IV - Elisa
Il fut tout long le vendredi d’après. Tout long, tout pénible à pas se bouger. C’est qu’on se marrait pas tellement à la besogne, il lui manquait du monde. Mathilde, elle s’était retournée voir son papa. Ça me fit drôle de pas la voir. Elle me rendait terrible la môme quand même ! Je comptais les secondes en son absence, ça me prenait des plombes.
Le soir, à l’heure du départ, je filais vite, me pressais de rentrer peinard. Un rendez-vous à ne pas louper, histoire de se requinquer ma foi. Débarrassé de la besogne, je fus rapidement à Belleville. Ce devait être mon petit plaisir du mois, et je ne souhaitais pas faire attendre Princesse Elisa.
L’air de la ville était avare d’humidité. Mes pensées flânaient de mon soulagement pour la semaine achevée aux boulevards bondés. En arrivant devant la résidence, je me devinai la peau poisseuse, sentant le sagouin. Pas si grave que je me dis : Princesse Elisa n’allait pas le flairer de son lit. Je voulus faire cuire une boîte de lentilles, mais il n’y en avait plus dans la cuisine. Me fallut commander de quoi croûter. Je pris mon mal en patience dans le salon. Un néon s’illumina dans un clignotement de phare, il fut vingt heures. Elle fit son apparition.
Comme à son habitude, elle se contenta tout juste d’un rire. Une gaieté sans pareille. Le son de sa voix immature cajola la surface de mes pavillons, comme des caresses d’ange sur un drap de soie au matin. Sans surprise, elle me fit la belle, me tarauda de ses questions. Je me livrai entier, évidemment, prenant juste un peu de mon temps. Derrière l’écran, Princesse Elisa se languit alors du récit de mes jours précédents, et ne m’interrompit que par des courtes remarques bébêtes, rapidement ponctuées de son fou rire d’enfant. « Elle ne t’aime pas beaucoup cette Farah mon petit coeur » qu’elle me souffla, amusée de la situation. Je lui parlai alors de Mathilde, de Sébastien, du mois tout juste écoulé. « Attention, tu vas finir par me rendre jalouse ! Mais sois gentille avec cette Mathilde tout de même, ça te fera du bien, prends-en soin. » Je terminai mon récit par maman et l’hôpital. À l’écoute de ces derniers mots, Princesse Elisa se chargea de me fouiller les songes, cherchant dans les recoins de sa tête blonde la correcte prestation. « Ne bouge pas mon petit coeur ! qu’elle finit par lâcher, je sais comment te faire plaisir aujourd’hui. Tu veux bien me laisser ? Je reviendrai au plus vite ! » Elle se leva de son lit, et sortit du champ étroit de la caméra. L’image devenue fixe, il ne restait plus que ses innombrables peluches à contempler : ours, cochon, élan, faisan, lapin, pingouin… une véritable ferme rose dans son arrière-plan ! Elle en avait tellement que les bestioles débordaient de l’écran.
Je profitai de sa soudaine absence pour enlever mon casque, faire respirer le crâne. La chaude température fouinant dans le salon n’était pas des plus agréables. Je décidai alors d’ouvrir la fenêtre et une brise s’invita dans la pièce, doucereuse pour les poitrines. Dehors, Belleville s’était misérablement obscurcie, mais les lumières des salons trahissaient les vies ordinaires d’ici. Quelques aboiements comblaient les silences pouvant survenir ; des cris aigus de jeunes filles se faisaient peut-être entendre ; je me gênais de cette érection persistante.
Lorsque ma migraine reprit, elle se mit à me tancer sévère. J’avais encore oublié de prendre mes médicaments. On sonna à la porte. Un livreur au nom tamoul me tendit un assortiment de riz et de saumon frais. Son grossier visage semblait fatigué de la montée des quatre niveaux d’escaliers. Il manquait néanmoins des baguettes dans le sac en papier. Je lui en donnai un de pourboire histoire de le remercier.
Pour accompagner mon repas, je me servis une bière japonaise, une Asahi ; il m’en restait près d’une dizaine dans le réfrigérateur. Je me mis ensuite sur mon minuscule balcon donnant sur rue ; j’y avais disposé une table d’appoint et une chaise de jardin. En m’installant, j’ouvris ma bière, pris mes médicaments, et tentai de profiter un minimum des courants d’air parcourant Belleville. L’Asahi était fraîche ; c’était déjà cela de pris ; ma migraine diminua sous l’effet de l’arôme malté.
Lorsque je me rassis dans le salon, Elisa n’était toujours pas revenue. Patience, patience. Elle se faisait coquette, bien minette tout de même ma princesse. Moi, j’en profitai pour me la croquer pépère. Mon repas du soir n’était pas très bon : le riz dur, froid comme un glaçon, et mes sashimis caoutchouteux sous la dent. Seule la salade de choux sembla ravir mon palais. Elle était tendre, juteuse, et le mélange dans la bouche avec l’Asahi me permit de retrouver un début d’humeur. Ma messagerie, assez vide habituellement, révélait deux nouveaux courriers. Le premier m’informait de la livraison d’un filtre à thé en forme d’éléphant de mer. Il me parviendrait dans les prochains jours. Le deuxième, lui, provenait de mon professeur d’histoire au lycée, monsieur Poulain. Ah, ce monsieur Poulain ! Retraité, il vivait désormais avec sa femme en Nouvelle-Aquitaine, loin d’Antony et de la banlieue parisienne. Ils n’étaient que tous les deux ; ils avaient eu un jour un fils, mais il était mort quelques années avant le bachot. La cause de sa disparition m’était inconnue. Je ne m’en étais intéressé outre mesure.
Dans son message, monsieur Poulain m’invitait à « venir passer quelques jours de vacances à la maison ». La dernière fois que j’y étais allé, deux ans avant, nous avions eu pour dessert un plat de savarin, imbibé d’un sirop au rhum artisanal. Ah, ce souvenir ! On croûtait pas si mal chez les Poulain, fallait le dire.
Alors que je lui tartinais un début de réponse, je fus interrompu par le retour d’Elisa. Un tout autre corps de jeune femme m’apparut à l’écran. Ses cheveux blonds se recouvraient d’une perruque au noir chatoyant, et une poudre caramel assombrissait sa peau. Accroupie au milieu de sa faune, elle ne revêtait plus qu’un chemisier blanc, à moitié déboutonné, ainsi qu’un pantalon en cuir noir serré à la taille. Ses hanches n’étaient peut-être pas comparables à celle de l’hôtesse des Nouvelles Pupilles, mais c’eût été culotté de pas prêter l’oeil. « Alors qu’en dis-tu mon petit coeur ? » qu’elle me lança, satisfaite de sa transformation. Tout ceci allait faire du mal à mon pécule, dans la centaine même, mais je lui répondis positivement, en enlevant ma boucle de ceinture. Quelle tenue ! Ah, la joviale morveuse ! À cet instant, je songeai à Ahmed et son sourire, aux autres habitués de la mosquée des Couronnes. Une djellaba eût été plus confortable à présent.
***
Cela faisait plusieurs mois déjà qu’on se tramait avec Elisa. Je ne pouvais me plaindre. Avant elle, je n’avais jamais connu, moi, quelque chose de si soyeux et mélodieux. Une gamine en chair avec les chicots si bien faits, ça ne court pas toutes les rues de l’arrondissement. Et j’en avais vu passer des gamines pourtant ! De la figue sèche comme de la mûre ! Toute cette affaire commença à l’âge de quinze ans, lorsque que je baroudais encore loin de Belleville. Elle commença vers les Hauts-de-Seine, dans un patelin situé au sud de Paris, pas loin du Parc de Sceaux et des sentiers perdus de Fontainebleau : je parle ici d’Antony.
Antony ressemblait à s’y méprendre à bien de coins de France. Une sorte de pomme répudiée, habituée des fonds de tiroir. Au bout d’un certain temps, la moitié du fruit se couvrait de champignons ou de pareilles saletés, et seule l’autre moitié se gobait encore sans risquer l’estomac voire pire. À Antony, rien ne semblait ainsi plus paisible que la partie nord du pays. Une ribambelle de pavillons coquets, faits de bois blanc, dont le calme n’était troublé que par les cuicuis de Raymond Sibille, le parc à proximité. Nous vivions maman et moi dans l’un de ces pavillons, pas loin de l’Atelier-Musée du centre. Plus bas, dans le sud de la ville, commençaient les taches et la crevure : les tours. Des tours, des tours, des tours, construites dans une abondance de forêt, autant qu’on en pouvait. Elles froissaient l’horizon ces tours, coupable d’après elles du plus sérieux méfait. Dans leur laideur, elles donnaient l’impression de n’être là que pour protéger leurs habitants du bonheur. Même du soleil ! Mais il n’y avait là rien de bien corsé. « Ils en ont déjà trop reçu du soleil dans leurs pays » que disait maman l’oeil aigri.
Tous les enfants d’Antony allaient à la même école jusqu’au collège. Ce n’était qu’après qu’on séparait les Blancs et le reste bien comme il fallait. Avant le lycée, je fis une découverte qui acheva de marquer le reste de mon trimard : ma bouille, ma chère petite tendre bouille, qu’elle était plutôt vilaine comme binette ! Pas la plus vilaine des binettes mais vilaine quand même. Je l’avais déjà deviné grâce aux suggestions de maman, mais ce devint en quelque sorte plus évident. Les filles au collège étaient d’une honnêteté de curés. La vie des gamins pas très beaux était ainsi faite d’une suite de pincements successifs, ceux sur la joue et ceux sur le coeur. Pour les premiers, ça allait encore. Elles ne restaient pas longtemps les rougeurs sur le corps. En revanche, on ne se remettait jamais véritablement des autres.
Heureusement qu’il y eut Djibril avant le début du lycée. Sans lui, je n’eusse peut-être jamais entendu de soupirs de femmes. Djibril, c’était un Noir, un grand déjà pour son âge. Moi, je l’ignorais son âge, mais c’était sans importance. Personne ne savait dire leur âge aux Noirs. Nous passions souvent nos récréations ensemble dans l’arrière-cour. Il ne me frappait pas nécessairement Djibril. Pas nécessairement comme les autres. Je savais qu’il me trouvait « bizarre », diable ! Cela faisait du bien d’y mettre un mot... Un jour, Djibril me parla d’une fille. Soraya qu’elle s’appelait la jolie. Elle vivait dans un immeuble des Baconnets, au sud d’Antony. Ses charmes étaient bien connus des habitants d’ici. À ce propos, Djibril me demanda si j’avais « déjà goûté aux fesses d’une fille ». Son frère à lui connaissait bien Soraya, la femme du pays. Je lui répondis « Non ». À part les soufflettes de maman, je n’avais pas connu grand-chose, moi, des femmes jusqu’à ce moment. Il prit note de tout ça quelque part, et m’emmena aux Baconnets plusieurs jours plus tard.
« Quelle saleté d’endroit » que je me dis en arrivant. Tout n’était que rouille, grisaille dans cet assemblage de béton, rien n’épargnait le pauvre horizon. Même les bêtes avaient le poil rongé par cette pourriture. Comme s’ils étaient moins dignes d’exister que ceux des beaux pavillons. Djibril m’emmena au pied de l’un des bâtiments des Baconnets. Nous montâmes ainsi au dernier étage. Par l’escalier, l’ascenseur était en panne. Son grand frère nous attendait devant l’appartement. Lui aussi était noir et très long. Lorsqu’il me vit, il rit beaucoup. Il me demanda : « Tu as ce qu’il faut sur toi ? ». Je répondis « Oui », deux fois. Puis je lui fichai dans sa main tout un trésor : billets, pièces, chourés de chez maman. Au global, quarante-huit euros et dix centimes. Je m’en rappelle encore : il avait compté chaque sou sur sa table à l’intérieur, avec une minutie, ma foi, surprenante. Après ça, il me dit que je devais être bien content de connaître Djibril. « Tout à fait » que je lui répondis. Alors il m’invita à me rendre « dans la chambrette du fond, celle avec la poignée cassée qui braille en tirant ». La putain devait m’y attendre.
La chambre était petite et sentait le talc pour enfant. Tout n’était qu’obscurité et inquiétude. Seul un mince filet de lumière arrivait du contrevent d’en face. Dans le pajot, ça se mit à gigoter énorme. Puis une lampe au chevet vainquit la pénombre, et je me la dégotai ma Soraya. Ses yeux avaient dû être coquets un jour, mais c’était désormais une autre histoire. Elle n’était vêtue que d’un maillot de sport, celui des champions de la ville. Le reste était nu, à découvert ; même le matelas sur lequel elle se tenait n’était que misère. Je sentis le chaud me monter aux jambes. « Trousse-toi de venir » qu’elle finit par dire. La suite fut expédiée rapide, couinements sourds. Elle s’épargna l’esbrouffe, fut taiseuse à souhait, juste le nécessaire. Pas le meilleur moment de ma vie, mais c’en fut un de moment tout de même !
Après ça, je saisis que pour le reste de ma minable existence, il m’en faudrait toujours un peu de l’argent. Maman ne travaillait pas durant mes études, alors je ne pus en mettre de côté du pécule. Arrivant à Belleville, je restais gêné par les rombières. À ce moment, je réalisai que le paradis n’avait en fin de compte rien d’une conception céleste. Il était bien là, ici en ce bas monde. Il n’était juste pas accessible à tout le monde. Tous ces gens éperdus de sûreté, qu’est-ce qu’ils faisaient donc de leur journée ? Afin d’en avoir le coeur net, je me mis à suivre leurs pas déterminés. Il m’arrivait alors de plus en plus fréquemment, lors de certains samedis à l’après-midi longue, d’emprunter les mêmes trajets que ceux d’inconnus rencontrés au travers d’un croisement. Évidemment, il s’agissait presque toujours de femmes. Ah que j’en rêvais de ces femmes ! J’aurais tout fait pour les faire sourire, et pouvoir un jour profiter de leur bouche en forme de coeur, et de leurs yeux jamais flétris, sans avoir à y mettre un prix. Mais elles n’étaient pas pour moi ces femmes, celles d’ici comme celles d’ailleurs. Elles étaient pour d’autres… ces gens qui ont le droit de tout parce qu’ils sont grands depuis tout petits, parce que c’est comme ça et puis qu’il faut bien de l’ordre pour faire un monde. Ce douloureux rappel de nos moeurs fut difficile pour moi à supporter ; j’en avais la gorge irritée et les yeux imbibés de larmes ; du pollen s’élevait déjà dans cet air de Paris.
Afin de soulager ma peine, je ne mis pas longtemps avant de retrouver la compagnie de mes putains. Pour le coup à Belleville, rien ne manquait à l’appel : Guangdong, Shandong, Henan, Jiangsu, Gansu… ça faisait muraille de Chine le long du boulevard. Pourtant, elles n’étaient pas les plus belles les putains de Belleville. On ne s’y régalait pas toujours. On essayait tout juste de se comprendre, mais tant de barrières à franchir… ça vous foutait le cafard. Un jour, je parvins malgré moi à choper la chtouille. Rien de bien grave ma foi, mais je dus arrêter tout de même durant de nombreux mois. Là que je fis la rencontre de Princesse Elisa. C’est elle qui me contacta. Je venais de partager une de mes nouvelles sur Agartha. L’histoire d’un paysan des Hauts-de-Seine, décidé à compter ses sous pour conquérir les tapins de France. Ça n’avait pas de sens, mais la gamine l’avait trouvée drôle, m’avait écrit. Au début, je pensais qu’un homme se nichait dans l’affaire. Qu’il y avait embrouille en quelque façon. C’est qu’il y en avait pas beaucoup de courriers de femmes sur Agartha. Je devais être méfiant. Puis nous nous vîmes à l’occasion et je fus tout de suite rassuré sur son cas. Un ravissant brin de femme cette Princesse Elisa. Elle venait de s’installer à Paris pour suivre des études de droit. Brillante gamine, elle me demanda dès le départ si je gagnais bien ma vie. Elle ne palabrait pas. Elle pourrait trouver mieux ici, sans nul doute, mais avec la vente de la maison d’Antony, le magot récupéré, et la mort de maman qui approchait, je n’étais pas le plus à plaindre. Elle me proposa de « s’occuper de moi, juste derrière l’écran ». Je lui répondis favorablement.
Durant un temps, ce fut largement suffisant. Entre ma chtouille qui demeurait, la maladie de maman, les promenades aux Jardins, les Coureuses qui s’y trainaient, cela permit de passer le temps. Mais Mathilde mit de la pagaille dans tout cela. Et à bien y repenser, je ne lui en veux toujours pas.
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