Hélas, mon téléphone n'est qu'un os

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Titre : Sous la crasse chante l’os

Thème : Hélas, c’est là qu’est l’os, aussi le tableau.

Contraintes : personnage principal féminin, 1948 mots minimum, 3 néologismes.

SOUS LA CRASSE CHANTE L’OS

[Les espaces ne respirent pas le vide.              Le sacrent. À chaque absence     le je plonge dans le néant aux absides chuchotis.]

CLOÂTRE

(n.m.) Lieu enclos, lieu du feu, lieu du repli.

À la fois refuge et frontière, le cloâtre est ce lieu qui ne se visite qu’avec les yeux fermés. Certains y naissent sans le savoir, d’autres y entrent pour fuir, d’autres encore y déposent ce qu’ils n’osent plus affronter.

 D’abord l’image simple d’une limite, d’un seuil, d’entre deux mondes une clôture dressée, mais si l’on daigne la poésie infuser, si l’on mire avec le revers du rêve et de la pensée, la barrière s’offre bien plus qu’une rudimentaire matière. Elle se mue en un symbole, un miroir soumis à notre condition d’êtres pensants, désirants, séparés.

 Un trait tiré entre le connu et le reste, aussi le bord du champ, la lisière de la forêt, ou la ligne qui sépare le jour de la nuit, elle garde le mystère à distance ; paradoxe ; créer l’au-delà, le désigner, le nommer.

 Frontière entre l’enfant et l’adulte, entre le rêve et le réveil, entre le silence et le cri, la barrière griffe le gouffre qu’il faudrait souffrir pour être autre, pour être plus, et dans ce souffle, c’est là qu’elle apparaît la plus poignante. Intérieure. Car alors n’est plus corps, rien que mémoire, n’est plus bois ni pierre, mais déboire, tant elle sépare l’élan de l’acte, l’amour du geste, le cri du son. Elle, qui nous force à détourner le regard quand il désire s’attarder ou trembler la main quand elle brûle de caresse.

 Pourtant.

 Pourtant, elle n’est pas l’ennemie.

 Elle nous garde du feu, protège l’intime, retient l’orage, et puis osons, sans rien craindre du trop, elle tape le battement entre deux silences, la pause entre deux phases, le seuil entre deux vies.

 Elle nous fait humains.

 Non pas parce qu’elle nous empêche, mais parce qu’elle nous révèle la volonté de passer.

OSMELIÈRE

(n.f.) Désigne celle qui recueille, trie, et plante les osselets dans la terre.

On dit qu’elle reconnaît un rire à la courbe d’un os, et une peine au silence qu’il dégage.

L’osmelière ne possède pas de nom : elle est passage.

 Tout bruisse bas, ici à raz-d’eau, le monde aspire, aussi soupire. La tiédeur amignonne l’air. Saturé d’humus, de songes et d’oubli. Couve au vent, et cernée d’ondes opaques, une île dont le rivage même ignore ses contours. On ne la rejoint pas. On y glisse. Peut-être, un jour, sans le vouloir, sans le savoir. Les embarcations y chavirent sans bruit, les rameurs s’y versent debout, assoupis du miroitement des joncs et bercés de l’esquille des flots.

 De ce chumulte jaillissent des arbres sans dessus dessous dont les branches tordues peuvent devenir racines et les racines ventrues devenir branches.

 Entre les brumes et sous les sons, au service des souvenirs et corps d’échanson, l’osmelière s’agenouille.

 À fleur de boue.

 Elle ne parle pas ; nul besoin, rien que ces mains.

 Des bouts calleux effleure, plonge en terre d’une tendresse ferme. Elle écarte les strates d’hier à l’instar du commun en soulève de paupière. Et cherche. Sous la surface. Des os de taille, des fragments, qu’importe tant qu’ils vestigent l’avarie du temps à la douceur de la glaise. Ils sont semences enlisées à végétaliser.

 À l’ombre d’une arche épaisse du feuillage des âges, l’osmelière a creusé sa darse – à s’en jeter un linge impassible par-dessus la fièvre de ses lombes. Où s’y lourde une eau sourde s’écoulant d’une source lente ; elle y dépose les blancs. Certains coulent. En pétales d’ivoire les courageux flottent. L’osmelière caresse la surface du miroir et serpente entre les os si laids qu’elle seule puisse à jamais les pleurer. Ses doigts s’accrochent à eux. Fermes. De la pulpe, réveille la mémoire qui s’y harponne. Les douleurs parfois, refusent de se dissoudre. Lors ensorcelante – j’ose encore le croire – elle chante bas, siffle aussi ; et cela suffit. Elle ne lave pas la boue.

 Elle lave le temps.

 Les frôle un à un, ses doigts chancellent sur leurs formes, chantellent leur vertige muet. Je m’approche.

 L’un, interminable comme une veille, comme l’attente d’une promesse perdue dans les brumes des limbes, comme l’espoir de lumière dans une nuit sans fin. Sa surface est rugueuse, marquée des traces de la vie passée, affligée d’un filigrane d’épreuves et de souffrances. Un os lancinant ses lents silences. Puissant, il me conjure. Aussi, je me censure.

 L’osmelière n’attend pas. Réconforte un plus fragile, quoique fuyard des attentions, agile à l’esquive des larmes. Une bataille de tendres égards, si éclatée qu’en creux et prou, apparaît en son sein l’ampleur gracile du pleur d’un cœur brisé. Il tremble. Un souvenir qui refuse de s’effondrer. J’essaie de le supporter. De l’assumer. Mes phalanges ridicules en sus pendent aux souvenirs taciturnes de ce missel qui s’oublie.

 J’échoue, j’assume et l’osmelière s’enfuit vers un dissemblable trop lisse, trop parfait, coupable plaide-t-il, l’entends-je pourtant à éternelle demeure. Et pour temps comme allié, fou !, il défie son passage et prône erreur. Il se débat. Trop propre dans sa perfection, dans sa précieuse remembrance qu’elle pourrait effacer pour ne plus endurer.

 Or, l’osmelière ignore, marche nus pieds incessamment à l’intérieur des sillons et penchée comme on lit l’idéographie. Le sol assertit d’où il est chaud, d’où le vent passe. Certains os exigent ; clairière, pénombre ; racines ou trou d’eau. Elle attend. Ou bien oublie.

 Compose ainsi le jardin des mémoires de demain, et lasse je reste là, sans espoir d’y soucher. Le terreautage respire alors contre mes ripatons, la boue cramponne mes talons. Je n’appartiens ni à l’île, ni aux histoires qu’elle greffe, aux os, ni au geste de les cueillir.

 Je ne suis qu’une réduplication qui faille à trouver sa source, tant que j’en mélange les règles des mots. Je vacille d’avoir voulu porter ce qui n’était pas mien. Sans décider vraiment, comme tout l’avant, je me déverse à l’eau. Elle ne m’appelle pas. Elle m’attend.

 Je sais que je ne puis devenir osmelière.

 Je sais aussi que je ne peux repartir.

 Il ne me reste que cela : fondre ce que je suis, et laisser le monde choisir.

 Je me glisse dans l’eau, à pas rompus, à souffle perdu.

FLODAISON

(n.f.) Acte de se fondre aux eaux avec l’intention de cesser.

La flodaison n’est ni noyade ni disparition. Elle est offrande. C’est le moment précis où un corps, las de peser, choisit de se dissoudre dans la mémoire fluide du monde.

 Le corps s’en fond, se laisse choir. La boue bât le bassin, colmate les coudes. Les pieds piquent, s’emmêlent aux racines des algues, se perdent. L’eau s’étouffe autour de la chair. S’élargit. Engloutit.

 Les côtes craquent sous la pression, une à une, les fissures s’effondrent en râles de poitrine alors que les bras s’alanguissent, les doigts dérivent dans l’obscur, griffent le vide, perdent la surface, mais n’atteignent rien sinon le phantasme de leur propre impuissance, et la gorge hurle, le hurlement s’enroule sur lui-même, reste sous la peau, se mêle à l’eau, au silence, au poids, car plus elle lutte plus l’eau se referme, se resserre, la repousse, la mord, la nie, et chaque tressaillement, chaque battement de jambe, chaque tentation de brasse devient coulée, devient chaîne, devient naufrage, dès l’abord la peau trop fine cède, palpite, s’ouvre au froid, à l’abordage, au sabordage de l’air, ce souvenir, ce mirage, ce manque qui s’éteint à mesure qu’il aspire à rien, le rien se referme, et la douleur sancit lente, sourde, implacable, darde sans feu l’asphyxie rassis, presque douce si elle ne fulminait pas si fort dans sa tête, car ce n’est plus l’eau qu’elle affronte, mais l’idée qu’il n’y aura pas de retour, qu’il est trop tard, que plus rien ne la réclame, qu’elle n’a plus de place, ni ici ni ailleurs, d’ailleurs la lavure immense s’ajuste, s’adapte, s’enroule autour de la gorge, l’étreint, les contours craquent encore, la bouffée s’efface, le cœur vacille, l’instant se rétracte, le monde décide sans elle – peut-être la garde, peut-être la rend – mais moi, moi, moi.

 Je n’ai pas su mourir assez fort.

FRACTELLE

(n.f.) Fêlure infime, souvent invisible, parfois oubliée, mais jamais tout à fait refermée.

La fractelle ne rompt pas – elle dessine. Elle creuse dans la chair ou dans l’âme une ligne si fine qu’elle devient passage.

L’osmelière les sent sous la peau, et c’est là que l’on peut y lire ce qui fut.

 J’erre au gré de ma chance, lente, trop pleine d’eau pour songer à la fuite, trop vide pour crier. Le rivage ne s’annonce pas ; au mieux advient, à peine plus palpable que le limon, plus ferme que moi. Les brumes collent aux paupières, filent mes cheveux. Je n’ai plus de carne, que de la suée. La rosée d’une nouvelle oraison. M’a recrachée sans m’absoudre, la flodaison. Ma. Ma flodaison.

 Je tremble sans fièvre. Je ne cherche pas. Ne sais plus ce que cela signifie. J’avance chancelante et j’y parviens, m’éloigne de ce que je ne suis plus.

 Là-bas, elle est. Agenouillée. Toujours. Les épaules en apnée, plongées, patientes. L’osmelière ne m’attend pas. Elle ne lève pas les yeux. Elle perpétue.

 De plus tard je m’approche, à pas noyés, sans fond d’ombrage, mais pour ne pas troubler. Je ne dis rien. Je ne demande rien.

 – Peut-être un peu de chaleur –

 Viendra.

 Viendra pas.

 – Peut-être –

 J’envieillis à ses côtés. M’imprégne. Et c’est elle, infiniment, sans me mire encore, qui glisse ses doigts sur ma compose comme on éprouve le grain d’une toile ancienne. Elle accueille mon épaule, mon flanc, la boue, la peau, l’hui et l’indolence mêlés. Puis descend aux côtes, frôle les arêtes, les creux.

 Sur la grève, elle s’y arrête.

 Ses doigts ne bougent plus. Son souffle non plus. Il n’y a plus que son front qui penche, que ses lèvres closes, et le fil minuscule d’une lacrymale qui dévale sa joue. Une larme crie, mal en point tant les éons ont asséché l’arme des cœurs néanmoins, l’osmelière a pêché mes fractelles. Fines quérimonies d’un soupir trop longtemps retenu. Invisibles à la mire. Muettes au cri.

 Et dans son silence, dans cette larme qui dévale à l’amont de toute parole, j’ois peut-être – peut-être – que je ne suis pas dissolue. En joie lors, imitatrice je tais, mais tends main maladroite. Elle flotte suspendue, maintes fois j’ai espéré m’essayer à la caresse des traces, tenter d’entendre sous la crasse chanter les os.

SÉMOIRE

(n.f.) Passation dans l’effacement, graine dans le sillage. Geste ultime, empreinte discrète ou regard offert au moment de la disparition, qui germe en l’autre sans bruit.

La sémoire n’est ni appel ni héritage – elle pousse en silence dans le sol de celle qui demeure.

 Les mousses n’irisent plus. L’envers s’estompe, se salit, grisonne d’une mémoire trop longtemps désossée. Les pierres suintent moins. Autrefois ruisselantes, les rigoles ravalent une eau croupie, frêle miroir aux reflets décomposés.

 On entend plus souvent le silence que les bruissements. Le sol a cessé de s’ouvrir, la terre elle-même semble repue, fermée, et lasse. Là où l’osmelière éprouvait jadis des nœuds d’ivoire vivants, pulsatiles, il n’y a plus que du sable. Aucun osselet n’a jailli depuis,                      .

 Les arbres perdent tension. Ils s’affalent, écoutent une plainte trop basse pour en discerner le compte des ans. Les cernes ne seront plus. Tandis que leurs feuilles s’effilochent en bordure, déchiquetées par rien, rongées de l’intérieur, l’écorce, par endroits, se creuse.

 Il ne danse plus dans les corrid'ombres, l’air. Il se tient là, lourd des âges et saturé des às-dire.

 Et l’osmelière – le cloâtre – se défait sans heurt – s’effondre –

 Fléchit.

 Elle existe, parfois. Or ses gestes ne sensent plus. Elle cueille moins, trie moins, plante en peine. Ses mains moites des closeaux stagnent propres trop longtemps. Elle s’efface ; par elle le lieu s’éteint. Est-ce l’inverse ‽

 Devrais-je lors acter en dépit de narrer. Muter, être, m’éloigner tout en étant. Fondre, puisque tel a été toujours mon désir. Et des ires de ces lettres faciles qui me rongent, partir en quête des sémoires disséminées ici et partout.

 [Le cloâtre s’effiloche.]

 [L’osmelière ]

] ] ] ] ] ] ] ] ] flotte au raz de ses gestes. Elle meurt des heurts, intangible dans sa posture du tri sans rien entre les doigts. Ses mains leurrent pâles, veinées du sang froid ; quelque chose s’en était déjà allé en même temps que la narractrice approche(a) – ce je de jadis – ne sait pas ce qu’elle espère. Ses pas dévorent la distance de celle assise au bord du marais, les genoux repliés contre la poitrine. Le vent passe, maigre. La lumière vacille sur la vase. S’agenouille au côté.

 [Ruine]

 Reprend le geste laissé des éons durant en suspens. Explore du tout petit bout des phalanges les creux entre deux os. La tension sous les veines ; pas de sursaut ; de réponse ; les cabosses des tendons épuisés. Elle appuie, fuit, attend, revient. Un tissage l’an. Elle cherche sans dire, sans le savoir – l’un sens, puis l’autre.

 [Soudain] surgit hors de la nuit, la cavale ténue si profonde qu’elle aurait pu se noyer à côté. Un frisson sous la pulpe. Une fractelle, ancienne, ramifiée, momifiée, opaque d’une mémoire qui ne lui appartient pas.

 La narractrice ignore. Ressent seulement que l’osmelière lui lègue cette palpitation affolente, cet abat d’âge fragile. Adoncques elle pleure. Stupeur. Douleur – une pluie calme, mais des questions qui se reposent les ocelles closes.

 [Rien n’a bougé] et pourtant mortuaire absence de la figure des rêves au réveil. Dissoute dans la brume d’un os dans la paume.

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