Les Voix Silencieuses

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Kalmê à Nüaya

Ceci est pour toi, ma sœur. Bien que les chances que tu me lises soient minces. Puisse un marchand porté par un bon vent traverser les vastitudes pour délivrer un châle à une femme… Comme si. Il aura plus tôt fait de le voler, d’emporter mes bons vœux vers un voyage inconnu. À moins alors qu’un de nos frères ne s’aventure à me rendre visite, je porterai mes mots sur mon dos. Je les garderai pour et sur moi. Ils me réchaufferont dans la fraîcheur du soir, au rebours de mes traîtres souvenirs et pensées. ·.·

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Nüaya à Kalmê

Ma sœur, j’aimerais tant voir la surprise dans tes yeux si par miracle ce voile parvient jusqu’à tes mains ! Le gentil voyageur auquel tu as confié tes précieuses nouvelles a tenu parole. Le bel ouvrage a suffi à me combler, mais Sodaid n’a jeté qu’un œil aux jolis motifs avant de me saisir les poignets et me fixer gravement comme tu lui connais l’air. Elle m’a fait jurer silence envers ceux de l’autre sexe en échange de l’accès à un monde immense.

Depuis, elle m’apprend à lire les symboles dans le fil. Je brode encore maladroitement les sons, ne cesse de défaire et refaire mes points, toutefois je les comprends maintenant assez fluidement. J’ai d’abord trébuché sur les déviances des mots tissés, mais leurs irrévérences me semblent désormais si naturelles que je dois me garder de les dire devant les hommes. « L’autre sexe », ai-je dit plus avant, tu as bien lu ! Omis sont « haut », « meilleur » ou « grand » ! Plus de « méprisable moi », « méprisables sœurs » ou « méprisable mère » ! Plus d’« honoré père », « honoré mari » ou « honoré frère » ! Aucun des louanges et injures obligés à celles qui craignent de perdre la langue ou la vie. Est-ce à des coutures que ressemble la liberté ? ·.·

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Sodaid à Tŝüçü

Fille de ma mieux-aimée, mon âme saigne en ce jour de te savoir emmenée si loin. Mes espoirs de t’avoir auprès de moi sont cruellement piétinés. La déesse de l’amour n’a que faire des femmes. Je la crois un homme déguisé, qui rôde les sables en caquetant chaque fois qu’elle caresse le cœur de méchants mortels afin qu’ils emportent les jeunes filles loin de celles qui n’aiment pas que leur corps.

Sache qu’au moment où je brode ce voile, il est humide de larmes. ·.·

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Nüaya à Kalmê

Tu me manques tant et tant. Le jour où cet affreux voyageur puant t’a déclaré son affection et emportée fut le pire de ma vie. Le second est aujourd’hui, puisque mon tour est arrivé. ·.·

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Sodaid à elle-même

Mon mari laissa de nouveau briller son ignorance : « Pourquoi perds-tu ton temps à broder ces motifs laids et irréguliers ? », jugea-t-il importun de dire ce matin. L’idiot. Si seulement notre fils avait hérité de la vivacité maternelle, mais il montra de nombreuses fois tenir de son père.

Il se blessa une fois à réfléchir trop fort. Plût-il aux dieux que je plaisantasse !

Et il fallut que je lui confortasse l’égo, en le flattant à renfort de ces terribles « grand homme », en m’abaissant au moyen de ces pires encore « misérable femme que je suis » afin d’échapper à la seule et douloureuse solution qui vient à leurs esprits restreints.

Comment pourrions-nous endurer sans le fil ? Comment donc nos mères tinrent-elles sans cette magie rebelle ?

À ce sujet, qu’il se sache que j’ai réalisé un autre pouvoir de la langue brodée : elle nous permet de critiquer même les dieux sans répercussion. Il semble que nul autre que les femmes ne puisse lire.

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Kalmê à Nüaya

MA SŒUR, TU ES AIMÉE

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Sodaid à Posakêta

À Posakêta qui ne me connaît pas, à propos de son fils.

Sache, jeune mère, tes craintes fondées et partagées.

Avant même que mes enfants ne quittassent mon giron, aucun d’eux n’a jamais été le mien propre. Si nos fils n’étaient qu’à nous, ils deviendraient des pères et maris doux. Mais les méchants les façonnent en méchants. Nous mères avons beau lutter avec force baisers et caresses, pourquoi suivraient-ils un modèle que tous méprisent ? Ainsi marchent-ils sur les pas de leurs ignobles pères. ·.·

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Nüaya à Yamaŝarr

Mère, si tu vis toujours, sache que j’ai enfanté une fille. J’espère ainsi te réjouir, mais je pense que la nouvelle t’attriste comme elle m’attriste. Cette pauvre fleur de mon ventre naît à peine que la voilà promise à un monde de douleur.

J’ai cru mourir. Son petit corps paraissait si gros, et le mien si frêle et fin. Il semblait hurler n’être pas du tout conçu pour accoucher. Mais si les dieux l’ont permis, je suppose qu’il l’est…

Je ne retiens plus mes eaux : me voici devenue une femme adulte. C’est plus qu’agaçant. J’aurais préféré rester enfante.

Mon mari est très mécontent du sexe de notre nourrissonne. Il dit que j’ai dû mal agir pendant la maternité pour échouer à lui donner un fils. C’est ainsi que sa tribu pense. Je lui ai répété ce que les hommes disent toujours : « Les femmes ne sont qu’une marmite ». Toute défaillance de l’enfant, dès lors, incombe au père. Mon dos ensanglanté me rappelle que je ne dois plus me risquer à l’impertinence.

Je t’aime et tu me manques. ·.· ≡

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Yamaŝarr à Nüaya

Ma fille, j’ai enseveli une prière murmurée pour toi et pour ta nourrissonne, puisse-t-elle éviter le pire de nos destins. J’ai mouillé le sable avec des larmes de frayeur. Puissent les dieux apprécier ce présent.

J’ai également appris auprès d’une dénommée Agadi, fille de Meljakê, qu’il existe des femmes adultes encore capable de retenir leurs eaux. Tu connais ma lenteur et ne seras pas surprise de ce que j’échouai à comprendre aussitôt. « Comment sont-elles alors adultes ? » pensai-je. Tu atteindras la conclusion avant moi : l’âge de procréer ne provoque pas l’incontinence. Il se peut même que l’on materne sans perdre cette faculté, m’a-t-elle appris, car des femmes n’ayant jamais enfanté ainsi que d’autres dix fois mères ont échappé au fléau féminin.

Tu as déjà réalisé, n’est-ce pas ? Ma petite à l’esprit vif. Permets-moi de l’énoncer pour la postérité : l’incontinence est un coup porté aux petites filles forcées de faire des choses de femmes que leur corps n’était pas prêt à endurer.

Nos premiers sangs ne devraient pas appeler à notre première maternité. Mais essaie seulement de demander aux maris de patienter… ·.·

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Nüaya à Sodaid

Mes remerciements ne suffiront jamais à exprimer tout ce que tes enseignements m’ont apporté.

Ce me semble toujours purement magique que les femmes puissent tout tout tout dire dans le fil. Bien plus que dans l’air où traînent les oreilles masculines. Y songer seulement me galvanise autant qu’il m’étourdit. M’émerveille autant que me peine. C’est la nécessité de cette parole cachée qui m’attriste, son confinement au tissu, notre immense ignorance au sujet de nos premières scribes. Je m’ébahis que quelques bribes de connaissances nous soient parvenues sur des femmes emmenées depuis longtemps rejoindre les Ascendantes (Vois ! J’adopte les us de mes consœurs ! « Ancêtres » disparaissez ! Vous qui jamais n’avez œuvré pour nous. L’heure est aux Ancestresses.)

Je peine toujours à croire aux libertés que mes adorées sœurs ont prises. On dirait une guerre secrète où nos ripostes consistent à énoncer nos lignées par la mère (Quelle effronterie ! Quelle justesse !) au lieu de brûler et violer.

Il semble indécent de tant dire, savoir et posséder. J’ai été élevée pour être oubliée, comme chacune de mes prédécesseuses. Mais nous pouvons rester dans les mémoires. Un tissu bien préservé peut garder nos noms plus longtemps que les hommes ne se souviennent de leurs aïeux. ·.·

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Sodaid à Nüaya

Mon amie, notre accès au passé domine sans égal au sein de notre espèce. Mais il reste imparfait. Des consœurs des tribus du levant m’apprirent que malgré les châles hérités de prédécesseuses ayant depuis longtemps rejoint les Mères (les « Ascendantes » ou « Ancestresses », comme les appellent les jeunes femmes), leur contenu se dérobe aux tentatives de lecture.

La première parole brodée paraît à la fois complexe et limitée dans ses messages, en ce qu’autrice et destinataire devaient s’accorder en amont sur le sens précis de tel ou tel motif. À l’instar, j’imagine, de nos us actuels avec des formules telles que « Tu me manques », « Je t’aime », « tu » et « je ».

J’ose nourrir l’espoir qu’un jour nos efforts percent le sens de ces anciennes coutures, mais l’oisiveté du sexe asservi est trop rare et fugace pour que cela se fasse sous peu, et moins encore que j’y assiste.

C’est Vidne de la tribu Kalang, me dirent-elles, fille de Byaŝigi, mère de Hapavarnwa, 83 cycles de cela, qui eut l’idée de représenter nos sons eux-mêmes, qu’importe leur sens. Dès lors, nous étions libres d’inventer des missives à la volée et à loisir.

Garde ceci à l’esprit et partage-le à des femmes de confiance. Notre histoire secrète doit traverser les siècles. ·.·

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Nüaya à Kalmê

As-tu entendu au sujet de notre mère ? Elle a rejoint les Ancestresses. Elle me manque terriblement depuis que l’affreux m’a arrachée à elle, aussi j’étais surprise de découvrir que ma peine pouvait encore s’accroître.

Sodaid, qui m’a appris la nouvelle, me dit d’être forte. Même quand nous sommes détruites, nos mots restent pour que nos sœurs continuent notre combat.

Quand je pleure (Ne m’en veux pas de gaspiller mon eau : je l’offre aux Ascendantes et à notre admirable mère), je me convaincs que le ciel pleut à travers moi. Je suis un nuage. Mes larmes passeront comme la pluie rare, et je passerai comme un nuage rare.

Nüiril me réconforte infiniment. Comme toi, elle est très attentionnée en plus d’apprendre à une vitesse remarquable. Je l’ai appelée brillante, et elle a dit « Je sais » ! Loué soit son cœur. ·.·

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Kalmê à Basaheng

Les nouvelles épouses de Tŝakillar nommées, je crois, Oksaltin et Vemalêng viennent d’arriver. La poussière du long voyage salissait leurs beaux tatouages et vêtements, et leurs visages épuisés et assoiffés n’avaient plus de place pour la peur. Elles sont si jeunes et frêles. J’ai l’impression que leurs petits corps vont casser chaque chaque fois qu’elles sursautent sous les ordres aboyés de Tŝakillar. Est-ce à cela que je ressemblais, quand j’étais la nouvelle arrivée ?

J’ai essayé de sympathiser, mais la chance m’évite : elles sont toujours envoyées sur une tâche ou une autre. Une fois finie, elles s’écroulent d’emblée en courte torpeur avant de retourner à leur labeur.

Nous n’avons parlé que deux fois, mais elles ignorent notre langue et moi la leur.

J’espère leur apprendre bien tôt nos mots et, si elles s’avèrent dignes de confiance, trouver le temps de leur enseigner le fil. En quel autre instrument trouveraient-elles répit et évasion ? ·.·

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Nüaya à quiconque la lit

J’ai initié ma fille à la langue du fil et je chéris déjà tant ce souvenir que je veux qu’il traverse les générations à venir. Le voici, aussi clair que possible. Qu’il soit dit qu’en ce jour l’adorable Nüiril a caressé le châle avec un regard nouveau et m’a demandé, stupéfaite, si le tissu me « parlait ». « Pas le tissu », ai-je dit : « Les voix qui me parviennent sont celles des brodeuses disparues depuis longtemps ».

Elle s’est décidée ici et là : les Ancêtres parlent à sa mère ! Je me suis retenue de la corriger quand j’ai réalisé la justesse de ses mots, si par « Ancêtres » l’on entend, comme il se doit, les Ascendantes aussi.

J’ai vu les échos imaginés de vies passées danser dans ses yeux. L’idée que les Ancestresses parlent aux vivants comme si elles n’avaient jamais péri l’étourdissait.

Son esprit gourmand m’a posé de nombreuses questions, toutes concernant les dires du fil. J’ai répondu simplement, dit qu’ils parlent de choses passées. Elle a sauté et trépigné, incapable de plus rester assise. « Ce sont les meilleures choses ! » a dit mon enfante chérie. « Les choses du présent, je les connais parfaitement. Mais les choses du passé… celles-là sont très mystérieuses. »

Alors je lui ai lu mes châles, et nous avons ensemble brodé messages et histoires.

Je ne l’avais jamais vue si heureuse. Il m’a semblé être transportée vers l’antan pour me regarder enfante lors d’un jour similaire. ·.·

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Sodaid à Tŝüçü

Amie, mon fils revint avec de mauvaises nouvelles de la tribu avoisinant la tienne : Nüiril, la fille de Nüaya si tu t’en souviens, perdit ses premiers sangs. Elle tenta de les cacher, mais son mari les trouva. Il s’empressa sitôt de lui faire des enfants. Elle avait les yeux vides et les cuisses bleuies. Mon idiot de mari dit : « Tant mieux pour celle qui réclamait sa famille sans arrêt. Sous peu, elle aura la sienne propre. »

Je prie pour qu’elle y survive. J’avais espéré que son époux mourût avant qu’elle ne devînt femme… quoiqu’il ne doive plus lui rester beaucoup de jours à vivre. Espérons que les Ancêtres l’emportent bientôt et que la déesse mène un meilleur homme à la désirer (ce sera chose aisée). ·.·

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Kalmê à Nüaya

En chacun des jours où je brûle de mourir, je me répète l’adage de notre grande-mère : « Demain nous évadera de l’hui ».

Demain s’est pourtant montré piteuse aide jusqu’ici, différant peu de ce jour et ostensiblement déterminé à rivaliser avec les tourments d’hier.

Je ne sais comment t’aider. J’aimerais te cajoler et t’enlacer, mais ce voile devra suffire à la place. Je te prie de l’enrouler à tes épaules et de le serrer fort. Souviens-toi que pour toujours ·.·

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Sodaid à Nüaya

Ko’iyü et Ĝimavü rejoignirent il y a peu notre tribu et mènent une vie heureuse, car le mari de l’une est trop riche en épouses pour jamais lui imposer sa présence, et l’autre aime sa femme comme son propre enfant. Il serait mentir de ne pas me prétendre jalouse, mais leur chance me réjouit. Puisse-t-il exister de nombreux hommes semblables ! ·.·

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Nüaya à Kalmê

Ma sœur, même après des années de broderie, je ne peux m’empêcher de glousser lorsque je m’affranchis des honorifiques masculins. Tant d’irrespect. Et pourtant si juste. Rends-toi compte : je médis sur mon bon à rien de mari juste à côté de lui ! Sans qu’il n’en sache rien ! Plus de « méprisable moi » quand je parle par l’aiguille. Je ne suis que moi ! Je puis même être « admirable moi » ! Oh, ma sœur, s’il ne s’agit pas de magie, quoi d’autre ? ·.·

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Sodaid à Tŝüçü

J’écris en ta faveur comme en la mienne aux fins de pallier l’obscurcissement de ma mémoire.

Je fis un rêve de bonheur lors de mon dernier sommeil. L’éveil m’a attristée. Son souvenir s'est déjà estompé, ne laissant que le sentiment aigu que tout était différent. Peut-être concernait-il les bêtes et monstres, mais c'est si confus. Seules ses émotions me restent. S'il avait du sens, comme les songes en ont rarement, il se peut qu'il naquît d'une pensée lancinante que j’avais enfante : les bêtes prédatrices ne tuent pas par choix. Nos pères et maris, toutefois, n’ont nul besoin de nous infliger leur violence. La faim de nous bleuir ne les fera pas mourir. Pourquoi, dès lors, agissent-ils comme si leur souffle en dépendait ?

Ayant connu des pères, des maris et des fils devenus pères à leur tour, j’ai une réponse pour l’enfante que j’étais : les hommes craignent n’être pas hommes. On peut rire de leur absurdité, mais les peurs ignorent la raison. Ils savent, au fond de leur âme, combien nous endurons, combien nous souffrons par leur faute. Ils se doivent de nous maintenir dans l’abîme, autrement qui la comblera pour permettre aux hommes de la traverser ?

Puisse cette vie n’être qu’un mauvais rêve. ·.·

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Nüaya à Kalmê

Ma sœur, n’es-tu pas éreintée de te plier aux règles ? Les plus petites choses me fatiguent. Solliciter les Ancêtres en est une. En le fil seul puis-je me montrer sincère et adresser mes prières à leurs vraies destinatrices. Comment des hommes, si anciens soient-ils, sont-ils supposés m’assister sur des sujets tels que les sangs féminins ? La grossesse ? L’enfantement ? L’incontinence ? La violence maritale ? Les petites filles arrachées aux bras maternels ? N’importe laquelle de ces myriades faisant de nous le sexe qui accueille volontiers la mort.

Milgi m’a rendue songeuse. Sa question, qui ne m’avait honnêtement jamais traversée, me paraît désormais incontournable : se peut-il que les Ancestresses aient été les égales des Ancêtres ? Maris et pères l’ont-ils effacé de la mémoire tribale ? Comment le saurions-nous ?

Traite-moi de filoute ou de tricheuse s’il te chante, mais si personne ne se montre en mesure de démontrer l’un ou l’autre, je décide que ce doit être vrai. ·.·

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Sodaid à Posakêta

Les toutes jeunes parleuses du fil ont étendu nos libertés : elles se sont mises à bavarder discourtoitement devant les hommes. Elles évitent le châtiment en ceignant leurs discours d’allusions. Qaja m’a appris à dire « pierre de sel » quand je parle des hommes et « gazouillis » quand je parle de violence pour la similitude de leurs formes brodées. Quel génie !

Pour éviter d’éveiller la suspicion quant à ces bavardages insensés, elles chantent leurs messages, improvisent des berceuses en apparence absurdes. J’entendis même des hommes fredonner des reproches à leur propre encontre !

Puisse cette idée vous inspirer et émanciper. ·.·

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Kalmê à Nüaya

Quand nous étions enfantes, te souviens-tu que nous nous étions moquées, comme tous les autres, de la petite Bêlana pour s’être enlaidie ? Sa sœur aînée venait d’être enlevée en noces quand elle a commencé à s’entailler le visage. Elle savait quoi faire pour éviter d’être ravie à son tour. Mais nous étions sottes et induites en erreur. Nous avons dit de si horribles choses. Nos oncles et frères lui ont fait de si horribles choses. Notre tribu entière s’est retournée contre elle. Nous-mêmes nous en sommes prises à elle. Et lorsque mon tour est venu d’être volée, tu savais ne surtout pas t’enlaidir sous peine d’en mourir comme elle. Tu avais appris qu’il n’existait aucune échappatoire. Que comme moi, un homme t’enlèverait pour abuser de tes reins. Que comme elle, nos mourrons toutes avec un cri enfermé dans nos larmes.

Te souviens-tu du jour où les Aïeux m’ont dit que l’affreux s’était épris de moi ? Que je devais traverser le désert avec lui pour réchauffer sa couche en mal de tendresse ? « Telle est la volonté de la déesse de l’amour. » Personne ne m’a demandé ni ne se souciait de mon avis. Il avait déjà deux femmes. Son frère m’a déclaré sa flamme à mon arrivée, de sorte que j’avais dès lors deux maîtres. Mon mari l’a récemment tué dans une colère jalouse. Tout le long, les gens répétaient « C’est la volonté de la déesse de l’amour. »

As-tu déjà considéré l’injustice de la déesse ? Bien sûr que oui, que dis-je. Quelle sorte d’imposture est-ce là ? Ces frasques divines ressemblent à des excuses bien trop commodes pour user des femmes et faire porter le blâme à une autre.

Même si l’on accepte ces prémisses douteux, c’est insensé : la déesse frappe femmes et hommes de son mal obsessif, mais seul celui des hommes est considéré. Si primordial qu’il convient d’arracher sa bien-aimée à tous ceux qu’elle connaît, assez primordial pour prévaloir sur l’union maritale.

Souviens-toi d’Oksaltin et Vamalêng, les étrangères qu’ont épousé les amis de mon mari : j’ai appris d’elles que peu de tribus hors des nôtres approuvent d’emmener la femme d’un autre dans sa couche. Elles condamnent même de suivre aveuglément ses ardeurs, qu’importe qu’elles viennent des cieux, surtout si elles interfèrent avec la propriété d’un autre.

Parallèlement, l’œuvre de la déesse sur les femmes est tue, sans autre effet que de nous saigner le cœur. Accepte-t-elle vraiment qu’on ignore ainsi la moitié de ses actes ? Qu’un sexe lui cède, tandis qu’on force l’autre à lui désobéir ? Ou se peut-il que les hommes l’aient elle-même domptée ; une femme de plus dans leurs ret ? Peut-être n’est-elle que fiction pour nous réprimer plus encore. Les mortelles sont impuissantes face aux volontés divines : quelle meilleure excuse pour outrager leurs corps convoités en toute impunité ? ·.·

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Sodaid à elle-même

Tŝüçü, je ne suis point encore si sénile que je fusse parvenue à m’aveugler sur ton sort suite au silence que rencontrent mes missives. J’ai connu trop de femmes suppliciées par les dieux et les hommes pour aviver mes espoirs. Où que flâne ton âme, j’espère ton cœur content et léger.

Cette vieille femme-ci a assisté à trop de peines pour regarder dans les yeux le dieu du vide, pardonne-moi donc de faire semblant.

Tŝüçü, ces années damnées m’ont volé des morceaux d’esprit. Je crains qu’il n’en reste bientôt plus rien. La folie me guette si je continue à me parler à moi-même. Avant que ma mémoire ne s’envole plus encore, voici ce dont je dois me souvenir :

J’aime plus Agiangki que ma propre âme.

J’aime sa fille comme la mienne, et j’eusse aimé que mon fils la rencontre, s’éprît d’elle et me la ramenât. Il n’est pas le meilleur des maris, mais loin du pire. Il se peut même qu’il m’eût écouté quand je lui eusse demandé de se montrer doux avec toi. Hélas, la vie est la vie et les rêves sont des rêves.

Peut-être mon esprit défaillant saura-t-il un jour me persuader de ses fantaisies. ·.·

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Kalmê à Nüaya

Les femmes des tribus du levant viennent de m’en apprendre davantage sur notre histoire secrète. Puisse ce savoir se répandre de toutes parts :

Tu connais le nom de Vidne de la tribu Kalang, fille de Byaŝigi, mère de Hapavarnwa, dont j’écris le nom pour la postérité, elle qui a engendré la langue du fil telle que nous en usons. Adadi a entendu de sa grande-tante que l’arrière-grande-mère de ladite grande-tante, soit la grande-mère de Vidne dont le nom est perdu, a la première brodé un message dans le tissu pour sa fille emportée au loin. Ce message te sera familier. Elle lui a dit qu’elle lui ferait parvenir un voile sur lequel elle aurait cousu trois points, et que cela signifierait « Je t’aime ».

Là a commencé notre liberté, ·.·

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