Maison (titre provisoire) - Partie 2
Xavier resta figé quelques instants, comme si son corps hésitait à investir l’espace. Le lit trop propre, le fauteuil accueillant, le silence feutré, la vue qui s’étirait au loin. Tout semblait calme, prêt à l’accueillir. Trop calme, peut-être. Rien que le souffle discret du vent, et l’impression que le monde, ici, prenait son temps.
Il aurait dû pouvoir respirer. Sentir ses épaules se relâcher. Laisser tomber quelque chose. Mais au fond rien ne changeait. Juste le décor.
Depuis ce jour-là, il avançait dans la boue. Une gadoue faite de remors, de culpabilité et d'incompréhension, épaisse, collante, invisible. Une matière visqueuse, douloureuse, qui freinait chaque élan, engluait chaque pensée, ralentissait jusqu’à ses muscles. Elle s’accrochait à lui comme une seconde peau, sournoise, indélébile. Même ici, loin de tout, loin d’eux… elle était toujours là, infiltrée sous la peau, incrustée jusque dans sa respiration. Et chaque pas l’aspirait un peu plus.
Isolé dans ce coin de la campagne française, loin de tout et de tous, loin du vacarme des portes d'acier et du tumulte médiatique, il aurait pu pleurer, enfin… Mais même ça, la gadoue l'interdisait.
Il soupira et s’assit, las, dans le fauteuil. Un instant de répit, c’était pourtant tout ce qu’il demandait. Il ferma les yeux. Juste un instant.
Puis son téléphone vibra dans sa poche. Un vieux modèle, glissé là le matin même par son frère, avec un forfait basique, sans internet.
Un appel. Simon.
Xavier hésita, puis décrocha.
— Ça va ? demanda la voix familière.
Il resta silencieux un moment, avant de souffler :
— Je suis bien arrivé.
— Parfait. Je suis avec les parents. On pense à toi. On t’appelle demain ? Repose-toi d’abord.
— Ok. Merci, Simon.
Un silence. Puis Simon ajouta, plus doucement :
— Maman me dit de te dire qu’elle t’aime, tu sais.
Xavier ne répondit pas.
[Proposition d'ajout suite aux suggestions ]
Il raccrocha sans un mot, et resta là, le téléphone encore dans la main. Tout était si calme autour de lui. Trop calme, peut-être. Alors il se leva sans vraiment y penser, fit quelques pas dans la chambre. Son corps flottait dans ce décor trop doux, trop propre.
Il portait encore, sur sa peau, dans ses vêtements, une odeur tenace, comme un reste acre qui envahissait tout. Il passa machinalement la main à son poignet : une discrète auréole violacée y persistait, fine comme une étreinte trop serrée.
Presque sans y réfléchir, il se dirigea vers la salle de bain.
Une chaleur douce, paisible, y régnait. Il n’y prêta pas attention. Ses yeux glissèrent sur les détails : des serviettes roulées avec soin, posées sur une étagère de chêne clair, un gobelet neuf retourné sur le bord de la vasque… et il lui fallut un instant pour comprendre que tout cela était pour lui. Pas par hasard, pas parce qu’on avait oublié de ranger, mais parce que quelqu’un, ici, avait pensé à ce dont il aurait besoin.
Il resta immobile. Il y avait là une forme de sollicitude qu’il n’avait pas prévue. Quelque chose dans la lumière douce, dans l’ordre tranquille de ces objets, disait : tu peux rester. Tu peux te poser.
Et justement, il n’était pas sûr de le vouloir.
Il resta immobile un moment, incapable de bouger. Il n’aurait su dire si ce confort l’écrasait ou le laissait indifférent, s’il s’y sentait illégitime ou simplement étranger. Il observait les objets comme s’ils avaient été préparés pour quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’on aurait attendu avec une bienveillance qui ne lui était plus familière. Et pourtant, c’était pour lui.
Alors, sans qu’il le décide vraiment, des images remontèrent.
Il repensa à la première fois qu’il avait franchi la porte des douches, là-bas. Pas les fois d’après, mécaniques, résignées, mais la toute première. Celle où il n’avait pas encore compris ce qui lui arrivait, où son corps flottait encore dans une forme d’irréalité.
Il se revit face à ce bloc noir qu’on leur donnait pour savon. La grande pièce aux murs grisâtres, humides, moisis à la base, barbouillés d’un semblant de peinture qui s’effritait par plaques entières, et les minuscules carreaux du sol, formant une mosaïque trop régulière, dont il lui semblait connaître par cœur toutes les nuances. Il revit ces longueurs de tuyaux qui couraient le long du plafond, parsemées de pommeaux en forme d’entonnoirs, qui lui rappelaient la pomme d’arrosoir métallique de son oncle Jean.
Il se souvint de la première fois où il avait dû entrer là-bas, nu, sans aucun vêtement ni intimité. De ce dégoût, plus fort que la honte, qui lui avait brûlé la peau avant même que l’eau ne coule. Peut-être était-ce à ce moment-là qu’il avait vraiment compris le caractère irréversible de tout ceci. Jusqu’alors, il avait avancé comme sous anesthésie..
Ce n’était pas l’entrée dans la cellule, ni la froideur du fourgon, ni même les auditions.
Non, c’était là, nu devant cette douche, qu’il avait ressenti l’irrémédiable. Il avait pris conscience, pour la première fois, qu’il se trouvait emprisonné dans une histoire dont il ne comprenait plus ni les règles ni la logique, dans un pays dont il ne comprenait pas la langue, un monde de stupéfaction et d’incompréhension. Alors que lui, il aurait simplement voulu être auprès d’elle. Sans savoir qu’il n’y avait déjà plus vraiment de "elle". Sans savoir qu’elle était déjà un peu partie.
Par sa faute.
Xavier rouvrit les yeux. Dans ce décor où tout ici respirait la bienveillance, il se sentait comme un invité de trop, un fantôme qu’on aurait installé dans un lieu encore vivant. Cette salle de bain disait : tu es chez toi. Mais il ne savait pas s’il en avait envie. Il ne savait pas s’il en était digne. Parce que, où qu’il soit, il n’y aurait plus de "elle".
Et que même ici, même dehors, au fond, rien n’avait vraiment changé.
Il posa le téléphone sur une tablette de bois blond, puis ôta sa veste, lentement, comme s’il ne savait plus très bien comment on faisait. Le miroir lui renvoya une image qu’il reconnut à peine. Pas tant à cause des années, ni même de la fatigue, mais à cause de ce que le regard portait maintenant. Autrefois, il savait s’y tenir, devant une glace. C’était même devenu un jeu : trouver l’expression, le regard, l’intensité juste. Il avait appris à composer.
Aujourd’hui, il ne savait plus.
Il déposa sa veste sur une chaise à côté, se pencha vers le robinet et ouvrit l’eau tiède. Comme s’il cherchait à effacer une trace invisible, il se lava longuement : les mains, les poignets, jusqu’aux coudes. Puis il se déshabilla entièrement, et glissa sous la douche bouillante. Se laver, encore.
Et soudain, un souvenir doux, plus lointain, celui-ci.
Un parfum de pin, un éclair de lumière à travers une fenêtre, un savon oublié dans un bol émaillé. C’était il y a longtemps. Il était enfant, ou presque. Il ne savait plus très bien. La salle de bain de sa grand-mère, un matin d’été, ou peut-être un dimanche. L’odeur des serviettes séchées au soleil. La voix douce d’une femme que l’on aimait simplement, sans questions.
La sûreté de se savoir aimé sans condition...
C’était venu sans prévenir. Une boule en creux, à l’arrière de la gorge. Un poids dans la poitrine. Il ferma les yeux et se recroquevilla sous l’eau qui ruisselait sur son corps.
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