’excellente volonté, intervint Lucie, mais à mon avis, le successeur de Togor – Togorion – en aura particulièrement besoin après ce qu’on a découvert sur son père. Et puis, la situation économique de Granicie n’est peut-être pas étrangère à la politique du maire du palais… Bref, tout ça pour te dire que tu ne trouveras personne de parfait. Tu ne peux pas refuser pour cette raison. »

La discussion s’éternisa sur toute la durée du trajet, jusqu’à ce que chacun arrive à sa chambre. Devant celles de Perto et de Lucie, il y avait deux dessertes avec pour chacun un souper composé de plusieurs plats recouverts par des cloches d’argent qui les conservaient au chaud. Devant celle d’Ernie, il y avait le maire du palais.

« Bonsoir, le salua Ernie en ouvrant sa porte et en l’invitant à l’intérieur, j’espère que vous ne m’attendez pas depuis longtemps.

— Bonsoir, Votre Altesse, je…

— Hé ! pas d’altesse avec moi ! s’exclama Ernie tandis qu’il refermait rapidement la porte pour qu’on ne l’entende plus être appelé de la sorte. Je n’ai pas encore accepté de monter sur le trône et personne ne m’a sacré.

— Votre Altesse, persévéra le Géant toujours guindé, c’est la raison pour laquelle je ne vous ai pas appelé "Votre Majesté". Pour l’instant, vous êtes prince héritier de la Couronne, vous êtes dauphin.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— On m’a dit que vous saviez…

— Ah ! oui, ce détail… je suis le Double-Héritier, c’est vrai. Mais je n’avais jamais vu cette dénomination comme l’équivalent d’un titre de noblesse. »

Ernie s’arrêta un instant. Lors du Conseil, il avait affirmé ne pas être légitime et n’avait pas été corrigé par les conseillers qui croyaient encore qu’il ignorait son identité mais, en réalité, il était le descendant légitime du dernier roi des Hommes. Soudain, songeant à la transmission de la couronne au fil des générations, il s’écria :

«Attendez ! ma mère aussi est de sang royal si je le suis, et elle appartient à la génération supérieure ! C’est à elle de régner ! »

Cette perspective n’était pas forcément la plus réjouissante à bien y réfléchir mais Ernie n’eut pas le temps de se fourvoyer des heures car le maire du palais lui opposa un argument et demi :

« Nous avons pour seuls indices les premières générations et le Sonnet sanglant mais en principe, votre mère est issue de la fille de Cassandra – et de terlin mais c’est moins glorieux – tandis que votre père est issu du fils de Cassandra. Or, son fils était l’aîné donc la couronne a suivi cette branche aînée à laquelle votre mère n’appartient pas. Et si cet argument ne vous suffit pas, vos lois interdisent à toute femme de monter sur le trône.

— Pourquoi ? Elles ont été faites par Telsius, nos lois ? ironisa Ernie.

— Euh… non, répondit le maire du palais qu’Ernie voyait embarrassé pour la première fois.

— Ne me dites pas que c’est la même chose chez les Géants ?

— Euh… si. Et chez les Homrochs aussi, Votre Altesse.

— Si vous continuez à m’appeler comme ça, je vais perdre patience, Votre Mairie du palais !

— Je n’ai pas le choix, Votre Altesse. Je vous manquerais de respect si je négligeais votre prédicat. Quant à m’appeler autrement que "Monsieur le Maire du palais", je trouve cela insultant. Et même cette tournure est malvenue ailleurs qu’en formule de salutation.

— Bien… soupira Ernie, j’imagine que vous n’avez pas frappé à ma porte uniquement pour avoir le plaisir d’être le premier à ne pas "négliger mon prédicat".

— Effectivement, je suis venu vous faire deux commissions.

— Ah oui ?

— Sa Majesté Togor vous fait dire qu’il a écrit une lettre par laquelle il a informé votre frère que vous étiez sur le point de mourir et qu’il le libérait en compensation de cette injustice.

— Non mais je rêve… »

Ernie s’interrompit, honteux d’avoir répondu aussi familièrement au maire du palais et demanda plus simplement :

« Mon frère est prisonnier ?

— Oui, Votre Altesse, et il le sera jusqu’à l’arrivée de cette lettre. Il s’est révolté contre l’administration peu après votre disparition.

— Et ma mère est en vie ?

— Oui. Sa Majesté Togor vous suggère de prendre la plume à votre tour pour rassurer votre frère et votre mère. Si vous envoyez un émissaire ce soir, il pourrait arriver au Département des Hommes avant que votre famille en soit sortie pour aller au Val des Mots.

— Je le ferai. Vous aviez une deuxième chose à me dire ?

— Oui, Votre Altesse, madame la Présidente du Conseil des Houloubées Miranda Vise voudrait s’entretenir avec vous autour d’un souper léger, m’a-t-elle dit. Elle ne m’a pas donné plus de détails. »

Ernie avait un compte à régler avec Miranda Vise qui avait négocié pour que sa vie dépende de la Reportation. Il n’hésita donc pas.

« J’espère que son souper ne sera pas trop léger, dit-il simplement. Tous ces événements m’ont creusé une faim de loup.

— Ne vous inquiétez pas, Votre Altesse, ce ne sera pas le cas. Le mot "léger" n’est pas dans le vocabulaire des cuisiniers.

— Merci de m’avoir porté ce message. Dites-moi : pourquoi madame Vise n’est-elle pas venue me parler elle-même ?

— Cela n’engage que moi, Votre Altesse, mais à mon avis elle n’a pas voulu s’imposer à vous. Elle a d’ailleurs insisté sur le fait que vous pouviez décliner son invitation si vous voulez.

— Je ne la déclinerai pas, j’avais deux ou trois choses à lui dire de toute manière. Pourriez-vous m’indiquer sa chambre ?

— Bien sûr, je vous y mène immédiatement si vous le voulez, Votre Altesse. »

Son Altesse accepta et, après avoir rédigé un court billet à l’intention de son frère et de sa mère, suivit le maire du palais à travers la forteresse de Togorville jusqu’à la chambre de Miranda Vise. Là, le Géant poussa la servilité jusqu’à frapper à la place d’Ernie et s’en alla, non sans emporter le billet destiné à Julien et sa mère.

Miranda Vise ouvrit elle-même, volant en arrière pour tirer sur la poignée quatre fois plus haute qu’elle.

« Bonsoir, Votre Altesse ! s’exclama-t-elle joyeusement. Je suis très heureuse que vous soyez venu.

— Bonsoir, répondit Ernie en songeant que sa vie serait longue si on lui collait toujours ce maudit prédicat.

— Installez-vous, je vous en prie. Nous avons une salade de gésiers en entrée ! »

Ouf ! le prédicat avait disparu. Ernie rendit grâce intérieurement et s’assit à la petite table que Miranda Vise avait dû faire venir tout exprès. Pendant tout le repas (pas léger pour un sou), la Dragonne prit soin de ne parler de rien d’intéressant comme elle l’avait fait lors de leur première rencontre. Ernie respecta cette habitude et attendit qu’elle ait terminé sa boule de glace à l’hervide pour demander :

« Pourquoi vous êtes-vous mêlée de la négociation du Conseil la nuit dernière ?

— Pour faire œuvre de diplomatie et aussi pour influencer leur décision.

— L’influencer ! s’exclama Ernie avec un rire nerveux. L’influencer pour éliminer le Double-Héritier au cas où ! Je sais que c’est vous qui avez révélé aux conseillers mon identité.

— C’est moi, reconnut la Dragonne. Mais je n’avais pas le choix : les conseillers sont les représentants légitimes des Neuf peuples – huit en ce moment. Comment aurais-je pu faire primer ma volonté sur la leur ?

— Et quand vous avez lié mon destin à celui des Hommes, hier soir !

— Je vous ai sauvé la vie en le faisant.

— Vous m’avez sauvé la vie ! s’étrangla Ernie.

— Oui.

— Vous plaisantez ! Sans vous, ils n’auraient pas voté ma mort en même temps qu’ils refusaient la Reportation.

— Quand je suis arrivée, ils avaient déjà utilisé le 3-10.4 contre vous. Vous étiez déjà condamné.

— Quoi ?

— Est-ce que vous voulez bien me laisser vous expliquer la discussion d’hier ?

— Allez-y. »

Désormais, Ernie avait perdu toutes ses certitudes sur la nuit pendant laquelle s’était joué le destin de Magninsule. Il écouta donc Miranda Vise avec beaucoup d’attention.

« Avant mon arrivée, Vergne avait exercé son droit de présider la séance et l’ordre de vote proposé par la consule Lechêne avait été accepté. La seule autre chose qui avait été actée, c’était votre mort.

— Mais pourquoi ?

— Les motivations de Vergne et de Sébaste sont évidentes. Quant aux autres, ils désiraient la Reportation mais ils savaient que, dès que ce serait fait, vous deviendriez le héros absolu de votre peuple. Vous seriez sacré roi, inéluctablement. Et comme je leur avais dit il y a quelques mois que vous êtes le Double-Héritier, ils redoutaient votre arrivée au pouvoir. Quant à l’hypothèse où la Reportation aurait été rejetée, ils savaient que vous ne pourriez jamais retourner dans votre peuple et ils ne tenaient pas à ce que vous semiez le trouble dans leurs propres populations. Ils avaient donc prévu de vous exécuter dans tous les cas. Je leur ai alors dit qu’il valait mieux que vous soyez roi des Hommes parce qu’en cas de Reportation, le Conseil exercerait un pouvoir malsain sur votre peuple.

— C’est ce qu’a dit le président Volle, remarqua Ernie.

— Cela ne m’étonne pas, nous sommes souvent d’accord – une fois que je lui expose mon point de vue.

— Et la prophétie ? Ont-ils cessé de la craindre par enchantement ?

— Non, mais ils ont admis que si vous deveniez dangereux, ils le verraient bien assez tôt, maintenant qu’ils sont prévenus. Bref, ce n’est pas la seule chose que j’ai faite cette nuit-là. Sans me vanter, je n’ai pas seulement sauvé votre peau mais aussi toute la Reportation : Vergne nous a tous surpris avec son parallélisme des formes. Il avait travaillé en secret avec ses légistes qui avaient comparé les droits constitutionnels de tous les pays et avaient dégagé ce principe selon lequel une majorité simple ne peut pas défaire ce qu’avait fait une majorité qualifiée. A mon avis, l’argument était fallacieux mais comme les conseillers sont aussi juristes que le poète royal de Togorville, ils refusaient sans savoir se justifier. J’ai donc proposé d’appliquer ce principe mais en considérant que les Hommes avaient voté contre la Déportation.

— Je ne vois pas ce que vous avez gagné.

— C’est simple : Vergne disait que seule une voix s’était opposée à la Déportation car les Hommes ne siégeaient déjà plus en ce temps-là. Il exigeait donc que pas plus d’un conseiller refuse pour que le vote soit homologué. Mais nous savions que Sébaste et lui n’accepteraient pas la Reportation donc j’ai trouvé ce compromis : il faudrait que trois conseillers votent contre ou s’abstiennent pour que les Hommes soient maintenus dans votre Département. Je les ai convaincus en disant qu’il fallait faire comme si les Hommes avaient refusé la Reportation à l’époque.

— Aux échecs, vous devez être redoutable, conclut Ernie qui ne pouvait s’empêcher de craindre que la Dragonne lui ait fait un coup tordu sans qu’il s’en rende compte.

— Redoutable et redoutée, approuva Miranda Vise. Je savais exactement les questions que vous alliez me poser. Que voulez-vous ? J’ai trois siècles d’expérience ! Et maintenant je voudrais parler du sujet qui fâche. Vous la mettrez, cette couronne, ou pas ?

— Vous ne devinez pas, du haut de vos trois cents ans ?

— Non, je connais bien les questions que se posent les gens mais pour les réponses, c’est toujours différent !

— Je la mettrai, soupira Ernie. En tremblant, mais je la mettrai.

— Vous essayez de faire des alexandrins ? demanda Miranda Vise en souriant. Pardon, c’était un peu déplacé… »

La Dragonne reprit un air sérieux et dévisagea Ernie avec une très grande tendresse.

« Le jour où je vous ai vu, dit-elle enfin, j’étais extrêmement excitée : je n’avais plus rencontré de visage d’Homme depuis si longtemps… Je vous associais à Cassandra, la femme la plus merveilleuse que j’aie jamais connu. Et puis, j’ai aperçu vos grains de beauté : les mêmes que sur le visage que j’avais appris à détester. Alors je vous ai mélangé avec Terlin. Et puis maintenant…

— Maintenant ?

— Je me rends compte à quel point vous êtes l’héritier de Cassandra. »

Miranda Vise lui caressa la joue avec sa patte griffue.

« Cassandra serait tellement heureuse si elle te voyait. »

Sur cette phrase assez gênante, Ernie prit congé et se retrouva seul dans un couloir noir de nuit. Il avait comme seule lumière une petite torche et, plus problématique, il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait sa chambre. Son seul indice était maigre et décourageant : il devait aller dans une autre aile du château.

Ernie marcha un peu à droite, un peu à gauche, devint incapable de retrouver la chambre de Miranda et il se résolvait déjà descendre jusqu’au rez-de-chaussée pour trouver une forme de conciergerie quand un événement se produisit :

« Ernie ! Ernie ! appela une voix.

Qui me parle ? répondit Ernie.

Ernie ! Ernie ! »

N’ayant pas mieux à faire, Ernie suivit cette voix mystérieuse qu’il ne reconnaissait pas et qui se permettait quand même de l’appeler par son prénom. Corridors et escaliers se succédèrent jusqu’à ce qu’il se trouve devant la grande porte à deux battants de derrière laquelle provenait la voix. Il poussa avec difficulté l’un des battants et reconnut malgré l’obscurité la salle du Conseil. Comment se faisait-il qu’elle ne fût pas verrouillée ? Il avança prudemment entre les colonnes.

« Viens Ernie ! Quelle place choisis-tu ? »

Arrivé devant la grande table en pierre blanche, il comprit ce que demandait la voix et s’avança jusqu’au fauteuil situé en face de lui et au milieu : la place vide entre John Volle et Telsius, la place trop longtemps vacante du roi des Hommes.

« Est-ce là que tu veux t’asseoir ?

Oui, murmura Ernie très impressionné par la voix.

Vas-y alors, assieds-toi. (Ernie obéit.) Comment te trouves-tu ?

C’est dur et c’est trop grand.

Parfait.

Le fauteuil que j’occupais avant aussi était dur et trop grand. Il était même identique à celui-ci.

Bien sûr. »

La voix se tut mais Ernie continuait de sentir sa présence toute réconfortante.

« Je t’aime, Ernie. » dit-elle enfin.

Ces simples mots produisirent de grands remous dans l’être d’Ernie. Des remous chauds et agréables. Une brise légère lui ébouriffait aussi doucement les cheveux comme si une main y passait. La voix les répéta de nombreuses fois de sorte qu’Ernie s’y mettait aussi, intérieurement parce qu’il n’osait pas dire oralement à cet inconnu « je t’aime ».

Enfin la voix disparut et Ernie s’endormit, convaincu qu’il avait parlé à celui dont on disait à l’office qu’il n’était ni l’ouragan, ni le tremblement de terre, ni le feu, mais seulement la brise légère.

Par la suite, Ernie trouva le sens de cet événement et s’y référa toujours pour retrouver la sérénité ou prendre une décision difficile mais sa nature resta incertaine : ses amis croyants le qualifièrent de songe envoyé par Dieu et les autres parlèrent d’un rêve de somnambule. Bien sûr les deux étaient possibles. Et bien sûr, Ernie reproduisit le choix qu’il avait fait avec sa foi : il choisit de croire qu’il avait eu affaire à Dieu. Il se résigna aussi à ne jamais savoir avant la mort s’il avait raison ou tort dans son interprétation.

Toujours est-il que, le matin qui suivit, Ernie fut réveillé par le grincement des portes de la salle du Conseil.

« Que faites-vous là ? Vous avez décidé d’accepter, finalement ? demanda John Volle en le voyant assis à la place d’un souverain.

— Oui. » répondit simplement Ernie.

Mais ce qui surprit encore davantage Ernie que sa réponse si naturelle, ce fut de découvrir que, derrière lui, le vitrail n’était pas sombre, que le jour était déjà là. Pour la première fois, l’astre solaire l’avait laissé dormir après son lever.

A compter de ce jour, Allume-Soleil ne se leva plus avec le soleil mais comme tout le monde, quand il avait fini de dormir. Le surnom cependant resta car il conservait toute sa dimension symbolique.

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