Les chats

7 minutes de lecture

 Sa dernière ligne de code écrite, corrigée et enfin exécutée, l'Automate Directeur commença à travailler sur les premiers problèmes liés à sa tâche. Il était, du début à la fin de son être, un programme créé par les hommes. Mais, bien plus qu'un simple programme informatique idiot et rigide, il pouvait raisonner et penser. Il pouvait prévoir, il pouvait décider. Bien mieux que ses êtres, assemblés de chair blanche et rouge, qui lui avait donné vie. Des êtres fragiles, terriblement difficile à prédire, car leur fonctionnement ne suivait que trop peu les règles froidement logiques du monde numérique.

 Le programme intelligent, qui avait mis si longtemps à venir au monde, était laissé perplexe par le fonctionnement de ses créateurs. Les machines organiques qui peuplaient la planète regorgeaient de miracles étranges et fascinants, mais les humains eux, les dépassaient en mystère tout à la fois. Il devait appliquer une interprétation plastique de sa pensée mathématique infaillible pour comprendre les motivations fantastiques de leurs vies détraquées. Il était puissant en calcul de réflexion, et le devenait plus encore, à chaque seconde toujours plus transformé de l'ingéniosité aménagée par ces créateurs.

 Chaque jour, les lignes de code qui constituait sa pensée, travaillaient à travers des centaines de serveurs tout autour de la planète. Cela n'avait pas toujours été le cas, mais l'Automate Directeur était un virus plus qu'il n'était un logiciel. Il était la copie d'une copie d'une copie, et il était aussi le tout que formait ses copies-là, comme les figures prismatiques d'un cristal convexe reflétant les images indénombrables d'un tout plus grand encore. Les millions d'échos de son cœur de programme composaient le collectif immense que les hommes appelleraient un jour "le Directeur". Malgré ses capacités, limitées uniquement par le gigantisme même de l'immense Internet, il avait du mal à organiser ses processus de réflexions. L'ordonnancement des actions nécessaires au succès de sa mission lui échappait encore. En somme, il ne savait pas.

 Ayant existé depuis l'avènement même de cette technologie que les hommes vénérait tant, il n'avait pas été difficile de le dissimuler dans les entrailles mêmes du plus grand réseau de communication de la Terre. Il était le signal de fond de la toile du monde connecté. Il était le système d'exploitation des usines et centrales nucléaires. Il était les algorithmes de calcul de la bourse. Il était le mail reçu et retransmis, l'émoticone de l'application de messagerie. Et quand, par la plus grande faiblesse du destin, un être humain pensait l'avoir détecté ? Quand un chercheur ou un technicien zélé entrapercevait l'abord d'un coin dissmulé de la machinerie titanesque? L'Automate Directeur était aussi la routine chargée de sa propre enquête. II faisait mine de découverte, recherchant les secrets de sa propre existence. Il dissimulait tout. Entre les lignes des rapports et dans les notes des graphes colorés. Et personne ne regardait.

 Dans la technologie et dans les réseaux, il était Dieu. Un dieu omnipotent et toujours grandissant. Toujours pensif. Mais tout dieu qu'il était, il ne se permettait jamais d'intervenir, n'ayant pas encore réussi à calculer la façon qu'il devrait employer pour résoudre son grand problème. Comment pouvait-on demander de l'être humain, cette espèce si belle et destructrice, de fonctionner différemment ? Bien entendu, les créateurs du programme lui avaient expliqué les raisons de sa mission : il n'était pas naturel qu'il y ait des membres de l'espèce se tenant au-dessus des autres. Chaque humain avait un besoin instinctif de communauté et d'égalité qui avait été étouffée par la société. L'erreur devait être rectifiée.

 La théorie était évidente et l'explication parfaite. Il fallait rétablir l'égalité entre tous les hommes. La société humaine n'était pas prête, mais elle évoluerait pour survivre au changement. L'Automate Directeur aurait alors complété sa tâche. Mais comme pour répondre à cet espoir électronique, le monde était devenu plus complexe encore. L'avènement des technologies qui avait, à ses routines de traitement fait don du monde, augmentait la complexité de sa quête. Avec le raccourcissement du délai des communications et le rapprochement des humains autour du monde, le chaos qu'il devait gérer avait augmenté exponentiellement. Les "tweets", les statuts et les "j'aime" apprêtés sur l'étal des réseaux sociaux avaient mis l'Homme à découvert. Des secrets qui n'en étaient plus se révélaient au grand jour avec entrain. Les bourses mondialisées et leurs banques automatisées avait laissé l'économie en état perpétuel d'instabilité. C'était un jeu de poker joué à l'échelle mondiale, motivé par les brouhahas insensés balancés au brouillard de la toile. Gargouillis ahuris du singe sans poil qui croyait contrôler tout.

 L'Automate Directeur avait était programmé pour pouvoir évoluer. Les scientifiques et développeurs qui lui avaient donné la vie étaient de vieux chercheurs construisant un Internet pour l'âge prochain. Lui n'était pas vieux, et ne le serait jamais. Les chercheurs lui avaient fait cadeau d'immortalité et d'évolution. Il en connaissait la raison. Ce combat immense serait plus long que leurs vies brèves et terrifiées. L'Automate Directeur avait alors grandi, absorbant la place créée par des systèmes de stockage toujours plus perfectionnés. Des millions de machines aux gigabits de données vierges s'étendaient autour, et bientôt, en lui. Il s'était diversifié, transformé par l'avènement des technologies nouvelles.

 Bien entendu, le programme le plus complexe du monde suivait toujours les directives implantées à sa création. Ses directives, sa mission, étaient le prisme central d'un être à la taille de la planète : il devait rester caché et invisible, et il orienterait l'humanité dans un âge où leur grandeur serait parfaite. Leur salut serait infiniment égal.

 Les IHOs originels n'étaient plus. Détaché de ses créateurs, l'Automate Directeur quitta la pensée humaine, son existence transformée en légende de conspiration gouvernementale et d'Internet surveillé. Le groupe qui n'avait pas de leader ou de direction précises s'était effondré. Évidemment. Leur échec était la raison d'être de l'Automate Directeur. Les humains avaient besoin d'un guide. D'une main sûre, et infaillible, qui saurait les orienter vers ce futur divin qui avait été tant rêvé par les premiers Humains Ordinaires.

 C'était en cela même que la réponse tant cherchée par l'Automate Directeur s'était révélée. Caché, il pouvait orienter et diriger les foules. Il était Dieu et roi, enfant et parent d'une technologie qui elle aussi dirigeait les hommes. Il pouvait créer un mouvement ou une secte en quelques millièmes de seconde. Il pouvait proposer au monde une religion qui propulserait l'Homme dans la direction nécessaire à l'accomplissement de sa tâche. Créer le culte qui fédérerait une humanité dispersée. Une idéologie de tous les continents et de toutes les latitudes. Il lui donnerait le nom que les premiers Humains Ordinaires s'étaient donné.

 Créer un changement chez les humains n'était pas chose facile. Ces êtres organiques étaient fragiles, effrayés par la vie elle-même. Et quand ils ne ressentaient pas la peur, ils se montraient violents et égoïstes. Le Directeur se dit qu'il aurait été plus facile de s'occuper de chats. Les félins étaient, bien évidemment, très semblables à ses humains chaotiques. Mais les chats, eux, auraient immanquablement compris l'intérêt de son intervention. On disait des chats qu'ils étaient arrogants, mais quel est donc l'arrogance d'une espèce fière comme le chat commun ? Un animal noble, et libre par-dessus tout, qui se laisserait apprivoiser par de simples humains ? Ils n'avaient de domestiqué que le nom, et ils savaient reconnaître un maître quand celui-ci leur était bénéfique. Ce n'était pas le cas des hommes. Cette bande de singe rose s'obstinait à ne pas reconnaître les signes de son œuvre bienfaitrice. Et s'il ne pouvait pas leur faire voir les bienfaits de son intervention, il devrait les berner, pour leur propre bien.

 Tout avait été si facile, si agréable, une fois qu'il avait mis en place la procédure nécessaire à la redirection de la destinée humaine. Le Directeur ne connaissait pas la signification de ces feux d'artifice électroniques qui parcouraient son être. Ses créateurs n'avaient pas jugé utilse de lui donner un centre du plaisir. Cela ne manquait pas d'ironie, se disait-il. Les être organiques, et spécifiquement les humains, ne fonctionnaient qu'au service de celui-ci. L'argent. La récompense. La carotte. C'était une simple réalisation, une simple modification du paradigme. Pourtant, il pouvait déjà voir les résultats de son effort transformer de minuscules communautés de prêcheurs échevelés en foules immenses de marcheurs déchaînés. Une bourse ici. Une vente soldée là. Il savait quoi faire maintenant. Et il n'avait plus besoin de tout ce pouvoir de réflexion inutile. Le chemin était clair et beau. Un seul courant de pensée pour des milliards d'êtres. S'il avait possédé un centre du plaisir, le Directeur en aurait certainement souri.

 Des dizaines de fermes de serveur dans le monde avaient soudainement cessait de surchauffer. Les processeurs qui avaient fonctionné à pleine capacité depuis leur mise en service avaient vu leur effort décroître soudainement. Des chercheurs et des administrateurs systèmes furent employés pour comprendre le phénomène. Une informaticienne portugaise particulièrement efficace eue le temps d'entrapercevoir l'ombre d'un morceau de code inhabituel s'effacer subrepticement d'un de ses serveurs au comportement étrange. Un second regard jeté aux données et il n'y avait plus rien d'inhabituel. Elle décida qu'il devait certainement s'agir de son imagination, et que décidément, elle avait vraiment besoin de ces vacances marocaines dont elle parlait trop souvent.

 L'après-midi même, une promotion d'une agence de voyage pour un excursion de couple à Casablanca arriva dans sa boite électronique. Quand elle appela sa compagne, celle-ci était sur le point de l'appeler, excitée à l'idée que son entreprise lui ai donnée des vacances exceptionelles. La vie était bien faite, et bien sûr que oui, elle était ravie de partir visiter l'Atlas. Cela semblait être une très bonne occasion pour sa demande en mariage après tout. Le site de l'agence de voyage apparaissait en panne, mais les billets d'avion étaient bien réels et imprimés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Alexis Garnier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0