Les visites silencieuses
Le troisième jour après l’annonce, je n’ai plus pu rester enfermée dans ma douleur seule chez moi. Je devais la voir. Pauline. Même immobile, même silencieuse, même enfermée derrière les portes de cette chambre mortuaire, je devais lui parler.
Chaque matin, je me rendais à l’hôpital. Le couloir était long, silencieux, presque irréel. À chaque pas, mon cœur s’accélérait, mélange d’angoisse et de besoin de présence. Ma mère ne disait rien. Mon père non plus. Mais cela m’importait peu. Il n’y avait plus qu’elle et moi.
Je m’asseyais près de son dernier lit, mes mains posées sur le drap froid, et je lui parlais. Des souvenirs, des rires, des bêtises d’enfance, des secrets que nous partagions, tout. Mais derrière chaque mot, une colère sourde bouillonnait.
— Pourquoi, Pauline… ? murmurai-je, le souffle court.
Je me souvenais de tous ces moments où elle m’avait blessée. Les accès de jalousie, les crises, les petites et grandes colères qui avaient rythmé notre enfance, notre adolescence, même à l’âge adulte. Les fois où elle refusait mon aide, quand je voulais la consoler, quand elle sombrait et que je tendais la main. Chaque dispute, chaque silence, chaque reproche muet revenait en moi, plus vif que jamais.
Et puis Paul… Mon ancien amour. Comment avait-elle pu se mettre avec lui ? Comment avait-elle pu choisir celui que j’avais aimé toute ma jeunesse ? Cette trahison silencieuse me brûlait encore. Même maintenant, je voulais crier, hurler contre elle, contre ce choix qui nous avait brisées toutes les deux.
Je me souvenais des éclats de colère qui surgissaient sans prévenir, des larmes mêlées à la rage, des moments où je me sentais impuissante face à sa détresse. Je lui en voulais pour chaque occasion où elle avait choisi son orgueil plutôt que mon soutien. Et maintenant, cette colère prenait un poids insoutenable, noyée dans le chagrin de sa perte.
Chaque jour, je revenais à ses côtés. Je m’asseyais, parfois longtemps, à lui parler de choses anodines, de souvenirs légers, juste pour que nos voix se croisent encore.
Mais toujours ce même silence en retour.
Parfois je lisais à voix basse, d’autres fois je me contentais de rester immobile, à la regarder, à respirer près d’elle, à la sentir présente malgré tout, à pleurer. Ces gestes étaient devenus mes rituels, des moments pour tenir, pour ne pas céder complètement au désespoir.
Je pensais à tout ce que nous avions partagé : les moments heureux, les petites disputes, les colères absurdes, les jalousies enfantines. Tout cela revenait avec une intensité nouvelle. La tendresse et la colère se mêlaient, impossibles à dissocier. Je l’aimais profondément, mais je lui en voulais terriblement. Pour le suicide. Pour Paul. Pour chaque moment où elle m’avait refusé. Pour sa colère, ses jalousies, ses crises. Tout.
Et pourtant, je restais là, de longues heures, parce que je savais qu’elle était la seule à comprendre la complexité de mon amour pour elle. Même exclue par ma famille, je pouvais garder ce lien intact. Même seule dans cette chambre mortuaire, je n’étais pas vraiment seule. Pauline était là, dans chaque mot que je lui adressais, dans chaque caresse silencieuse, dans chaque souvenir partagé à voix basse.
Et chaque départ, chaque retour dans le couloir silencieux, me laissait le cœur lourd, mais un peu plus apaisé. Parce que malgré tout, je savais que je pouvais continuer à lui parler, à lui dire tout ce que je n’avais pas pu lui dire de son vivant. Même dans l’absence, elle m’entendait.
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