Souvenir Amer

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La Bretagne avait ce goût d’éternité : vent salé, ciel immense et sable froid qui s’infiltre entre les orteils. La maison des amis de la famille sentait le bois chauffé et la confiture maison. Les après-midi s’étiraient comme des paquets de temps dont on ne sait que faire — courir, rire, se laisser tomber sur l’herbe comme si le monde pouvait attendre.

Nous étions insouciants. Lucas, sept ans, collectionnait les coquillages et courait en proclamant qu’il était l’explorateur officiel; il revenait toujours triomphant, les poches pleines de trésors. Pauline, dix ans, avait cette énergie d’enfant qui veut tout posséder — les regards, les jeux, les sourires — et elle courait derrière lui, exigeante, à la fois drôle et déjà un peu dramatique. Moi, quatorze ans, j’oscillais entre l’envie d’être grande (les filles de mon âge semblaient savoir des choses que je ne saisissais pas encore) et le plaisir simple d’être l’aînée qui rassure et qui raconte.

Un soir, après le dîner, nos parents s’attardèrent à table — verres de cidre, conversations qui roulent — et nous, on fila vers la plage, attirés par la lumière rasante. Le ciel était une toile flammée, et la mer, un miroir brisé qui renvoyait des éclats roses. On marchait pieds nus; l’air piquait un peu, et nos rires s’éparpillaient avec les mouettes.

— Regarde ! cria Lucas, brandissant un petit crabe comme un trophée. Il était tout fier, l’air de ceux qui ont découvert un trésor.
Je lui ébouriffai les cheveux, heureuse de le voir si certain de lui. — Tu vas devenir pirate, toi, dis-je en riant.

Pauline nous suivait d’un pas plus mesuré. Au début, elle observa, puis s’approcha, comme pour réclamer sa part du spectacle. On construisit un château de sable ridicule, que la marée menaçait à chaque instant. Lucas et moi planifiions des remparts, des fossés ; Pauline, elle, voulait que tout soit à sa façon.

Les petites chamailleries de vacances avaient toujours quelque chose d’exquis : on se pinçait pour rire, on se repoussait pour mieux se retrouver. Sauf que, cette fois, la tension monta plus vite, plus sèche.

— Tu passes ton temps avec lui ! lança soudain Pauline, la voix plus aiguë qu’il ne fallait.
— Qui ça ? demandai-je, sans comprendre tout de suite.
— Avec Lucas ! Tu le tiens tout le temps ! Tu me laisses jamais rien !
Les mots tombèrent, nets. Lucas déposa son crabe, embarrassé. Il ne savait pas comment raisonnent les adultes ni comment apaiser une colère qui ne veut pas d’explication.

Je m’agenouillai pour être à sa hauteur. — Pau-line, on est ensemble, regarde, on est tous ici… je t’aime aussi, je t’ai toujours aimée…
Elle explosa en sanglots, frappa le sable, et ses gestes prirent la violence d’une petite tempête. Les passants se retournèrent ; la brise sembla s’être tue pour écouter.

— Tu crois que je suis contente ? cracha-t-elle entre deux sanglots. Tu crois que ça me fait plaisir de te voir avec Lucas comme si je n’existais pas ?!
Lucas, les yeux ronds, murmura : — Mais… j’ai pris un coquillage pour toi…
Elle le repoussa d’un geste brusque, blessé, et se mit à crier encore plus fort.

Je sentis une colère qui n’était pas la mienne me monter, mêlée à une fatigue ancienne. J’avais appris à poser des mots, à cajoler, à jouer les adultes quand il le fallait. Ce soir-là, j’aurais voulu trouver la formule magique pour lui dire « je suis là », « tu comptes », « tu n’es pas moins aimée », mais les mots glissaient et se cassaient.

Les parents vinrent, tâchèrent de calmer, des voix murmurées, des gestes gênés. On ramena Pauline, les bras serrés autour d’elle. Plus tard, quand la tranquillité tenta de reprendre ses droits, elle murmura, la voix creuse comme si on lui avait arraché quelque chose :

— De toute façon… je devrais mourir. J’ai pas ma place dans cette famille.

La phrase tomba comme une pierre chaude dans nos cœurs, et je sus, à cet instant précis, que la jalousie n’était pas qu’un caprice d’enfant : c’était une douleur profonde, une peur qui rongeait tout. Le soleil se coucha sans qu’on puisse l’admirer davantage ; la mer reprit son ancienne monotonie, indifférente.

Je pris Pauline dans mes bras. Sa petite âme tremblait contre moi, et j’avais la certitude terrible qu’il faudrait beaucoup d’amour — et beaucoup de mots — pour la retenir.

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