Là où repose le fruit amer, les os témoignent
Il avait eu un ouragan, là-bas, sur l'océan lointain, près des terres américaines ; un endroit du monde où Alma n'avait jamais mis les pieds. Pourtant, à la lecture du journal, la veille au soir, une sorte de familiarité l'avait saisie et agité ses pensées après le diner. Puis au coucher. La nuit ; pesante nuit. À son lever. Lors de la prière du matin et du petit déjeuner silencieux. Et maintenant, alors qu'elle était au jardin, à biner, gratter, creuser, des échos familiers et des fragrances d'une noirceur insondable pointillaient son être d'une odeur de pluie sale et la tordait d'une rage sourde qu'elle tentait d'ignorer, en vain ; la briseurâmes, après des années de silence, était au travail. Puis, elle s'interrompit, tressaillit, leva les yeux sur... Mère Agathe ? ; depuis combien de temps était-elle là ? Et , à présent elle lui demandait si tout allait bien. Elle l'assura. La supérieure, sans insister, présenta la personne qui l'accompagnait ; une jeunette au visage rond, rose et souriant. Son regard débordait de joie et d'une foi toute neuve. Alma l'observait avec une envie que la "briseurâmes" ne manqua pas d'attiser, alors qu'Agathe lui révélait l'entoushiasme de la novice à l'aider dans le jardin, car bien sur Alma avait beaucoup d'ouvrage. La conclusion arriva :
— Je suis sûr que vous allez très bien vous entendre. Je vous la confie, sachez lui transmettre votre goût du travail, ceci pour la plus grande gloire de Notre Seigneur.
Sur ces mots, la supérieure les laissa en tête-à-tête. Alma eut tout loisir d'examiner et de convenir que Marguerite, comme elle, avait la robustesse des campagnes en héritage. Elle lui désigna le cabanon et lui dit d'aller chercher des outils. Avec diligence, Marguerite obéit et bientôt fut à ses côtés à bêcher, arracher les mauvaises herbes, aérer le sol. De l'ouvrage efficace sans une plainte, sans se départir de sa ferveur ; elle chantait les louanges du Seigneur. Alma s'adoucissait quelque peu et se surprenait à se joindre aux psalmodies. Elles s'apprivoisaient. Les assonances méphitiques de briseurâmes s'estompaient.
Au fil des jours, l'harmonie se confirma. Un regain d'une foi d'ordinaire vacillante envahissait Alma dès qu'elles travaillaient de compagnie. L'ainée donnait ses directives et la cadette effectuait les tâches qui lui incombaient sans regimber et Alma, qui avait le langage familier de sa terre et jurait parfois en chapelet, se faisait reprendre par Marguerite qui lui conseillait ensuite en riant de faire pénitence.
C'est pourquoi le travail dans le jardin se termina vite, si bien qu'un matin, Alma proposa à l'aspirante que si elle voulait bien, elles pouvaient se rendre au champ pour ramasser les pommes de terre, qu'il se trouvait juste après les milles arbres. Marguerite répéta : milles arbres ? Et Alma de dire que le verger s'appelait ainsi. Coupant court à d'autres questions, elle l'envoya récupérer l'outillage...
Un parfum lourd de fruits mûrs les accueillît. Marguerite, qui n'avait pas encore vu cet endroit du cloitre, s'étonna qu'ils ne soient pas encore ramassés et sa coreligionnaire lui expliqua que ce travail, c'étaient des journaliers qui le faisaient et que cette année, vu la pénurie d'ouvriers la récolte avait pris du retard. La novice s'effraya à l'idée que des hommes pénétrent dans l'enceinte du couvent. Alma affirma qu'elles ne les verraient pas, que seule Mère Agathe avait affaire à eux et qu'ils se présentaient toujours par une autre porte. Les deux femmes passèrent du verger au champ, ce qui permit à Alma de conclure :
— Assez parlé.
Courageuses, elles entamèrent l'arrachage des tubercules. La cloche du déjeuner marqua l'unique pause de leur journée. Afin de ne pas perdre de temps, elles récitèrent les grâces et partagèrent un repas froid sur place, puis reprirent l'ouvrage sans se départir de leur enthousiasme. Cela les emmena aux ombres du soir qui s'étiraient. Un vent chaud et lourd se levait et des nuées couvraient les feux du couchant. Elles s'empressèrent vers le couvent ou les vêpres s'annonçaient, y arrivèrent juste à temps.
Ainsi prièrent-elles, les mains encore sombres de terre et le corps las. Les litanies d'Alma furent ferventes, sa ferveur renaissante refoulait la briseurâmes. Le diner passa. La nuit débuta. Le sommeil l'emporta lourdement. Hors des murs le ciel s'encolérait et l'autrefois faucha la dormeuse...
La robe d'organdi rose dont elle était si fière tournait dans le vent du soir, et elle riait, dansait pieds nus sur la plage devant le bien-aimé. Et, elle n'avait pas vu le regard de fauve dont il la couvait, et elle n'avait pas vu approcher ses griffes acérées prêtes à la dépecer. Aveugle sous l'orage grondant qui agitait les vagues océanes. Ignorante du cœur noir délétère du vil ogresseur ; elle se laissa saisir, il lui soufflait menteries et respirait un air qu'il lui déniait ; aspirait son âme, déchirait la robe d'organdi, qui de rosé se piqueta de rubis. Les lambeaux du voile se dispersèrent autour d'elle et la stupeur la figea, alors qu'il brisait son être et déversait sa violente avidité. Rugissement de triomphe et pour elle, une éclosion d'ire-douleur ; elle s'ouvrit au désespoir et à la briseurâmes qui la dispersa puis la lia...
Le réveil fut un supplice ; hurla-t-elle ?
Les brumes du cauchemar s'estompaient et l'impression d'être broyée s'accentuait ; la briseurâmes lui chuchotait sa présence obsédante, la noyait d'eau ténébreuse, de relents nauséabonds, ne lui laissait même pas le réconfort de la prière ; Dieu n'aidera pas une pécheresse !, murmurait-elle impitoyable.
ASSEZ !
Elle se tu, mais resta là, en embuscade. Alma se leva, tituba vers le mur où s'accrochait ; attendait le cilice ; ultime pénitence ? Elle s'en saisit ; les heures à venir allait être longues...
Une aube terne éclaira à peine le lit étroit et vide d'Alma qui s'écroisait nue, sur le sol, face contre terre. Poisseuse. Hébété. L'esprit lourd de fatigue, elle restait là, sans bouger, déchirée de souffrances. Les murs vibraient ; les dernières mâtines résonnaient ; elle frissonna, redressa la tête, constata la pointe du jour qui traversait l'unique fenêtre grillagée de sa cellule ; alors, elle se leva, se défit du cilice, s'habilla, et sortit.
Le changement d'humeur d'Alma n'échappa guère à Marguerite lors de l'office du matin, puis du petit déjeuner. Comme le silence restait de mise, elle ne lui posa aucune question et à la sortie du réfectoire, elle n'en eue pas le loisir car elle lui ordonna séchement de la devancer au champ, qu'elle la rejoindrait plus tard. L'aspirante la suivit des yeux alors qu'elle s'éloignait en direction de la chapelle principale, et se rappela soudain ; l'abbé venait ce jour-là pour confesser les moniales ...
Marguerite travaillait avec diligence. Le dos courbé au milieu du champ, elle progressait sous une chaleur de fin d'été. Une fine sueur noyait son front, voilait son regard. Devant ses pas, les plans de tubercules, s'affadissait de touffeur et de lignes infinies ; que de travail encore. Elle était dure à l'ouvrage, mais poursuivre seule lui parut à cet instant insurmontable, ainsi s'avança-t-elle au bord de la culture pour s'asseoir. Aucun chant religieux apaisant ne lui venait à l'esprit, juste une sourde inquiétude à l'endroit d'Alma ; que lui était-il arrivé entre hier et aujourd'hui ? Cette question tenaillait sa quiétude naturelle ; c'était trop ! ; elle se remit debout, saisit la pioche pour fuir ses craintes et s'étourdir de travail.
Alma, à genoux dans la chapelle, tentait de se recueillir. Ce n'était certes pas son corps meurtri par le cilice qui l'en empêchait, mais des souvenirs qu'elle pensait avoir oublié. Les événements traumatisants s'imposaient ; la briseurâmes les jetaient en pature sur les sentes de son esprit et plus elle essayait de les éviter plus elle vacillait. Elle eut envie d'hurler et quitta le prie-Dieu et la chapelle, alors que le passé défilait dans sa tête...
L'ogresseur la nomma Jézabel, et fut absout, et elle, bannie, envoyée en des lieux où elle dû se soumettre à une vie austère afin de racheter ses fautes, ainsi se plia-t-elle à la règle du couvent sans résister car elle y trouva du réconfort. Puis, une fois de plus, tout bascula ; son giron, réceptacle de son péché, se gonfla en un seul jet. Effrayée, seule en sa chambre exiguë, alors qu'en son cœur l'outrage la tordait, elle se perdit. Dehors, c'était la nuit et les intempéries ; la pluie se faisait diluvienne, le vent se muait en tornade, et les éclairs illuminaient le ciel ; elle entendait tout ceci, et son corps bougeait en vagues de disgrâces, tentait de chasser cette tumeur improbable ou plutôt impromptue et elle se mordait les lèvres pour ne pas glapir l'animalité d'une extraction honnie ; elle ne pouvait gémir, de peur d'être entendue et ostracisée une fois de plus. Le temps s'étirait à l'infini, devenait silencieuse clameur. Puis une aurore jaune s'infiltra par la lucarne de la cellule et le fruit impie fut expulsé. Au passage, il arracha ses entrailles, cloua son ventre infâme, la souilla de sa présence, cria. Alors, bien que pantelante, elle posa ses mains sur lui, si frêle et serra ; elle devait le faire taire, ne pas laisser passer un filet d'air. Et, le mauvais fruit fit silence...
... poursuivit par la Briseurâmes qui ainsi l'accablait, Alma prit la direction du champ.
La brouette était pleine. Marguerite la poussait sur le court chemin qui menait au verger ; elle n'en ferait pas plus. La charge l'appesantissant d'une lassitude plus grande encore, elle trébucha, versa, éparpilla autour d'elle les tubercules. Sa consternation ne dura qu'un instant, avant qu'elle ne redresse la vinaigrette, puis glane la collecte épandue qui s'était disséminée jusqu'au talus d'herbe jaune jouxtant le champ. Marguerite y récupéra quelques pommes de terre avant d'apercevoir une petite croix de bois délavée et pourrie par le temps et les intempéries. Intriguée, elle s'approcha, regarda mieux, recula d'un pas ; de sous la croix plantée de guingois, un os se déracinait du sol...
Elle n'osait comprendre ce que ses yeux racontaient, elle se baissa, d'autres minuscules racines blanchâtres apparaissait à fleur de terre.
— Qu'avez-vous fait ?
Cette voix résonna derrière elle, accusatrice, et Marguerite, effrayée, se retourna, recula ; Alma se rapprocha, et la poussa loin d'elle, puis se mit à genoux et redressa le crucifix. Marguerite osa dire :
— Sœur Alma, il faut prévenir quelqu'un.
— Il n'y a personne à prévenir, c'est le péché qui repose à cet endroit. Pourquoi l'avez-vous réveillé ?
— Mais…
— Taisez-vous !
Marguerite se raidit, elle voyait les mains noueuses recouvrir les os, l'incompréhension d'une telle attitude, fissurait son esprit. Et elle tenta encore une fois de raisonner Alma, et elle fut repoussée avec une violence inouïe. Alors, elle se détourna et s'éloigna d'un pas vif en lançant que sa conscience parlerait pour elle et qu'elle s'en allait chercher Mère Agathe. Alma se figea, ferma les yeux ; elle écoutait la briseurâmes qui murmurait, soufflait, noyait son cœur d'aveugle rage ; voit la trahison qui, une fois encore, tel un fouet, te lacères ! Vivement, elle se redressa, se saisit de la pioche, rattrapa la traitresse dans le verger ; l'outil volta ; la novice explosa en larmes de sang, l'éclaboussa. Dès lors, les mille arbres ne remuèrent plus ; les fruits immobiles mêlèrent leurs parfums trop mûrs à une autre senteur plus ferreuse. Pas de vent, pas de pépiements d'oiseaux, ni de grésillements d'insectes ; l'houleuse hébétude ôtait au temps toute respiration ; il s'étouffait ; s'écroulait.
Alma lâcha l'outil meurtrier, se laissa tomber au pied d'un prunier. Secouer par ce crime qui tachait ses mains, elle les regarda si cruelorées, maigres ; elle ne voyait pourtant que celles d'autrefois serrant le cou d'un nouveau-né. Elle secoua la tête ;
l'ogresseur qui rugit, le rosérubis de l'organdi, le mauvais fruit qui renfle le ventre d'un coup et qui sort et qui meurt et elle sous les rafales, les bras encombrés, titube jusqu'après les mille arbres ou elle creuse la terre boueuse de ses doigts gourds ou elle pose pour que repose sous la fange et les herbes absentes, la faute de Jézabel...
Pourquoi l'os est-il sorti de terre ; sorti de terre ? ; de terre... Elle éclata en sanglots au diapason d'un vent soudain et de grondements d'orage. Une eau tiède se déversa sur elle et l'inertie de Marguerite. Inopinée, la cloche de l'abbatiale convoqua aux prières et à la confession. Alma soubresauta puis son visage s'endurcît.
Que fais-tu donc ici à te prélasser ? ; allez, relève-toi pécheresse !
La briseurâmes triomphante la ligotait. Alma l'accepta, leva la tête, se dilua d'eau céleste, se lava de ses fautes. Un sourire. Un mouvement digne qui lissa ses jupes trempées, purifiées du sang qui les entachaient et qui partaient en rigoles sinueuses sur la sente étroite menant au fruit amer et aux os épars. L'abbatiale insista ; elle aussi :
— Jeune sœur, vous dormirez plus tard.
Elle l'attrapa par les pieds, la tira, la traina, l'emmena avec elle et en souffles court et pénibles, toutes deux s'extirpèrent du millier d'arbres en pleurs.
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