Les crêpes

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 "Ohé, Jay !"

 L'appel venait de la rue sombre sous la fenêtre de la cuisine. Elle tendit le cou vers l'ouverture, mais ne voyait rien.

 "Hé Jay ! Dis, tu es là Jay ?"

  Joie aurait normalement reconnu la voix si ce n'était pour les crépitements de la poêle posée face à elle. Il était rare qu'elle puisse passer un peu de temps devant les fourneaux, et voilà qu'on venait la déranger...

 "Come on, Jay ! Je sais que tu es là !"

 Il n'y avait pas grand monde qui l'appelait à l'anglaise comme cela. Et il y en avait encore moins qui lui donnait le nom de Jay. Il ne pouvait s'agir que de Tunde. Ce n'était pas la première fois ce mois-ci qu'il venait ainsi en plein milieux de la soirée. Il ne se gênait de rien, et elle devait bien l'admettre, elle l'admirait un peu pour cela.

 Elle débloqua la porte vitrée de l'immeuble, et écouta en souriant le pas glissant de son ami se rapprocher de la porte grise de l'appartement. Elle pressa sur la poignée du bout de la main gauche, soutenant une poële encore pleine de pâte à crêpes dans l'autre main. À peine eut-il passé la porte qu'il retroussa ses narines, humant profondément l'air parfumé qui emplissait l'appartement.

 "Ca sent bon ! Tu sais, un jour, il faudra que tu me dises ce que tu mets dans tes crêpes..."

 Il lança son veston aux couleurs panachées sur le dos du sofa noir amarré dans le dos de Joie. L'appartement aurait sûrement paru spacieux sans cet immense paquebot sombre qui mouillait dans un salon trop petit pour lui. Il y restait tout juste la place pour la petite table basse en acajou faisant face à une petite télévision installée sur une tablette blanche tout aussi petite. Comment un meuble tel que le divan avait put être amené dans une pièce aussi petite, Joie ne l'avait jamais su. On l'avait sûrement fait arriver morceau par morceau, reconstruisant petit à petit ce grand étal de velours où elle s'échouait des heures durant pendant ces rares soirées de calme.

 Joie ne regardait pas souvent la télévision, elle n'y prenait aucun plaisir. Mais les salons se devaient d'avoir une télévision selon elle. Le spectacle que le petit plateau coloré lui présentait n'était pas des plus attirant, mais elle s'y perdait quand même de temps à autres, au moins pour se tenir informée des nouvelles de la saison. Elle aurait bien regardé des films ou des documentaires, mais ils n'y avaient presque plus de ces programmes-là. Ces jours-ci, on ne voyait presque plus que des reportage de faits divers et des programmes de téléréalité peuplés de gens un peu étrange.

 "J'ai pensé à toi aujourd'hui, lança Tunde en se campant près d'elle.

  • Je finis mes crêpes Tunde, le coupa-t-elle d'un ton catégorique, tu m'avais promis de me laisser cuisiner tranquille la dernière fois.
  • Mais tu vas vouloir entendre ce que j'ai à te dire !"

 Joie jeta un regard curieux à son ami qui l'observait avec ces longs sourcils bien envolés au-dessus de l'arche de ses yeux. Il avait des yeux d'un gris très clair, presque blanc. Elle se disait que des mirettes pareilles, cela aurait tranché avec n'importe quel accoutrement. Comment s'habille-t-on avec l'oeil blanc ou gris ? On trouve aisément une chemise pour un iris noisette. Un chapeau pour un oeil bleu. Ou une jupe multicolore pour un regard vairon. Mais l'on n'habille pas des yeux gris. Tunde avait, semble-t-il, décidé de ne jamais se poser cette question. D'aussi loin qu'elle se souvenait le connaître, celui-ci n'avait jamais pris le parti de se vêtir de manière conventionnelle. Ce soir-là aussi, son ensemble n'en était pas vraiment un. Il avait choisi, pour cette journée pluvieuse, une grande chemise fleurie et un pantalon d'un vert éclatant.

 La France de cette nouvelle génération ne se conformait plus à aucun code vestimentaire. Les connexions créées avec la grande toile d'internet avaient achevé de briser les dernières barrières culturelles qui subsistaient. Pourquoi donc se parer des costumes et robes qui étaient marque d'un monde maintenant dépassé ? En Asie, en Europe, aux Amériques et partout dans le monde, on avait arrêté de porter ce dont on ne voulait plus se couvrir. On se parait et se déguisait, et il semblait que le but de ce carnaval permanent soit que toute la vie apparaissent aussi colorée qu'elle pouvait sembler triste.

  Les jeunes femmes et jeunes hommes de France étaient certainement les plus démonstratifs dans ce nouvel art vestimentaire, s'équipant à tous moments du jour et de la nuit de parures étranges et chatoyantes. Les coiffures rétros étaient de retour à la mode. Le maquillage se transformait en peinture cubiste et impressionniste. La France, que l'on reconnaît de par le monde pour sa morosité légendaire, avait trouvé en cette jeunesse rebelle, les stylistes d'un nouvel âge.

 Pour Joie, cela se traduisait souvent par des jupes au contour sylvestre, au feuillage de froufrous étranges, et par des tunique au taffetas chamarré. Une façon de se peindre comme elle aimerait voir le monde. Ici et maintenant, dans la cuisine, c'était une tout autre histoire. Les arts culinaires étaient, comme son père le lui avait souvent dit, une affaire sérieuse où une attention complète et minutieuse était requise. Il n'était pas rare que les préparations demandent une approche des plus physique. Un ragoût est combattant si la chair a quelque saveur. Un oeuf est battu et non pas simplement brassé. Qui plus est, quand la cuisine est faites avec le cœur avant l'esprit, les projections et éclaboussures ne sont jamais loin. C'étaient toutes ces choses-là qu'elle se rappelait devant les fourneaux. De la plus inoffensive des tartes jusqu'au plus redoutable des soufflés, la cuisine restait une affaire très sérieuse dans sa famille. Sous son grand tablier blanc, elle portait donc un long pantalon de survêtement noir accompagné d'un pull-over plus sombre encore. Tunde, qui se tenait droit à son côté, était le chatoyant geai de sa pie monochrome.

 Joie tendit un doigt impérieux vers le grand sofa noir et retourna à ses préoccupations. La préparation des crêpes pouvait en dire long sur une personne. En regardant les bords d'une crêpe, on pouvait sûrement y lire le caractère de son créateur. Ébréchée et déchirée, la dentelle fine du rebord fait montre d'une main peu sûre et tremblante. Si la louche est lourde à l'ajout de la pâte, celle-ci s'entasse au bas de la poële donnant en lieu et place d'une crêpe, une pascade épaisse aux bords bombés. Elle aimait ses crêpes d'amour et ne voulait donc pas voir celles-ci perturbées par la visite si plaisante soit-elle.

 La préparation dura encore une longue demi-heure pendant laquelle Tunde resta sagement installé entre les grands bras du géant noir. Il avait sorti un livre épais de son grand pantalon vert et Joie l'entendait pouffer de rire à intervalles réguliers. Emmenant avec elle un plat couvert d'une montagne de crêpe fumantes et dorées, elle s'installa près de Tunde et lui donna un petit coup de coude. Il s'extirpa de sa lecture avec un sourire rêveur et attrapa la première crêpe de la pile. Ne se faisant pas prié, il la chiffonna et l'enfourna entre ses dents blanches avec un grognement de plaisir.

 "Tu voulais me dire quelque chose ?" demanda Joie en s'extirpant de son grand tablier blanc. Elle retroussa légèrement le nez en voyant les quelques marques poudreuses laissées par la farine qui avait réussi à se faufiler sous la protection du tissu blanc.

 Tunde prit une courte inspiration et se lança.

 "Tu te souviens de cette professeur de biologie que tu aimes temps... Jenshna, ou Kenchna ou un truc comme ça. Tu n'arrêtes pas de nous en parler... Révolution, changer le monde, tout ça, tout ça...

  • Rachna. c'est Rachna. C'est le prix nobel de médecine. Le prix nobel ! C'est une grande dame dans le monde de la médecine.
  • Et bien devine qui vient à la fac de médecine faire une conférence demain après-midi ?"

 Tunde arborait maintenant un grand sourire triomphant, guettant avec excitation sa réaction. Il poursuivit sur un ton enjoué.

 "Tu devrais aller la voir, elle va faire une conférence sur les méthodes d'édition de l'ADN... sur les avancées de l'édition généalogique...

 Encore ce sourire canaille.

  • Génétique... Édition génétique...
  • Yeah, gé-né-tique."

 Son accent était réapparu, fort et roucoulant. Elle était presque sûre qu'il le faisait exprès cette fois-ci. Quand ils s'étaient rencontrés, le grand nigérian avait pris plaisir à se faire corriger par la jeune française. À cette époque, il ne s'était posé de son vol direct en provenance de Lagos que depuis quelques mois, catapulté en France avec les grands espoirs de parents lointain qui voulait pour leur immense aîné qu'il voit le monde. Et si le monde ne lui avait pas convenu, l'Europe à tout le moins. Quel étrange pays que la France pour débuter un si long voyage, s'était dis Joie. Il parlait alors un anglais parfait et un espagnol étrangement guttural. Son français était bancal et incertain, travaillé les dimanche d'église sur les bancs défoncés du lycée international des langues étrangères de Lagos. Son Yoruba, lui, était distingué. Du moins, était-ce la vision qu'elle se faisait de la langue mystérieuse.

  Cela faisait maintenant presque cinq ans qu'ils se côtoyaient régulièrement et Tunde parlait dorénavant un français plus parfait encore que la plupart de ses amis hexagonaux. Mais Joie aimait encore beaucoup le corriger, et il le savait. C'était un jeu auquel les deux amis se laissaient trop souvent aller, abandonnant bien souvent les témoins de leurs étranges conversations dans l'incompréhension la plus totale. Elle n'aurait pas su dire d'où ce goût de la perfection linguistique lui venait. Et il n'était pas rare qu'elle se rappelle un peu tard que tout le monde n'était pas toujours appréciatif de ses aides. Tunde aimait bien la voir combattre ses instincts et tenter sans succès de ne pas réagir à ses petits pièges. Le voilà donc faisant des petites erreurs de la langue de Molière. Elle n'avait pas besoin de lui dire qu'elle aimait bien ce petit jeu stupide. Et il n'avait pas besoin de se faire répéter que, en effet, elle aimait bien ce petit jeu stupide. Chacun était garant d'une partie de ce contrat que l'on voit souvent entre amis proches.

 Elle demanda si un grand nombre de personne était prévu pour cette conférence qui paraissait si attrayante. Il n'y avait pas grand monde qui connaissait les travaux de la chercheuse aussi bien qu'elle après tout. Cela serait dommage si personne ne se déplaçait.

 Tunde voyait les choses différemment. Quelle question ! Bien sûr qu'il y aurait du monde ! Une grande dame venue de l'Inde lointaine dans une ville comme Montpellier, qui serait assez fou pour manquer un tel spectacle. Le fleuve du savoir directement à la source ! Qui donc refuserait cela ! Personne. Personne de sensé en tout cas. Mais c'était bien vrai qu'il y aurait peut-être quelques difficultés quand même. Comme avec tout ce qui était trop beau, mais qui avait l'air vrai.

 "Avec les hi-hash-ohs ces jours-ci, j'ai peur que ce soit annulé encore une fois, murmure Joie.

  • Tu te tues au travail à l'hôpital à sauver des vies, tous les jours. Tu aimes les grandes figures scientifiques. Tu dois y aller quand même, tu te dois bien ça ! Ce n'est pas quelques manifestants qui vont t'arrêter quand même ?"

 Non, ce n'était pas quelques manifestants qui allait l'arrêter. Non, sûrement pas. Joie tendit le doigt pour faire signe au petit écran de venir à la vie. La dalle lumineuse clignota quelques secondes et passa rapidement du noir profond au panache multicolore des nouvelles de la nuit. Elle se demanda si les crêpes auraient le temps de refroidir avant qu'ils ne les finissent.

 Le doute fut rapidement levé.

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