VII - Madame de Marelle
Alexandre visa juste. Les jours suivants, ses mots résonnèrent à foison dans ma tête, comme une flopée d’échos en fond de mer. Tout ce chaos, toute cette pitrerie d’existence pouvait encore trouver un sens avec son « basculement ». Il y avait là une logique à faire apparaître. Moi aussi, je sentais une fin venir. En réalité, je l’avais toujours vue venir cette fin, cette toile orageuse qui se tissait d’elle-même depuis le départ : depuis Antony, la maison, depuis les Baconnets et ses interminables tours de béton, bien avant les filles de Belleville, la chtouille, ses démangeaisons, la déroute, ou bien encore la maladie de maman. Je la voyais venir en amie cette suspension, tel un soulagement. Alors comme tout cela faisait chair avec le reste de mon apitoiement, je choisis d’exécuter sans trop tergiverser la demande d’Alexandre. Cela vint assez vite, presque instinctivement.
Il semblait utile de raconter en largeur mon histoire, d’énoncer sans ombre les détails de cette fumisterie si longue. En écrivant, mes tempes me tançaient furieusement. Ça revenait souvent ces derniers temps… Mais j’ignorais si cette nouvelle sensation, cette brûlure, était le fruit de la chaleur ou d’une amertume. Je gribouillais en chaque occasion. Peu m’importait la position haute du soleil, si le cafard et la frustration pointaient le début d’un nez : mes doigts s’abimaient en permanence de pigment noir et je n’en faisais pour autant aucun tourment.
Un matin à la besogne, Mathilde vint la pomme toute retournée. Rien qu’à son minois, cela se voyait que son papa était le principal concerné. Je la connaissais déjà sa parlote, alors je préférai la laisser en brumes d’abord, sans la scruter de trop près. Au milieu de la journée, ça finit quand même par déferler : « Eden, je t’en prie… pouvons-nous parler ? » qu’elle couina un peu. Sa voix semblait habitée par la rogne. Ça tremblotait sur les bords des lèvres. On était pas loin de l’éruption. Je lui répondis « Non, non ». Je m’occupais à barbouiller le papier de ma saleté. Son rythme devenait sensiblement régulier. Mon crayon était propice aux idées, et je ne souhaitais pas me laisser envahir par le tintouin du monde. Comme elle restait plantée là, l’air coi, je lui précisai tout de même que ce n’était pas bien grave pour son papa. À soixante ans passés, il avait vécu assez avec une caisse aussi mal constituée. Toutes choses égales par ailleurs, il aurait déjà dû nous quitter et elle devait s’estimer heureuse de pouvoir encore le compter parmi le reste. Le raisonnement ne me semblait pas dénué de rigueur. Ma foi, pas plus qu’un autre.
D’abord, elle ne répondit pas. Puis de la bile remonta plus haut. Elle me dit alors que cela ne se faisait pas, que c’était pas convenable « d’avoir aussi peu de sentiments ». Ça me roustillait l’échine tellement c’était pas vraie comme intrigue. Trop de temps gaspillé, galvaudé, je n’avais juste plus la volonté. Elle ajouta qu’elle me trouvait « bizarre ». Que parfois ça lui charmait le coeur, étonnamment. Mais cette fois-là, elle aurait aimé que je fusse un peu « normal », que je fusse un petit peu « moins différent ». Ses grosses joues transpiraient la rousseur en taches. Je l’avais jamais vue avec un air aussi revanchard.
Après cet évènement, elle s’arrêta tout à fait de débiter. Et ce fut pas du badinage. Du jour au lendemain, elle s’était complètement tue la môme, et ce, sans prévenir son monde. J’en restais scié d’indignation devant un tel mur. Ça devenait silence radio son intrigue. Son papa devait pas s’être bien relevé de la dernière foudre. Elle avait même plus le nerf pour gémir dessus ! L’espoir et la crainte avaient quelque temps livré bataille sur son visage ; c’était désormais du passé ; seule la morne avait fini par l’emporter. En y repensant, je devais bien avoir ma part dans ce fatras. Au fond, dès le début, elle avait essayé Mathilde de me parler de ses épines. Mais j’étais pas capable, moi, de philosopher ainsi de la frousse. Ça me travaillait trop le frein, et puis rouscailler j’en pouvais pas davantage, écrire c’était déjà assez.
Alors comme tant d’autres avant elles, Mathilde finit simplement par s’éloigner… J’avais déjà noté son silence, je remarquais à nouveau son absence. Un jour, peu de temps après, je me retrouvais seul dans mon enclos. Crayonner, c’était plus possible comme métier. Toute la fièvre du ciel infiltrait les murs jusqu’à la fonte. L’enfer se jouait sur mon épiderme et en dedans. Je crachotais du sang, de ma gorge et d’ailleurs, à un rythme déroutant. À cette heure de la journée, les rues devaient être gorgées de tous les sens ; ça devait frétiller comme moutons en cage au dehors ; je me serais gavé au sein de la faune, au milieu de ses soubresauts permanents. À la besogne, notre bâtiment disposait d’un toit ouvert. L’ombre y était chère mais je n’étais pas en position de faire le chiche. Alors je sortis de mon bureau pour m’y loger et faire bouler la mort.
Quand je m’aperçus de leur présence, le peu de sang qui circulait encore ne fit qu’un tour, le dernier sans nul doute. Mathilde et Sébastien se tenaient là, dos à moi. La tête de la môme roucoulait sur l’épaule de l’autre, pas peu fier. Il se prélassait d’euphorie le goguenard. Il en rayonnait de morgue. Devant un tel pot, j’en eus des caillots au fond des narines, de la crotte à ne plus pouvoir en respirer. Un sifflet retentit du fond de mon carafon. Il fit crisser chacune de mes vertèbres. C’était pas supportable comme séquence. Jamais je ne fus très bon poète, mais je me sentis tout ému devant pareille scène, ému de la plus terrible des manières. À cette seconde, tout devint plus clair. La lucidité n’a pas son pareil en soudaineté. Elle frappe d’un jet en éclair. Ça vous suffit amplement…
Mon rythme de vie changea dès lors du tout au tout. C’est qu’il habitait plutôt loin le Sébastien : dans le sud de la ville, près de Montparnasse, de l’autre côté de la Seine. C’était pas un brouillon le bonhomme. Il était réglé à la précision de l’horloge, de celle des prestigieux salons, comme on en trouve dans les quartiers du centre. Rien n’était laissé au bonheur la chance dans sa saloperie d’existence. Son ravitaillement à lui avait lieu deux fois par semaine. Il se montrait pas du tout goinfre comme garçon : que des légumes frais, des graines, et des cornichons à la russe en menu. Deux autres soirs, c’était de l’effort qu’il me faisait le long des quais. Pour le reste, il s’agissait juste de ses mets préférés : les femmes, leurs attraits. Parfois, il se contentait juste de fins dîners, aux devantures de brasseries de quartier. Plus souvent, il retrouvait ses dulcinées aux scènes de jeu, en plein air ou sous toits scintillants. Je l’avais même vu s’attabler au théâtre du centre, près du Palais Royal, à une occasion. Qu’il était joliment accompagné ce soir-là ! Il ne s’entichait pas tellement de gueuses le Sébastien. Son type à lui, c’étaient les lettrées à la taille aiguisée. Il leur témoignait son affection du même compliment : une cajolerie dans le creux du menton, précise, alerte, aidée de ses longs doigts minutieux. Après ça, elles semblaient possédées les crétines. C’était pas possible l’effet que ça leur faisait. C’était pas du tout sage comme réaction.
Comme il créchait à plus d’un vol d’oiseau de la besogne, Sébastien empruntait les voies sous terre pour se déplacer. Je ne les supportais que trop peu les galeries dans le sol. J’en pouvais plus moi des murs repeints en fiente, de l’odeur de la pisse, et du boucan fait par le troupeau. Et puis de ces clochards à la traîne aussi, qui n’ont plus rien pour eux sauf leur flasque et leurs dents. Et les autres vilains également, je les oublie pas ceux-là, les gitans, ces pilleurs en errance, avec leur peau rouillée par la bile et par le venin du corps. Les agents de ferraille ? Ils étaient pas en reste ces greluchons, avec leur gueule grognonne, et leur mine de pochtron, à jamais muselée par la soumission. J’étais décidément pas prêt, moi, pour ce tartare, cette mouscaille agglutinée, pressée, suscitant le mouvement sans limite, jusqu’à la crevaison… J’aurais jamais pu l’être.
Un soir, j’y aperçus au hasard d’un oeil un drôle de bout de femme. Une grosse mignonne, avec un long voile noir pétillant d’or, couvrant son épaule jusqu’à la taille. Elle était assise dans le wagon, et nourrissait son rejeton. Sur son strapontin, elle l’abreuvait à même le sein, tremblotant de bêtise à la traversée des fonds du souterrain. Le petit ogre, il lui arrachait le mamelon comme pas deux. Il le mâchouillait avec hargne ; il y allait même au chicot ! Moi, j’observais cela de loin. Je ne trouvais pas ça bichonnée comme image, mais c’étaient pas mes affaires le moins du monde. Je me réservais pour Sébastien. En un éclair, la grosse mignonne, elle me jeta un regard discret. Comme je n’avais aucune raison de lancer mes yeux ailleurs, je le lui retournai. La rame était parsemée de têtes sans la remplir. Quelques mesures à peine nous séparaient, de l’ordre d’un court arbre de forêt. Du sang chaud me faisait frémir les tempes. Le sauvageon, lui, continuait de siroter son petit lait. Il la mettait bien à mal son bout de femme ; elle allait pas pouvoir le supporter ainsi longtemps. Quelques stations plus tard, la voix métallique du conducteur annonça l’arrivée à Madeleine. Ouverture des portes. La grosse mignonne se leva, remit de bonne façon son tissu couvrant, puis s’en alla du wagon. Je fis quelques pas à sa suite. On se rapprocha de la surface. Seulement, un agent de gare m’arrêta avant la sortie. C’était un curieux homme à bedaine, aux traits vieillissants, minime comme trois pommes et rondouillet à souhait. Il fit son contrôle, sa vérification, puis me demanda si j’étais « bien en règles » sur tous les plans. « - Oui, oui que je lui répondis à monsieur l’agent. - Faites attention à vous ! On reçoit de plus en plus de signalements par ici. Le ver est dans le fruit jeune homme. La petite canaille, elle se voit partout désormais ! Ah ! La vérole se montre… Elle s’agite ! Elle vous attaque sans prévenir… la vermine... Mais vous… vous… vous m’avez pas l’air très solide comme garçon… Hein ? Oui ? Alors faites-moi plaisir jeune homme, prenez de l’air, dégagez, et fichez-moi le camp d’ici, bon sang ! Avant de vous effondrer comme un con ! Allez, allez ! » Il semblait craindre le diable ou pire à chaque mot prononcé. Comme je n’étais plus son obligé, je choisis donc de filer. Quelques marches plus hautes me menèrent à la surface. Au dehors, une foule immense resplendissait sous la trainée de lampes abritant Paris. Comme une voûte de ciel étoilé. Ça fourmillait par ci et là de gens bien rangés au train rassis. Aucune trace dans cette pagaille de la grosse mignonne et de son dernier. Ma peau se trempait d’une fièvre abondante. Je m’éloignai. Une centaine de mètres plus loin, je pénétrai dans l’arrière-cour d’une église paraissant isolée. Je m’y fis du plaisir, là, en toute discrétion, ne souhaitant gêner personne. Une odeur de gaufre flottait dans l’air chaud à proximité.
Quelques jours plus tard, je croisai Valentin comme à l’habitude en bas de chez moi. Il était toujours très satisfait de sa Lola. Des entailles étaient apparues sur son cou et sur le bas de ses joues. C’étaient pas des câlins qu’ils se faisaient ces deux-là ! Moi, je ne posais rien comme question… Ma foi, je ne voulais pas tant que cela apprendre du monde. Il faut parfois l’ignorer celui-là. Je préférai me renseigner sur ce qu’il avait ressenti Valentin, lorsqu’il avait cogné le patron de Lola. « Rien ou presque ! qu’il m’avoua sans gêne. On ne tire jamais grand-chose de net de telles affaires mon gars… Un peu de nausée, de répugnance… sans doute. Mais crois-moi, faut bien essayer pour le savoir. » Il me demanda après cela si je tenais à faire du mal, à refourguer ma haine en beigne ou autre. Je ne tenais à rien en particulier, peut-être moins souffrir, mais je me la fermai ma gueule. Devant mon silence, Valentin dut comprendre ce qui se tramait sur ma binette. Il me fila sans rien dire quelques bonbons à la réglisse, puis s’engouffra dans la résidence, vers l’emplacement du chantier. Il revint quelques minutes plus tard. Il se trouvait désormais muni d’un grand sac en bandoulière. Étanche, de couleur orangée, ce dernier présentait des armatures métalliques des deux côtés. En le récupérant, je jugeai son poids et son contenu convenables. Je glissai alors un « merci » avant de me retourner.
La journée passa vite. Et le soir, Sébastien ne fit pas la même trotte qu’à l’accoutumée. Il se dirigea plutôt vers l’Est, sans passer par les voies sous terre, comme s’il allait chercher un toit par chez moi. Ah comme surprise ! Il s’était guindé pour l’occasion, une autre coquette qu’il allait voir assurément. À quelques pas de République, il s’accorda un arrêt chez le fleuriste. Son coeur y flâna un peu, le temps de chercher raison. Le folâtre se remuait les méninges pour constituer un trochet de fière allure. Il hésitait encore, le choix débordait en largeur entre les tulipes, les roses, les orchidées, les lauriers, les oeillets blancs, les achillées jaunes et d’autres pas trop mures encore. Faut le comprendre, il n’avait pas l’habitude de donner autant de son temps le chaud lapin, ça lui faisait perdre conscience. Finalement, il choisit un petit bout de tous ces trésors en même temps. Le bouquet était d’une mélancolie de fin de saison.
Après avoir réglé, il s’engouffra dans la rue Faubourg du Temple. Ça grouillait de badauds sur la route, une marée d’hommes empruntant ce chemin. L’asphalte, lui, se projetait dans tous les coins de l’oeil. Malgré les noisetiers plantés ici et là, on respirait à peine ou trop peu au sein de cette nuée de bâtiments. La peau se frottait au linge sous l’effet de la transpiration, et de l’urticaire me poussait vers tous les ganglions du corps. Près du canal Saint-Martin, des enfants noirs tapaient dans la balle. J’eus l’envie d’une glace au caramel…
Heureusement, des nuages recouvrirent peu à peu le ciel de tristesse et de gris. De toute façon, il allait bientôt faire nuit : c’était une bonne nouvelle pour les passants et leurs poumons abimés par le soufre. Sébastien marchait toujours. Plutôt rapidement, tel un gredin de mauvais chemin. De mon côté, le sac de chantier plein de poids qu’il était me tiraillait la paume de main, le bras, et même l’épaule encore. Plusieurs croisements de rue plus tard, ma fripouille finit par arriver à destination. Je reconnus la galerie surélevée et l’enchevêtrement de logements aux toits en tuiles. Sébastien s’avança dans la rue de la Mouzaïa. Elle était vide comme tout alors je restai éloigné afin de ne pas me faire prendre. Quelques mètres plus loin, il s’arrêta devant le portail d’une maison aux pourtours printaniers. Il traversa la muraille et alla frapper à la porte. Quelqu’un lui ouvrit sans trop tarder. Avant même que la poignée ne tournât, je devinai la silhouette qui allait se tenir là.
Le visage de madame de Marelle apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il brasillait de couleurs son visage à la Coureuse, même pour une fin de journée : elle s’était bien apprêtée.
Sans plus attendre, elle lui fit gouter ses lèvres impatientes, se serra contre lui. Elle se pignola du bouquet offert, de toutes ses fleurs achetées. Je sentis là ma glaire, mon sang, se réchauffer. D’une main, Sébastien s’empara de la taille de madame de Marelle, sans rien laisser de miettes. Elle agita alors ses reins en soubresauts pour le remercier. Du reste, je n’en vis pas assez. Ils pénétrèrent dans la maison et restèrent discrets. Les rideaux du premier furent tirés.
Dehors, il fit de plus en plus cafardeux. Au bout d’un moment, ça finit même par crachiner. Une douce pluie d’été s’égoutta alors sur le quartier. Des larmes tièdes coulèrent de mon visage, comme un timide réconfort. On n’entendait aucun son, au-delà de la flotte se brisant sur la surface des toits environnants. Le sol devint glissant. De l’autre côté de la rue, j’aperçus un chat aux rayures d’argent. Il n’avait pas senti la pluie venir ce pauvre-là. Son logement de fortune, quelques planches de bois construits en niche, n’allait pas résister aux orages de saison. Je m’approchai de son cas. Il me fixait d’un regard rond, paresseux, presque absent. Il semblait lui aussi avoir abandonné toute lutte depuis bien longtemps. Je n’eus droit pour ma pomme à aucun miaulement. Juste un roulement de tête un peu feignard. Le minet et moi, nous restâmes ainsi à nous scruter durant un moment. Les perles de pluie achevèrent de refroidir mes tempes. Je sentis la mouillure, le frais, m’emplir de nouveau les bronches. Et puis, soudainement, j’entendis le claquement d’une porte se refermant derrière. Une silhouette sortit de la maison aux pourtours printaniers. Planquée sous l’ombrage d’un parapluie jaune, elle traversa le portail, et se dirigea vers le noeud de la ville. Elle fit ainsi quelques mètres et je la suivis en précaution.
Le temps semblait se suspendre. Je ne percevais plus tellement les alentours, ni même le poids du sac, et encore moins la moiteur de mes vêtements. Des gouttes ruisselaient au sommet de mon crâne humide. Je n’entendais plus que mon intérieur. D’une manière étonnante, j’eus l’impression, pour la première fois de mon existence, que je pouvais réellement sentir mon être avec précision, et ce dans toute son humaine complexité. Les contractions de mes valves, le fléchissement de mes poumons lourds, avides de légèreté, et puis les diverses saillies émanant de mon pouls accéléré… toute cette mécanique me semblait décidément bien huilée. Elle n’avait même jamais aussi bien fonctionné.
Sébastien n’était plus qu’à quelques pas. Il était le seul luron dans ces parages. Son ombre était désormais à portée. Je sortis l’ustensile qui m’était promis dans le sac de chantier : une pelle à col de cygne, avec un bout rond et un manche en bois dur et droit. Ma main se crispa à sa poignée. Sébastien se retourna. J’aperçus alors son visage candide et égaré, presque bête de naïveté. Il parut étonné de me voir là, étonné de mon existence, comme si, vraiment, jamais auparavant, il ne l’avait ne serait-ce que considéré. Il dut avoir un mouvement de recul, un geste précipité. Difficile de se remémorer. Je ne me souviens, en grande partie, que du bruit du métal contre son crâne, du craquement produit de sa tête heurtant la dalle ; du son de l’acier chromé le frappant à trois reprises le bourrichon. Je me rappelle peut-être aussi l’odeur, celle du sang, des projections de rouge sur mon veston. Et puis de l’euphorie de mes doigts également, tous grelottant de froid et d’exaltation.
Ensuite, plus rien. Le néant ou presque. Quand mes esprits furent retrouvés, je me dégotais ailleurs. Une brume de chaos flottait alors autour de mes oreilles. La pluie, elle, avait cessé. En roulant légèrement les yeux, je reconnus les trottoirs encombrés de bois de la rue Botzaris. Monsieur Pavlo était allongé sous son marronnier. Le même que la dernière fois, devenu depuis son plus fidèle allié. Dans ma main droite, le sac de chantier que Valentin m’avait confié. Il avait retrouvé toute sa contenance. Comme je n’avais aucune raison de le conserver, je le déposai sur la couchette de monsieur Pavlo à ses côtés. Et puis je rentrai chez moi. Ma foi, je n’avais aucune raison de prendre racine. Même délesté de la pelle, mes pas restaient empreints d’un certain poids. Je sentis le début d’une braise, celui d’un émoi naissant sous tout cet effroi. En haut de la rue de la Mare, les volets de mademoiselle Binet étaient tournés sur eux-mêmes.
Plus bas, la grosse libanaise s’apprêtait à tout refermer dans la supérette. Personne sur mon trottoir à moi. Un terrible malheur venait de se déverser sur la ville, en même temps que la pluie. Ménilmontant semblait déjà roupiller, comme évanoui. Ce n’était pas la bruine qui avait fait fuir tous ces badauds-là, mais eux-mêmes ne le savaient pas. Arrivé devant ma résidence, je m’arrêtai un instant afin de contempler le ciel. Je l’avais rarement découvert tant funeste, tant rempli de sombre et de réticence, même aussi loin que ma mémoire pouvait endurer la recherche. Subitement, je sentis une accolade féline à mon pied. C’était le chat aux rayures d’argent. Lui aussi devait bien être content. Il se frottait à mon soulier en guise de remerciements. Afin de le réconforter, je le pris dans mes bras tachés de rouge, avant de me tasser à même le sol sur le palier. Il n’y avait pas à s’inquiéter davantage. Alexandre avait raison. Le crachin était bien terminé, et les jours de perdition avec. Le basculement venait de commencer. Demain il ferait jour.
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