La rose
@Thetruckeuse Grosse fête à #laBaraque ! #DJTrip ce soir ? #BaraqueLaFrite
@techNabot DJ Trip. Le samedi soir. A #laBaraque. LE. PIED. #BaraqueLaFrite
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@hehehahaho #DJTrip fout l'ambiance. Trop de bon SOOOOONNNNNN #BaraqueLeFeu
@frankie34 Wow c quoi cette fille sur le dancefloor ? Trop bien la blonde quoi. Ramène toi @JeanLuLu. #BaraqueLaDANCEEEE
@ericfranquin Encore une qui fout la merde #Feministe #WTF
@frankie34 C quoi ce bordel !!!!?? #BaraqueWTF
@JeanneLaTruite De koi ? On se fait foutre dehors ? #BaraqueWTF
@tetedeLrd Une idée de ce qui s'est passé ? Quelqu'un a une explication ? #BaraqueWTF
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@TVCitoyenne #laBaraque fermée après une altercation entre sécurité et membres #IHO. Présage lugubre pour demain #Montpellier ? Les dernières informations à 20h sur le JT de #LaTéléCitoyenne
Flou. Le monde est flou. Le temps est flou. Douceur blanche et écho lointain des battements musicaux. Ou bien s'agit-il de battements de cœur ? Le nez inspire toujours, perturbé par les remugles fétides des derniers verres d'alcool. Les paupières sont chaudes et collantes. La bouche sèche et dégoutante. Dans la vapeur blanche des grands draps de son lit, Chance recommence cette cérémonie qu'elle connaît si bien. Elle doit se réveiller. Elle doit se lever. Elle doit reconnecter avec un monde quelle a oublié le temps d'une soirée magnifique. L'heure n'a pas d'importance. La température n'a pas d'importance. Elle souffre d'avoir sacrifié son lendemain aux folies d'une soirée parfaite.
Trou noir.
Le calme laiteux étouffait difficilement les clameurs du marché matinal établi, comme toujours, sur l'esplanade toute proche. L'hôtel Saint-Valentin, où Chance émergeait péniblement de sa nuit brumeuse, dressait sa façade blafarde sur la longue rue Foch. C'était un des axes principaux du centre historique de la ville de Montpellier, reliant la préfecture de région aux étendues vertes du parc du Peyroux. De cette position toute proche, elle pouvait presque différencier les nombreuses échoppes du marché vibrant. Les appels criards des commerçants établis dans le parc, étaient aussi reconnaissables que les chants des oiseaux de mai. Il y avait le baryton gras des bouchers. L'alto clair et fort des vendeurs de poissons. Les pâtissières dont le soprano mélodieux se laissait plus aisément porter par le vent. L'air frais du matin était possédé par la mélodie des cœurs humains, où le chant symphonique avait été échangé pour la réclame des produits traditionnels.
L'hôtel particulier avait été construit au XVII siècle et malgré sa restauration continue jusque dans les années 90, l'isolation sonore n'avait jamais été retouchée. C'était une caverne de pierre blanchâtre, creusé de 35 pièces et salles d'eau, le tout posé sur un parking et une grande cave glacée. Le bâtiment était vraiment grand. Trop grand. Quand sa mère lui avait tendu clés de la grande bâtisse, Chance avait eu envie de refuser. Cinq étages à peine meublés. Et surtout, cinq étages à habiter toute seule. Cela ressemblait beaucoup à un cadeau empoisonné.
C'était autrefois un arrêt prisé pour nombre de voyageurs aux occupations étranges et fascinantes. Des scheiks et des maharajahs avaient, pendant près de cent ans, fait de l'hôtel une des nombreuses étapes de leurs voyages européens. Elle se demandait parfois qu'elle genre d'assemblées mystérieuses avait put exister entre ses murs. Quelles libations joyeuses avait pris place dans les grandes suites désertes de ce qui était maintenant sa maison.
L'hôtel avait fermé à la mort de son propriétaire et gérant. Le petit homme qui était gras dedans et rond dehors, avait péris d'un infarctus du myocarde qu'il avait nourris d'années d'excès bien épanchés sur les restes des repas somptueux préparés dans les cuisines de son hôtel. Aucune famille ne lui avait été trouvée. Les papiers de vente avaient été expédiés par la ville et l'hôtel vidé de ses servants et cuisiniers pour faire place aux repreneurs éventuels. Il n'y avait jamais eu de repreneurs. Son père, qui avait séjourné à l'hôtel lors d'un ses voyages et qui avait été pris d'affection pour le bâtiment, avait choisis de reprendre l'édifice, à la condition catégorique de pouvoir réaliser les travaux qu'il jugerait bon d'y faire. La mairie accepta l'offre le jour même. M. Rayleigh avait décidé, sans concerter ni sa femme ni ses deux filles aînées, d'en faire la résidence de vacances familiales. Chance n'était alors qu'un gros bébé blond et geignard blotti dans les bras fort d'une de ses sœurs. Une fourmilière de travailleur avait été déployée et avait rénové le bâtiment, étage après étage. Ils avaient commencé par l'étage supérieur, et avaient poursuivi les travaux vers le bas. Le dernier étage habitait les chambres et les bains. Tout y était blanc. Les dalles de marbre venaient de Carrare. Les meubles de sycomore très clairs avaient été blanchis plus encore. C'était dans cette caverne immaculée que Chance s'était effondrée la nuit dernière. Où bien était-ce au petit matin ? Elle ne se rappelait plus très bien.
Chance écarta les paupières à nouveau. Elle les referma aussitôt. Tout autour d'elle faisait mal. Elle avait les yeux brûlant de la blancheur environnante. Tout ce qui l'entourait reflétait parfaitement la lumière provenant des grandes fenêtres où les rideaux cotonneux avait été laissé grand ouverts. Elle se souvenait bien de cette grande chambre blanche et de la saveur de l'air du matin montpelliérain. Cette chambre était le nid délicat sur lequel elle ouvrait ses grands yeux bleus chaque matin pendant les longues journées des étés méditerranéens... Aujourd'hui encore, elle y ouvrait les mêmes yeux, devenu gris de tant de blancheur. Avant, il y avait Albert et Salomé, les aides de maisons. Anges blancs et noirs qui lui amenaient son petit-déjeuner et ses vêtements, chaque matin. L'étoffe était toujours fraîche et douce. Les croissants étaient toujours chauds et fermes. Elle était seule maintenant. Les Rayleigh avaient quitté l'hôtel le jour de ses ving-et-un ans, les aides dans leurs bagages. On lui avait fait cadeau d'un édifice dépeuplé, et il n'y restait plus que des fantômes et de la solitude.
Elle rouvrit les yeux une fois encore et garda les pupilles péniblement fixées sur le plafond blanc. De grandes boucles dorées étaient étalées en éventail autour de sa tête. Elle tourna la tête à droite, puis à gauche, et laissa échapper un soupir mélancolique. Elle était bien seule au centre de ce grand lit blanc. Le constat était clair, la nuit s'était mal terminée. La grande cuisine de brique rouge au troisième étage serait son sauvetage, avec sa machine à café italien et son grand frigo allemand. La femme de ménage devait avoir fait les courses et y aurait sûrement laissé quelque chose de bon. Elle aimait bien l'imposante femme brune. Une présence chaude qu'elle ne croisait que rarement. Son silence serein était rassurant, il n'y avait jamais de jugement ou de ressentiment dans ses immenses yeux noirs. Ils étaient un peu hypnotiques, comme deux grands disques imperturbables qui reflétaient l'infinité humaine et la bonté calme.
Les IHOs avaient encore interrompu sa soirée. Encore. Encore et encore. Elle n'avait plus souvenir de la dernière fois que ses nuitées de débauches s'était bien déroulés. Depuis que ses parents l'avaient laissé, elle avait trouvé refuge dans les longues heures de luxure, nuit après nuit. Elle était bien trop seule maintenant. Le défilé de sculptures charnelles qui traversait sa couche ne la réchauffait pas assez. Elle n'était rien. Elle, la fille du plus gros exportateur de pomme de terre de ce côté de la Terre. Son père lui avait donné de l'argent, bien sûr, mais il ne s'était jamais vraiment inquiété de sa présence. Et depuis que l'on ne mangeait presque plus de féculent, l'exportation de pomme de terre était devenu difficile. La parmentière avait disparu des étals, laissant les experts de la patate dans l'abîme la plus terrible depuis leurs vieux déboires irlandais. Son père blâmait l'industrie du soja qui, elle, était en plein essor. Qui se passait donc de patates ? Saleté de végétariens ! Qu'ils laissent donc les purées tranquilles avec leurs laits de légumes ! Il s'était envolé pour New-York pour remettre en ordre son négoce, emportant avec lui sa femme, sa quatrième fille et son chat roux. Ils y étaient restés.
Chance était toujours plantée là. Plantée à Montpellier, sans les pommes de terre, mais avec une somme substantielle d'argent et un grand hôtel vide. Sa mère lui avait dit qu'elle l'aimait très fort. Elle ne s'était pas retourné une dernière fois en partant. Sa petite sœur de quinze ans avait promis de l'appeler régulièrement. Elle ne lui parlait que des garçons qu'elle rencontrait au lycée français de Manhattan, et de sa vie de glamour et d'amitiés.
Chance aurait bien organisé de grandes fêtes, mais elle n'en faisait rien. Une bâtisse pareille accueillerait aisément des réjouissances digne des rois de Byzance. Elle n'en serait que plus seule encore, elle le savait. Le passage du temps était plus doux en dehors de chez elle de toute façon. Quand la famille Rayleigh s'était enfuie pour chasser les opportunités des Amériques, Chance finissait son diplôme de commerce à l'école internationale de "Business and Management" de Montpellier. Du business, elle ne savait pas qu'en faire et elle ne manageait pas grand-chose. En fait, elle ne savait pas bien pourquoi elle faisait cette école. Elle n'avait certainement pas besoin d'argent.
La cérémonie de remises de diplôme avait était révélatrice. Mais la réception qui s'en était suivi avait était plus intéressante encore. Dans les classes de la grande école se trouvaient souvent les jeunes élèves les plus reconnaissables de France. Peut-être même de l'Europe entière. Il y avait des filles de chef d'entreprise et des rejetons d'actrices célèbres. Les fils oubliés par des grands noms de la chanson y côtoyaient les enfants illégitimes venus des ambassades de Chine ou du Brésil. Il s'agissait, en somme, d'une de ses écoles ruineuses, où l'on y oubliait les enfants encombrants en échange de la promesse d'en faire des citoyens convenables. Le contrat signé entre l'école et les parents d'élèves était un apocryphe tacite. Un simple mensonge où tous les partis y trouvait leur compte, à l'exception bien sûr, de la jeunesse oubliée.
Les soirées organisées par les élèves étaient synonymes de richesses et de pouvoir. On y buvait du champagne à la caisse dans des clubs de danse où l'exclusivité était la règle. Les disck jockeys et starlettes modérément célèbre venait vendre leur musique à une foule déréalisée à l'ecstasy et à la cocaïne. Ces réunions bacchanales était une revue distordue de la finesse des grands de ce monde. Un tableau fulminant de corps dansant, d'yeux flétris dans le scintillement des spots lumineux.
C'était dans une de ces soirées détonantes que Chance y avait trouvé son avenir. D'une soirée au éfluves étranges, elle était entrée dans la lumière et la gloire de la décadence. La liberté infinie avait un goût parfait. Tout le monde était intéressant et intéressé, sans les entraves décentes d'une humanité normale et simple. Elle aimait discuter de politique internationale avec ses gosses qui croyait la faire. Elle aimait le regard envieux des filles de marchands d'armes et les yeux lascifs des descendants de riches ploutocrates.
Chance était belle. Elle voulait, elle aussi, sa place dans les étoiles. Le monde était au pied de ces parents lointains. Ils étaient le "un pourcent". Ils étaient les riches, les célèbres et les puissants. Ils contrôlaient tout, et tout le monde. La foule subjuguée de l'humanité médiocre les suivait le nez tourné vers le ciel. S'imaginant un instant eux aussi à flotter aussi dans les espaces infinis. Elle avait choisi son camp. Elle ferait de ses gosses de riches son passeport vers cette vie exaltante qu'elle méritait. Elle, du bon côté de la clôture, mais sans ses parents oublieux.
C'était le moment choisi par les IHOs pour apparaître. Un jour, Chance finissait son école et préparait avec entrain son futur de conquêtes nocturnes. Le lendemain, le nom des IHOs était étalé sur tous les réseaux sociaux. Ils s'étaient choisis comme ennemis de son grand rêve. Et ils allaient se dresser sur son chemin à elle ; elle, qui n'avait jamais eu de difficulté pour rien. Pour qui tout avait toujours était si facile. Sa mère lui avait fait prendre le piano. À treize ans, elle jouait déjà mieux que son pauvre maître. Son père, possiblement inquiet de sa maigreur et de son teint pâle, lui avait fait prendre le karaté, et l'avait inscrit à un club de course. Avant seize ans, Chance avait sa ceinture noire. La même année, elle courrait un marathon plus fort et plus vite que ses aînés professionnels. On disait d'elle qu'elle parcourrait bientôt les quarante-deux kilomètres en moins de deux heures et demi. Elle parlait cinq langues, donc quatre qu'elle n'utilisait pas, et toutes sa scolarité était une suite sans fin d'éloges rougissants.
Malgré tout ce qu'elle savait faire, et malgré tout ce qu'elle pouvait faire, Chance n'avait jamais pu se décider de quoi que ce soit. Au collège, on lui demanda si elle voulait faire de la science. Elle répondit "peut-être". Au lycée, on lui dit que les études statistiques du commerce lui plairait beaucoup. Elle répondit "pourquoi pas". Dans sa prestigieuse école, on lui avait dit qu'elle devrait faire cinq années d'études complètes pour prendre place dans l'empire de tubercules familial. Elle dit, "si vous le dites". Tout le monde avait l'air si sûr de soi, toujours.
Ce n'était très certainement pas son cas. Elle n'avait jamais su quoi faire de sa vie. Jusqu'à la révélation. Et maintenant qu'elle voulait enfin quelque chose, on voulait le lui enlever. Qu'importait s'il y avait des millions de personnes qui voulait de cette vie insipide que vivaient les gens ordinaires, elle n'en voulait pas. Les IHOs, eux, l'appelaient de tous leur vœux. Elle ne comprenait pas. Que voulait-il à la fin, ces gens-là ? Qui voudrait d'une vie entière à travailler et mourir dans l'indifférence la plus totale ? Pourquoi venait-il ainsi sans prendre à son rêve ? Etais-ce une mauvaise blague de l'univers ?
Sa garde robe était fournie d'étoffes rares et de tuniques des plus fins stylistes parisiens. Elle y choisit une robe rouge sang au dos échancré, qui s'arrêtait au-dessus des genoux avec des froufrous éclatés comme des milliers de pétales de rose. Cet après-midi, Chance devait passer des auditions pour un film noir et sérieux dont elle ne se souvenait plus le nom. Peut-être serait-ce cette fois-ci qu'elle pourrait enfin monter sur la scène et révéler sa valeur au monde. Sa professeur de théâtre en était sûre. Elle avait été tout aussi sûre de la comédie triste et romantique du mois dernier. Ou du film d'horreur épique de l'année précédente. Tout ce dont Chance était sûre, c'était le nombre de zéro sur le chèque qu'elle signait à la grande dame élancée chaque mois. L'argent était utile, il lui permettait de réaliser beaucoup de choses. Être actrice, chanteuse ou modèle, n'étais qu'un des nombreux outils qu'elle avait décidé d'employer pour arriver à son but. Qu'importe la façon d'y arriver, seul le résultat importait.
À la sortie de l'ascenseur, elle jeta un œil amusé au grand hall doré de l'hôtel. Celui-ci avait était remodelé à grand frais à la mode coloniale. Mais la mode n'était plus très coloniale ces jours-ci. Cela donnait à la grande pièce un air tristement désuet qu'elle ne pouvait s'empêcher de trouver étrange et captivant. Comme le plateau de tournage d'un film oublié là, avec l'air poussireux et les chapeaux à plume. Un image figée des années cinquante. Elle tendit l'oreille, espérant presque entendre la voix d'un réceptionniste imaginaire traverser l'atmosphère immobile pour lui souhaiter une bonne journée, madame. Seul l'écho triste de ses talons hauts se faisait entendre.
Chance se demanda si elle devait encore une fois s'inquiéter de la grande journée de mobilisation IHO prévue pour l'après-midi. Elle se s'appaisa aussitôt en décidant qu'il y avait peu de chance qu'ils ne perturbent sa vie plus avant après la pagaille de la veille. Après tout, ce ne serait pas juste.
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