Là où repose le fruit amer, les os témoignent

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Il avait eu un ouragan, là-bas, sur l'océan lointain, près des terres américaines ; un endroit du monde ou Alma n'avait jamais mis les pieds. Pourtant, à la lecture du journal, c'était la veille au soir, une sorte de familiarité l'avait saisie. Ce drame agita ses pensées après le diner. Puis au coucher. La nuit ; pesante nuit. À son lever. Lors de la prière du matin et du petit déjeuner silencieux. Et maintenant, alors qu'elle était au jardin, à biner, gratter, creuser, les bribes de l'article lu par la voix atone de la récitante envahissait son esprit, dévastait sa tranquillité. Des échos familiers et des fragrances d'une noirceur insondable pointillaient son être d'une odeur de pluie sale et la tordait d'une rage sourde qu'elle tentait d'ignorer, en vain ; la briseurâmes, après des années de silence, était au travail.
Puis, elle s'interrompit. Alma tressaillit. Leva les yeux sur... Mère Agathe ? ; depuis combien de temps était-elle là ?

— Je savais que je vous trouverais ici.

— Où faudrait-il que je sois ?

— Tout va bien ?

— Oui, Ma Mère, mentit-elle

La supérieure, sans insister, présenta la personne qui l'accompagnait.

— Voici Marguerite, Nous avons fait sa connaissance lors de son arrivée hier.

La sœur s'en rappela vaguement. Agathe ajouta :

— Elle est très heureuse à l'idée de vous aider.

— M'aider ?

— Oui, pour le jardin et autres cultures, vous y avez beaucoup d'ouvrage.

Alma observa mieux l'aspirante. Une jeunette au visage rond, rose et souriant, au regard débordant de joie et d'une foi toute neuve et Alma l'envia. Un sentiment peu charitable qu'elle tenta d'évincer. L'amertume, devant cette exaltation, demeurait ; la briseurâmes chuchotait alors qu'Agathe concluait :

— Je suis sûr que vous allez très bien vous entendre. Je vous la confie, sachez lui transmettre votre goût du travail, ceci pour la plus grande gloire de Notre Seigneur.

Sur ses mots, la supérieure les laissa en tête-à-tête. Alma eut tout loisir d'examiner et de convenir que Marguerite, comme elle, avait la robustesse des campagnes en héritage. C'est pourquoi, elle lui désigna le cabanon et lui dit d'aller chercher des outils. Avec diligence, Marguerite obéit et bientôt fut à ses côtés à bêcher, arracher les mauvaises herbes, aérer le sol. De l'ouvrage efficace sans une plainte, sans se départir de sa ferveur ; elle chantait les louanges du Seigneur. Alma s'adoucissait quelque peu et se surprenait à se joindre aux psalmodies. Une réelle synergie s'installait entre elles : elles s'apprivoisaient. Les assonances méphitiques de briseurâmes s'estompaient.

Au fil des jours, l'harmonie se confirma. Un regain d'une foi d'ordinaire vacillante envahissait Alma dès qu'elles travaillaient de compagnie. L'ainée donnait ses directives et la cadette effectuait les tâches qui lui incombait sans regimber et Alma, qui avait le langage familier de sa terre et jurait souvent en chapelet, se faisait parfois reprendre par Marguerite qui lui conseillait ensuite en riant de faire pénitence. De ce fait, le travail dans le jardin se termina vite, si bien qu'un matin, Alma proposa à l'aspirante que si elle voulait bien, elles pouvaient se rendre au champ pour ramasser les pommes de terre.

— Où se trouve-t-il ?

— Juste après les mille arbres.

— Mille arbres ?

— On appelle le verger comme ça.

Alma envoya la jeunette récupérer les outils et la brouette, et elles se mirent en marche.

Un parfum lourd de fruits mûrs les accueillît. Marguerite, qui n'avait pas encore vu cet endroit du cloitre, s'étonna qu'ils ne soient pas encore ramassés et sa coreligionnaire lui expliqua que ce travail, c'étaient des journaliers qui le faisaient et que cette année, vu la pénurie d'ouvriers la récolte avait pris beaucoup du retard.

— Je suis surprise que ce ne soit pas à la charge de la communauté, rétorqua la novice

— C'est des accords qui datent de plusieurs années, j'en connais pas les détails et le verger est vaste, On n'est pas assez nombreuses.

Elle s'effraya à l'idée que des hommes entre dans l'enceinte du couvent, et Alma affirma qu'elles ne les verraient pas, que seule Mère Agathe avait affaire à eux et qu'ils rentraient par une autre porte. Ainsi les deux femmes passèrent du verger au champ, ce qui permit à Alma de conclure :

— Assez parlé.

Courageuses, elles entamèrent l'arrachage des tubercules. La cloche du déjeuner marqua l'unique pause de leur journée. Afin de ne pas perdre de temps, elles récitèrent les grâces sur place et partagèrent un repas froid, puis reprirent l'ouvrage sans se départirent de leur enthousiasme. Cela les emmena aux ombres du soir qui s'étiraient. Un vent chaud et lourd se levait et des nuées couvraient les feux du couchant. Elles s'empressèrent vers le couvent ou les vêpres s'annonçaient ; elles y arrivèrent juste à temps.

Ainsi prièrent-elles, les mains encore sombres de terre et le corps las. Les litanies d'Alma furent ferventes, sa ferveur renaissante refoulait la briseurâmes. Le diner passa. La nuit débuta. Le sommeil l'emporta lourdement. Hors des murs le ciel s'encoléra et l'autrefois faucha la dormeuse...

La robe d'organdi rose dont elle était si fière tournait dans le vent du soir, et elle riait, dansait pieds nus sur la plage devant le bien-aimé. Et, elle n'avait pas vu le regard de fauve dont il la couvait, et elle n'avait pas vu approcher ses griffes acérées prêtes à la dépecer. Aveugle sous l'orage grondant qui agitait les vagues océanes. Ignorante du cœur noir délétère du vil ogresseur ; elle se laissa saisir, il lui soufflait menteries et respirait un air qu'il lui déniait ; aspirait son âme, déchirait la robe d'organdi, qui de rosé se piqueta de rubis. Les lambeaux du voile se dispersèrent autour d'elle et la stupeur la figea, alors qu'il brisait son être et déversait sa violente avidité. Rugissement de triomphe et pour elle, une éclosion d'ire-douleur ; elle s'ouvrit au désespoir et à la briseurâmes qui la dispersa puis la lia...

Le réveil fut un supplice ; hurla-t-elle ?

Les brumes du cauchemar s'estompaient et l'impression d'être broyée s'accentuait ; la briseurâmes lui chuchotait sa présence obsédante, la noyait d'eau ténébreuse, de relents nauséabonds, ne lui laissait même pas le réconfort de la prière ; Dieu n'aidera pas une pécheresse !, murmurait-elle impitoyable.

ASSEZ !

Elle se tu, mais resta là, en embuscade. Alma se leva, tituba vers le mur où s'accrochait ; attendait le cilice ; ultime pénitence ? Elle s'en saisit ; les heures à venir allait être longues...

Une aube terne éclaira à peine le lit étroit et vide d'Alma qui s'écroisait nue, sur le sol, face contre terre. Poisseuse. Hébété. L'esprit lourd de fatigue, elle restait là, sans bouger, déchirée de souffrances. Les murs vibraient ; les dernières mâtines résonnaient ; elle frissonna, redressa la tête, constata la pointe du jour qui traversait l'unique fenêtre grillagée de sa cellule ; alors, elle se leva, se défit du cilice, s'habilla, et sortit.

Le changement d'humeur d'Alma n'échappa guère à Marguerite lors de l'office du matin, puis du petit déjeuner. Comme le silence restait de mise, elle ne lui posa aucune question et à la sortie du réfectoire, elle n'en eue pas le loisir.

— Devancez-moi au champ, je vous rejoindrai plus tard, lui avait-elle ordonné d'un ton sec, avant de s'éloigner en direction de la chapelle principale, et la novice se rappela ; l'abbé venait ce jour-là pour confesser les moniales. Elle céda à son ainé...

Marguerite travaillait avec diligence. Le dos courbé au milieu du champ, elle progressait sous une chaleur de fin d'été. Une fine sueur noyait son front, voilait son regard. Devant ses pas, les plans de tubercules, s'affadissait de touffeur et de lignes infinies ; que de travail encore. Elle était dure à l'ouvrage, mais poursuivre seule lui parut à cet instant insurmontable, ainsi s'avança-t-elle au bord de la culture pour s'asseoir. Aucun chant religieux apaisant ne lui venait à l'esprit, juste une sourde inquiétude à l'endroit d'Alma ; que lui était-il arrivé entre hier et aujourd'hui ? Cette question tenaillait sa quiétude naturelle ; c'était trop pour elle d'ordinaire d'humeur aérienne ; elle se remit debout, saisit la pioche pour fuir ses craintes et s'étourdir de travail.

Alma, à genoux dans la chapelle, tentait de se recueillir. Ce n'était certes pas son corps meurtri par le cilice, qui l'en empêchait, mais les souvenirs d'un passé qu'elle pensait avoir oublié ; l'ouragan – ou le rêve – n'avait été qu'un point de départ à des réminiscences qui outrageaient son fragile équilibre. Les événements traumatisants s'imposaient ; la briseurâmes les jetaient sans pitié sur les sentes de son esprit et plus elle essayait de les éviter, plus elle vacillait. Elle eut envie d'hurler, elle quitta le prie-Dieu et la chapelle, alors que le passé défilait dans sa tête...

L'ogresseur la nomma Jézabel, et fut absout, et elle, bannie, envoyée en des lieux où elle dû se soumettre à une vie austère afin de racheter ses péchés, ainsi se plia-t-elle à la règle du couvent sans résister car elle y trouva du réconfort. Puis, une fois de plus, tout bascula ; son giron, réceptacle de son péché, se gonfla en un seul jet. Effrayée, seule en sa chambre exiguë, alors qu'en son cœur l'outrage la tordait, elle se perdit. Dehors, c'était la nuit et les intempéries ; la pluie se faisait diluvienne, le vent se muait en tornade, et les éclairs illuminaient le ciel ; elle entendait tout ceci, et son corps bougeait en vagues de disgrâces, tentait de chasser cette tumeur improbable ou plutôt impromptue et elle se mordait les lèvres pour ne pas glapir l'animalité d'une extraction honnie ; elle ne pouvait gémir, de peur d'être entendue et ostracisée une fois de plus. Le temps s'étirait à l'infini, devenait silencieuse clameur. Puis une aurore jaune s'infiltra par la lucarne de la cellule et le fruit impie fut expulsé. Au passage, il arracha ses entrailles, cloua son ventre infâme, la souilla de sa présence, cria. Alors, bien que pantelante, elle posa ses mains sur lui, si frêle et serra ; elle devait le faire taire, ne pas laisser passer un filet d'air. Et, le mauvais fruit fit silence...

... poursuivit par la Briseurâmes qui ainsi l'accablait, Alma prit en courant la direction du champ.

La brouette était pleine. Marguerite la poussait sur le court chemin qui menait au verger ; elle n'en ferait pas plus. La charge l'appesantissant d'une lassitude plus grande encore, elle trébucha, versa, éparpilla autour d'elle les tubercules. Sa consternation ne dura qu'un instant, avant qu'elle ne redresse la vinaigrette, puis glane la collecte épandue qui s'était disséminée jusqu'au talus d'herbe jaune jouxtant le champ. Marguerite y récupéra quelques pommes de terre avant d'apercevoir une petite croix de bois délavé et pourri par le temps et les intempéries. Intriguée, elle s'approcha, regarda mieux, recula d'un pas ; de sous la croix plantée de guingois, un os se déracinait du sol...

Elle n'osait comprendre ce que ses yeux lui racontaient, elle se baissa, d'autres minuscules racines blanchâtres apparaissait à fleur de terre.

— Qu'avez-vous fait ?

Cette voix résonna derrière elle, accusatrice, et Marguerite, effrayée, se retourna, recula ; Alma se rapprocha, et la poussa loin d'elle, puis se mit à genoux et redressa le crucifix. Marguerite osa dire :

— Sœur Alma, il faut prévenir qui de droit.

— Il n'y a personne à prévenir, c'est le péché qui repose à cet endroit. Pourquoi l'avez-vous réveillé ?

— Mais…

— Taisez-vous !

Marguerite se raidit, elle voyait les mains noueuses recouvrir les os. Alors, elle se détourna et s'éloigna d'un pas vif en lançant ;

— Pardonnez à ma conscience de parler pour moi, je m'en vais chercher Mère Agathe.

Alma se figea, ferma les yeux ; elle écoutait la briseurâmes qui murmurait, soufflait, noyait son cœur d'aveugle rage ; voit la trahison qui, une fois encore, tel un fouet, t'enrage. Vivement, elle se redressa, se saisit de la pioche posée dans la brouette, couru, rattrapa la traitresse dans le verger ; l'outil volta ; la novice explosa en larmes de sang, l'éclaboussa. Dès lors, les mille arbres ne remuèrent plus ; les fruits immobiles mêlèrent leurs parfums trop mûrs à une autre senteur plus ferreuse. Pas de vent, pas de pépiements d'oiseaux, ni de grésillements d'insectes ; l'houleuse hébétude ôtait au temps toute respiration ; il s'étouffait ; s'écroulait.

Alma lâcha l'outil meurtrier, se laissa tomber au pied d'un prunier doré. Secouer par ce crime qui tachait ses mains, elle les regarda si cruelorées, maigres ; elle ne voyait pourtant que celles d'autrefois serrant le cou d'un nouveau-né. Elle secoua la tête ;

l'ogresseur qui rugit, le rosérubis de l'organdi, le mauvais fruit qui renfle le ventre d'un coup et qui sort et qui meurt et elle sous l'orage qui les bras encombrés, titube jusqu'après les mille arbres et qui creuse la terre boueuse de ses doigts gourds et qui pose pour que repose sous les herbes sèches la faute de Jézabel...

Pourquoi l'os est-il sorti de terre ; sorti de terre ? ; de terre... Elle éclata en sanglots au diapason d'un vent soudain et de grondements d'orage. Une eau tiède se déversa sur elle et l'inertie de Marguerite. Inopinée, la cloche de l'abbatiale convoqua aux prières et à la confession. Alma soubresauta puis son visage s'endurcît.

Que fais-tu donc ici à te prélasser ? ; allez, relève-toi pécheresse !

La briseurâmes triomphante. Alma l'accepta, leva la tête, se dilua d'eau céleste, se lava de ses fautes. Un sourire. Un mouvement digne qui lissa ses jupes trempées, purifiées du sang qui les entachaient et qui partaient en rigoles sinueuses sur la sente étroite menant au fruit amer et aux os épars. L'abbatiale insista ; elle aussi :

— Jeune sœur, vous dormirez plus tard.

Elle l'attrapa par les pieds, la tira, la traina, l'emmena avec elle et en souffles court et pénibles, toutes deux s'extirpèrent du millier d'arbres en pleurs.

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