Direction
Alors que Joie et Tunde profitaient d'une longue soirée tiède comme celles qu'il n'y a normalement qu'en début d'été, sur le reste de la planète Terre, la place commençait à manquer. Il y avait trop de monde. Il y avait trop de jeunes et de vieux, de gens sages et de dérangés, de maigres et de gros, de gens de l'Est et de gens de l'Ouest. Ils profitaient tous d'une vie de plus en plus longue, étirée à l'aide de pilules multicolores et de scanner magnétiques. La grande sphère bleue fourmillait sur tous ces méridiens de ces bipèdes patauds. Si elle avaient pu en penser quelque chose, elle se serait certainement trouvée très embêtée. Ces humains-là, qui la recouvraient sur la terre, et même sur la mer, avaient pour une très grande majorité, une seule chose en tête : devenir "plus" que ce qu'ils n'étaient auparavant. Plus de pouvoir. Plus d'argent. Plus de compagnons et compagnes. Plus d'enfants. Plus d'actionnaires et plus de soldats. Si elle avait pu en penser quelque chose, elle se serait dite que c'était certainement bien ici la raison tous ses maux.
Dans sa grande sagesse, Gaïa la Mère semblait avoir trouvé une solution simple à ce problème très particulier. Il n'était pas difficile d'imaginer qu'il devait y avoir une sorte de système de contrôle pour tous ces singes évolués qui patrouillait sa surface. Ils existaient maintenant depuis quelques centaines de milliers d'années et suivaient les règles mises en place par l'évolution des espèces. La planète s'était montrée très intelligente jusque-là. Elle avait aménagé pour les espèces animales et végétales qui la recouvrait les délimitations qui les avait gardés en nombres bien ordonnés et symbiotiques. Les chenilles processionnaires étaient avalées par les mésanges goulues. Les rats et les souris par les chats et les rapaces. Le lierre étouffait les arbres devenu trop nombreux. Mais les singes sans poils, qui se tenaient dorénavant au sommet de l'ordre naturel des choses, ne se laissaient pas beaucoup limiter. Ils ignoraient les barrières géographiques et les tempêtes. Il se complaisait dans les climats trop chauds et trop froids. Il y avait bien quelques maladies et épidémies de temps à autre, mais celles-ci ne semblait pas pouvoir les arrêter pour autant. Tuez en quelques millions et ils semblaient ne s'en démultiplier que plus aisément. Qu'en était-il des humains eux-mêmes dans ce cas ? Ne pourrait-il pas simplement se dompter d'eux-mêmes ? Entre toutes les guerres et les royaumes et les empires, il semblait bien que d'une certaine façon, ceux-ci le sussent déjà. Les hi-hash-ohs était apparut aussi tôt dans l'histoire des hommes qu'il avait semblé nécessaire de les avoir. Ils existaient depuis bien longtemps.
Les hi-hash-ohs, en réalité "IHO", étaient les personnes de l'Institut de l'Humain Ordinaire. En Amérique, on les appelait "New Ordinary Humanity". Mais personnes ne les appelaient les NOH. Dans les pays où l'espagnol était parlé, ils s'étaient désignés "Seres Humanos Ordinarios", mais on ne savait pas dire SHO. Et dans tous les autres pays où ils étaient présents, ils avaient là aussi un nom bien à eux. Et des noms, ils en avaient beaucoup. Il y en avait autant qu'il y avait de langages et d'hommes pour les parler. Pendant le long passé obscur de l'humanité, ils n'avaient pas eu besoin de noms. Le royaume des hommes n'était pas assez grand, pas assez soudé, pour qu'ils aient eu la possibilité de se reconnaître entre eux. Ils étaient partout et pourtant se pensait seuls au monde. Seuls à savoir ce qu'il en était vraiment. Certains d'entre eux était les soldats qui avaient débarqué les premiers sur les plages de Normandie, se demandant s'il était vraiment rationnel d'aller à la guerre pour des hommes riches et plein de pouvoir. D'autres, les philosophes et les historiens se demandant si toutes ces gesticulations et ces tribulations étaient bien nécessaire. Se demandant, pris d'une terreur inexpliquée, s'il y avait une raison profonde à la difficulté des humains à partager leur planète.
Les IHO s'étaient autoproclamés ainsi, car ils avaient tous pour point commun qu'ils possédaient le courage de se souhaiter ordinaire avant tout. Dans leur association idéale, il n'y avait pas de chef et pas de recrues. Tout le monde y était parfaitement égal, sans pape à toque et sans présidents d'assemblée. Une religion, cela n'en serait certainement pas une, et si vous leur parliez de gouvernement, ils vous regarderaient avec consternation. Ils ne se connaissaient pas, eux qui était pourtant présent partout autour du monde. Il y en avait dans toutes les classes sociales et économiques, dans les religions et dans les grands laboratoires scientifiques. Mais ils ne se connaissaient pas, séparés qu'ils étaient par un monde trop grand et trop contradictoire.
Et puis dans ce monde trop grand, il y avait toujours eu des guerres, longues et affreuses, nourries de la distance entre les hommes. Même une fois toutes ces saletés de vrai guerres laborieusement transformées en d'aussi nombreuses fausses paix, les IHO ne se retrouvèrent pas vraiment. De temps à autre, une grande réunion ou un colloque international laissait entendre à des camarades souvent très rouges que ces idées d'égalité totale n'étaient pas folles. Après tout, ces idées-là, on en faisait des républiques depuis les anciens Grecs. Mais rien ne venait les libérer de leur savoir catégorique et terrifiant. Et rien ne devait le faire pendant des années encore.
La chronique des IHO est une de ces histoires racontée qui semblent trop bien écrites et très bien faites. C'est une légende d'hommes séparés et esseulés. Des hommes perdus, mais des hommes qui, semblait-il, étaient chanceux de la sorte de chance qui transforme le monde. Sans crier gare, et sans savoir ce qui était vraiment créé, l'instrument ultime de libération de l'Humain Ordinaire avait été inventé. Et le monde avait été tranformé. Après tant de temps, un outil de communication global et total, "l'Internet" était apparut. Il leur avait donné une plateforme d'échange sans nationalité, sans limite. À travers le monde entier, tous ces hommes et ces femmes qui se sentaient terriblement isolés, furent surpris de voir qu'ils n'étaient, en réalité, pas si seuls que cela. Ils étaient grandement rassurés de voir qu'il y avait d'autres individus comme eux qui n'avaient pas peur de douter des empereurs trop plein de pouvoirs. Qui voulaient faire tomber ces étoiles trop pleines de célébrité. Ils étaient multiples et se réunissaient enfin dans leur volonté de changer le monde.
Tous les humains à un certain moment de leur vie veulent souvent faire cela : "Changer le monde". C'est un fait de la nature humaine. On s'y prends très tôt, avant même l'âge de dix ans. À cet âge-là, on convient que les légumes devraient très certainement être interdits jusqu'à la fin des temps. Dans l'adolescence, on se demande si le monde entier ne devrait pas se sentir aussi incompris et différent. On se dit qu'il faudrait réparer le monde pour qu'il nous comprenne et, en cas de problèmes, qu'on le réduise à l'état de cendre fumantes. Mais très peu de personnes poursuivent leurs désirs de transformation dans l'âge adulte. Changer le monde est une ambition singulière qui est par trop souvent oubliée au profit d'une vie tranquille au travail facile et à la retraite douce. Certaines de ses personnes un peu différentes se laisse aller à en oublier l'étrange tiraillement qui les a suivis depuis leur naissance. Un grand nombre essaie de trouver un vecteur à ce mal-être coupable qui les habite, mettant leur propension au changement au service de causes plus pures. Mais pour les IHO, ce besoin existentiel de remettre en cause la société qui les entoure et de "changer le monde" ne disparaissait pas. Les IHO étaient les enfants terribles de ce groupe dissolu d'humanité. Ils avaient la construction étrange de ces hommes suffisamment idéalistes pour vouloir transformer une construction aussi énorme que l'Histoire humaine, et assez arrogants pour penser réussir.
Des Humains Ordinaires, il y en avait des millions et ils ne pouvaient se contenter de vivre dans le monde digital des réseaux. Ils voulaient - non, ils devaient - marcher, dans les villes et dans les campagnes. Sur les places et dans les rues. Ils allaient reprendre ce qui leur était dû. Une place égale et sublime avec tous les hommes, sans exception.
Et le problème de ce genre de rassemblement s'était rapidement fait ressentir. Car rassemblement il aller y avoir. Des milliers de personnes partout dans le monde scandant des slogans et réunis sous des bannières bariolées. Des tambours battus au-devant de longs cortèges. Les trompettes et clairons sonnés au vent. Dans tout les pays du monde le même spectacle. Des regroupements au sourire déterminé avançant sans direction visible et sans autre but que de promouvoir l'égalité entre les peuples. Comment une entreprise aussi complexe pourrait-elle fonctionner sans aucune hiérarchie ? D'une grande manifestation marathonée à un rassemblement statique, toutes ces choses-là devraient être très bien organisées.
Comment organisait-on un mouvement sans capitaine et sans champion ? Ces foules d'Humains Ordinaires ne les aurait jamais supportés. Et comment s'occupait-on des choses administratives ? Comment décidait-on d'une grande manifestation s'il n'y avait personne pour décider ? Et quelle serait la couleur des bannières ? Quel serait le rythme battu par les grosses caisses et la mélodie des clairons ? Quel serait le court mot de fin, la ligne d'arrivée atteinte par de tels rassemblements ? Tant de questions en attente de réponse... Une idée encore plus terrifiante était murmurée un peu partout : comment saurait-on que l'on avait gagné ?
La réponse avait été élaborée après de longues discussions entre avatars étranges sur une des premières plateformes internet de dialogue. Dans son enfance, le web était aussi petit qu'il était nouveau. Et dans les recoins encore neufs d'un Internet juvénile, les pixels de ces forums anonymes étaient bien souvent pilotés par les mains expertes d'ingénieur et de savant mathématiciens. Les mêmes personnes qui étaient à l'origine de cet Eden digital. Des philosophes et des historiens venaient parfois les rejoindre. Des artistes et des musiciens s'y égaraient et restait, fascinés par l'étrange bourdonnement humain de cet endroit singulier. Ils étaient peu, mais tous passionnés. On y présentait des idées innovantes et des projets ingénieux, jugées par les yeux calculateur de ces faiseurs de rêves numériques. On y parlait beaucoup d'égalité et d'humanité, formant les premières idées directrices du mouvement que l'on appellerait bientôt IHO. Un tel rassemblement de savant ordinaires se devait de trouver une solution à toutes ces questions épineuses qui venait à peine d'être posées.
"Nous devons créer une république !" dirent les historiens. "Une république sans patrie. Une république pure et dirigée par le peuple."
"Allons plus loin et créons une démocratie directe" répondirent les philosophes. "Chaque personne possédera le même pouvoir que tout le monde, et ce sera très bien comme cela".
"Mais une personne aura la possibilité d'influencer les autres. Elle aura donc plus de pouvoir. Voici le modèle qui le montre" rétorquèrent les mathématiciens.
Et ils regardèrent le modèle. Ils y trouvèrent la démonstration irréfutable des dires des analystes statistiques. Tout le monde acquiesça lentement et fit part de son approbation aux autres. La solution n'était pas si simple, semblait-il. C'est alors que les informaticiens, les créateurs de programmes et simulations dont ils faisaient tous usage, prirent la parole.
"Nous ne pouvons pas donner le pouvoir à un humain. L'humain est faible, manipulé. Avec du courage, il commande et il dirige, et la peur le prends. Nous ne pouvons pas donner le pouvoir de décision pour ce combat si important à un humain. La solution est donc très simple : ne le donnons pas à un humain. Nous pouvons construire un programme, un ordinateur, qui pourra prendre toutes ces décisions pour nous."
Le silence fut long. La page de discussion resta vide pendant de longues heures tandis que les divers groupes réfléchissaient à cette étrange proposition. Les musiciens décidèrent qu'ils ne pouvaient répondre et jouèrent des chansonnettes inquiète. Les peintres et dessinateurs usèrent de leur pinceau et de leur plume, mais rien de bon ne semblait se raconter ou se peindre. Le temps était long et terrifiant, éclaté par la peur née d'une proposition par trop différente. Après une journée et une nuit, une voix que personne n'avait lue jusqu'à présent s'éleva efin de la page illuminée.
"Pouvez-vous nous assurer de la bonne marche de ce robot dirigeant ? Du fonctionnement que nous attendons de cette entité métallique qui aura le pouvoir de diriger notre vie et notre combat ? Qui amènera enfin l'avènement de l'humain ordinaire et fera tomber la tyrannie des puissants et des célèbres, pour qu'enfin tous, nous soyons égaux ?"
"Oui" répondirent en cœur les hommes de l'électronique.
"Je suis d'accord" dit la ligne de texte de la voix inconnue.
"Nous acceptons" fredonnèrent les chanteurs.
Et les trombones et les percussions se joignirent à la douce mélodie. Les musiciens acceptaient aussi. Des peintures aux couleurs lumineuses apparurent sur la page de discussion. Les peintres avaient accepté. Quelques minutes passèrent et tout l'équipage discordant de ce petit recoin perdu d'internet avait répondu positivement, chacun à sa manière.
L'Automate Directeur était né. Une fois mis en ligne, il devait coordonner les actions de toutes ces entités humaines disparates. Il ne les voyait qu'à travers des chiffres et des courbes statistiques. Ils savaient ce qu'était son objectif, car dans son cerveau électronique, tout était égal. Et il devrait commander ses actions afin que les entités humaines soient elles aussi parfaitement, logiquement, totalement, égales.
Ses créateurs avaient eu la sage notion de limiter ses actions, enlevant de ses capacités impressionnantes de réflexion et d'action, la possibilité de donner la mort ou d'imposer sa tyrannie sur les hommes et les animaux. Cela aurait été bien entendu la solution. La solution trop facile, trop abjecte, pour ce grand problème. S'il n'y avait plus d'humains, il n'y aurait plus d'inégalités. Cela aurait été radical et sinistre. Et bien trop contraire à ce pourquoi les IHO se battaient.
Il y avait quatre règles inscrites dans sa programmation, enregistrées en plein cœur de son être électronique. Ces directives électroniques lui empêchaient les comportements dangereux. Ces règles avaient été inventées par un écrivain russe. Elles avaient été écrite dans le code par un programmeur français. La transition n'aurait de valeur que si elle était acceptée par tous avec bonheur et soulagement. Il ne pouvait pas y avoir de douleur ou de pertes. Cela n'était pas nécessaire, cela n'était pas bien.
Alors l'Automate Directeur s'était mis au travail.
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