Eh bien ! Dansez maintenant.

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Inspire.

L’air pénètre ses poumons chuintants, déchire sa cage thoracique brisée, ses côtes morcelées, sa colonne fracassée. Ce dernier souffle qu’elle croyait envolé à jamais irradie sa gorge encombrée de grumeaux sanglants. Natalya est en vie.

Son œil gauche est un trou noir. Elle papillonne plusieurs fois et le voile qui sature son œil droit s’estompe un peu. La nuit s’illumine au gré d’énormes lucioles qui vont, qui viennent. Au-dessus d’elle, des fruits la regardent. Des tonnes de fruits jamais cueillis dont le jus suinte, abondant, dégoulinant dans un infini goutte à goutte. Le plic-ploc de leur saignement résonne à travers la forêt en un millier d’échos, une pluie éparse qui ne commence jamais vraiment et qui ne semble jamais vouloir finir.

Ils gouttent sur son front, sucrés et brûlants. Leurs sangs se mélangent. Elle peut sentir leur jus embraser sa chair – ou bien est-ce sa chair à vif qui la brûle ?

« D’où je viens, on trouve un fruit qui sert de bombe naturelle : l’eruptus. Il éclate au moindre contact avec une source de chaleur. Tu le lances, tu vises et... »

Une explosion. La réalité la rappelle. C’est vrai, c’est la guerre ici. Des hommes meurent pendant qu’elle gît là, sous ces arbres humides, à rêvasser. Sur ses lèvres, le jus vire aigre.

Charlotte.

Comme si c’était le bon moment pour penser à elle.

Ses muscles, ceux qui le peuvent encore, se tendent. Elle ne devrait pas être là, à agoniser au milieu de nulle part. Elle devrait être au front, à combattre l’ennemi, celui qui l’a chassée de ses terres et condamné sa famille à l’opprobre. Elle devrait être là-bas avec les autres.

Ceux qui l’ont jetés par-dessus bord.

Ses muscles lui font mal. Traîtresse. La mitraille redouble, elle ne pense plus qu’à cela. Traîtresse. À tout ce pour quoi elle s’est battu, tous les vents contraires qu’elle a dû affronter. Traîtresse. L’honneur, la loyauté qu’elle a dû sacrifier pour en arriver là ! Traîtresse ! Tout ça pour ça !

« Tu me dégoûtes. »

Les mots de Charlotte, acides. Son fusil longue portée craque, menaçant, quand elle l’arme. Elle va lui tirer dessus, l’abattre de sang froid, l’aligner comme ces fruits explosifs dont elle vantait les pouvoirs. Ou comme un vulgaire fruit trop mûr.

« Sors d’ici ou je te descends ! »

Charlotte ne rate jamais sa cible. Alors Natalya est sortie.

Elle se souvient.

*

Un regard mi-clos dans une foule d’hommes en uniformes bleus. Son premier souvenir de Charlotte.

Assise bien droite, ses cheveux blonds noués dans un sempiternel chignon discret. Ses lèvres charnues contrastaient sur sa figure pâle et sérieuse, comme un appel. Autour d’elle, d’autres femmes, peu nombreuses, soufflaient mots derrière leurs mains en paravent. Toutes en uniforme bleu.

Natalya, elle, avait choisi l’uniforme vert. Elle était seule.

Sentiments amers.

Charlotte paraissait pourtant seule, elle aussi. Les commérages de ses voisines ne l’attiraient pas. Elle demeurait statique, rigide, la mimique impassible, les mains sur les genoux, le regard fixe. Un automate qui attendrait son ordre. Elle tenait Natalya dans sa ligne de mire.

Le président de l’Assemblée réclama l’attention générale. Le silence gagna progressivement les quatre bords de cette arène sans armes, où public et combattants ne font qu’un. Les Verts furent les derniers à se taire. On les disait désœuvrés, indisciplinés, enragés. La guerre n’avait pas eu raison de leur réputation. Au contraire : elle leur avait conféré l’impunité. Ils riaient, outrageaient, saccageaient et l’on se devait de les applaudir en toutes circonstances. Avant Charlotte, Natalya se sentait fière d’appartenir au rang des guerriers, des conquérants. À travers leur supériorité, c’était en la sienne qu’elle croyait. Bien sûr, elle en avait dressé quelques-uns, histoire de prouver à tous sa valeur. Sa détermination plaisait à ses supérieurs.

Ce jour-là, Charlotte avait posé les yeux sur elle pour la première fois. Elle employa la séance à trouver un moyen de lui rendre son regard.

« Un duel ? Pour quel motif ? »

On ne la fixait pas dans les yeux impunément. Natalya laissa à son adversaire le choix des armes. Ce fut le pistolet. Elle eut préféré l’épée mais n’en dit rien. Elle savait tirer et ne doutait pas de sa réussite. Pour son malheur, Charlotte ne se contentait pas de savoir tirer. En guise de trophée, elle la dénonça à leur hiérarchie. Les duels dans l’armée étaient interdits. Infirme, Natalya fut privée de terrain jusqu’à nouvel ordre. Elle le paya doublement d’être la risée de ses camarades. Elle enrageait.

Tôt ou tard, elle prendrait sa revanche.

*

Le feu s’est tu.

Dans cette quiétude retrouvée, quelque chose craque et tombe. Son crâne cabossé lui fait croire à une nouvelle bombe ; il n’en est rien. Ce n’est qu’une éclaboussure. Elle veut tourner la tête ; ses cervicales protestent, sa peau tiraille. Son œil droit fait lentement la mise au point. Elle gît au bord d’un lac paisible, à l’abri des frondaisons, dans le clair-obscur luminescent. Un lac pareil en pleine forêt ? Difficilement, elle tente de se souvenir de la carte, mais il n’y a rien à se rappeler : la forêt de Rosawald n’a jamais pu être cartographiée. Pourtant, ce lac, elle sait qu’il existe. Elle en a entendu parler. Pas dans les salles de classe ou les logorrhées des géographes, mais dans les tavernes et les chansons à boire. Car ce lac est une légende.

Le Nektaar.

Elle contracte son épaule, veut tendre le bras. L’eau est à portée de main. Plus loin, un autre fruit quitte sa branche, lourd du jus âpre qui fripe sa peau et gorge sa chair. Il disparaît sous la surface où les saules se mirent. Le lac se froisse au point de chute, l’onde glisse en reflets sombres, puis plus rien. Nektaar avale sa proie, la digère dans ses profondeurs où gisent d’autres cadavres dont ils ne restent guère plus que des pépins et des noyaux désagrégés. Ses eaux inertes ne gardent que le sucre qui se dissout en fines paillettes et la chair gâtée qui tourne, dit-on, en alcool. C’est le trésor que Nektaar garde en son lit comme un tonneau son bon vin.

Natalya tend la main vers cette surface tranquille, cette main à demi arrachée et brûlée où elle s’aperçoit pour la première fois qu’il manque deux doigts. Elle abaisse le bras, tord son épaule ankylosée malgré la souffrance. Enfin, elle sent sous ses doigts le liquide de toutes les convoitises. Sensation de picotements. L’eau magique du Nektaar attise ces braises douloureuses jusqu’à l’incendie qui se répand dans ses veines. Elle gémit. La brûlure est une caresse. Elle abandonne sa main au feu du lac où se mêlent désormais son sang et sa lymphe.

Elle aimerait trouver la force de se tourner face à lui, de le laisser l’immerger et qu’il consomme lentement sa chair comme celle de tous les fruits. Elle boirait a grandes goulées cette eau de vie jusqu’à l’ivresse, jusqu’à toucher le fond et que ses poumons ne soient plus que des poches de vin percées entre ses côtes fêlées. Une belle mort, presque une vengeance. Elle songe à ses camarades qui l’ont laissée pour compte dans le plus bel endroit du monde ; ces traîtres qui trouveront peut-être, à leur tour, le lac enchanté et qui voudront y épancher leur soif sans savoir qu’ils s’abreuveraient de ses restes.

À votre santé, bande de bâtards.

Elle lève sa main imbibée au-dessus de ses lèvres desséchées et laisse choir quelques gouttes. Au goût métallique du sang se mêle l’alcool fruité dont elle éprouve pour la première fois la saveur, chaleur et douceur.

On dirait de l’amour.

*

Le goût des lèvres de Charlotte, Natalya en a longtemps rêvé. Jusqu’à l’obsession.

Sans cela et l’oisiveté où la contraignait sa mise à pied, elle n’aurait jamais consenti à la revoir. Le souvenir de ses lèvres et de ses yeux bleus l’attirèrent jusqu’à la cité sans radius, Torliande, ville de parias où son adversaire avait été affectée comme gardienne de la paix.

Dans cette ville, tout dépositaire de l’ordre se confrontait au même dilemme : fermer les yeux ou périr. Charlotte était une officière zélée : la cécité, très peu pour elle. Ceux qui cherchaient à l’y contraindre l’apprenaient à leurs dépends. Son tableau de chasse, qui effrayait plus qu’il n’impressionnait sa hiérarchie, s’allongeait de jour en jour, rappel incessant de son inflexibilité. Pour Natalya, c’était un charme supplémentaire.

Charlotte l’accueillit comme on accepte chez soi un parasite ou un pique-assiette : froidement. Les stratagèmes qu’elle échafaudait pour nettoyer la racaille et neutraliser la corruption occupaient tout son temps et son esprit. Nulle place pour aucune distraction, bonne ou mauvaise. Et comme Natalya avait le bras en écharpe, elle ne pouvait même pas se rendre utile. Celle-ci dut ruser pour lui prouver le contraire. Dans cette ville où personne ne la connaissait et où elle était venue sans escorte, personne ne se méfiait d’elle. Elle se présentait à visage couvert dans les tavernes et les tripots, laissait parler sa cithare et les occupants des lieux, captait ou échangeait une information et la rapportait à l’objet de son désir pour qu’elle en tirât parti. Simple comme bonjour. Et divertissant, par-dessus le marché. Elle en regrettait moins les champs de bataille.

À la Capitainerie, Natalya avait pris soin de dissimuler ses talents de musicienne, comme tout ce qui pouvait rappeler son éducation de jeune noble bonne à marier. Ainsi, personne ne lui connaissait cet art, ce qui lui conférait tout à la fois un excellent moyen de diversion, une couverture idéale et une arme de séduction qui, contre toute attente, marcha sur sa cible mieux qu’elle ne l’avait escompté. Charlotte n’était pas vraiment friande de musique mais l’ingéniosité de sa prétendante la lui fit apprécier. La cithare avait ébréché sa carapace mieux qu’une balle ou un coup d’épée. Elle toléra bientôt que Natalya prît part à ses opérations, puis qu’elle lui tînt compagnie hors de ses heures de service, instants privilégiés quoique fort rares. Au gré de ces derniers, les deux femmes s’apprirent qu’elles cherchaient la même chose. Une liaison démarra sans crier gare et qu’elles masquèrent en solidarité entre deux femmes de corps d’armée distincts. Les autres connaissaient l’histoire de leur duel et crurent à une amitié magnanime.

À force de bons et loyaux services, Charlotte finit par susciter l’intérêt de son commandement. On la promut capitaine. Une grande première. Jusqu’alors, aucune femme gradée, Verte ou Bleue, n’avait atteint cet échelon qui lui octroyait le droit de commander une compagnie. Les deux amantes fêtèrent la nouvelle dignement et Natalya se prit à rêver. Elle-même n’était encore qu’un petit lieutenant, soumise aux ordres d’un capitaine médiocre. Elle formula le souhait de réussir la même prouesse.

« Si j’y parviens, je t’inviterai au bal des capitaines. Tu seras ma cavalière et nous danserons à la barbe de tous ces salauds. »

Charlotte approuva cette ambition. Elle ne demandait pas mieux que d’être elle-même au grand jour. Un tel étalage vaudrait demande en mariage. Silencieusement, elles en convinrent.

*

Son épaule lui fait trop mal pour poursuivre le va-et-vient. Natalya la laisse choir dans le Nektaar, triste d’abandonner sa cuite en si bon chemin. Elle aimerait dormir et que la Mort la prenne au milieu de ses songes. Sombrer et que tout cela disparaisse enfin. Cette stupide histoire de duel, le goût des lèvres de Charlotte, leurs espoirs. Tout.

Putains de grillons.

Ces entomes de malheur chantent à tue-tête dans toute la forêt. Elle n’entend plus qu’eux depuis que la trêve nocturne a fait taire les hommes. Leur sérénade résonne au fond de sa boîte crânienne avec la régularité d’une pendule sonnant une heure interminable, et les vapeurs d’alcool n’arrangent rien. Chacun de leur cri est une vis qui s’enfonce un peu plus dans ses tympans, à raison d’un tour toutes les demi-secondes, jusqu’au centre de son cerveau qu’ils minent, remuant le couteau dans la plaie. Alentour, le crissement des criquets s’y mêlent en canon, comme pour la narguer. Ce chant-là, plus ténu, est pire que tout.

« Vos gueules ! »

Sa mâchoire engourdie et ses lèvres brûlées ne laissent échapper qu’un grommellement informe. Le chœur des orthoptères ne s’en émeut guère. Leur mélopée fait remonter des souvenirs qu’elle voudrait enterrer. Elle voudrait, oui, mais c’est trop tard. Elle les revoit tous les deux, le grand patibulaire et son freluquet rieur : « Criquet » Kergalev et « Grillon » Samson ; le vice au bras du crime. Elle se souvient du piège tendu, la bassesse à laquelle ils l’ont poussée…

Sois honnête : tu t’es précipitée toute seule.

Et que pouvait-elle faire d’autre ? Avait-elle une meilleure option ? Charlotte avait eu de la chance, elle. Elle avait tiré le bon uniforme et avait bénéficié de la complaisance de son maréchal pour son sexe. Et surtout, elle l’avait rencontré elle, Natalya O’Keen, sans qui elle en serait encore à creuser sa stupide fourmilière pour chasser la vermine à l’aveuglette sous un radius éteint ! L’avait-elle seulement remerciée ? Certes, elle l’avait fait, mais il aurait été moins ingrat qu’elle plaidât pour ses galons. Il aurait été juste qu’elle reconnût avoir outragé la première, elle, Charlotte Ledermann, quand elle l’avait regardé de travers, ce jour-là, à l’Assemblée.

« Si personne ne te sait musicienne, pourquoi Cigale ? »

Natalya mord ce qu’il lui reste de lèvres. Un sanglot étouffé broie ses os cassés. Elle voudrait tant oublier.

« Tu me dégoûtes. »

Les mots de Charlotte sont des balles. Son silence une déflagration.

*

« Lieutenant Cigale ! Quel bon vent vous amène ? »

Arnold Samson, grand sourire, les jambes croisées sur son bureau. Un fainéant doublé d’un lâche, vautré dans sa paperasse pendant que ses hommes crèvent sous la mitraille. Elle n’avait jamais pu le piffer. Elle ne comprenait même pas comment un gringalet pareil avait pu arriver aussi haut. Jalouse, elle garda l’œil rivé sur son insigne d’amiral pendant toute l’entrevue. Une belle cocarde dorée en forme d’étoile à douze branches où trônait une serpentine polie, juste à côté du petit grillon épinglé sur sa poitrine et qu’il taquinait du bout du doigt en ricanant comme un benêt.

Natalya lui exposa son souhait sans détour : Elle voulait repartir en mission. Le plus tôt possible. Sa blessure à l’épaule s’était rétablie, elle se sentait prête à en découdre. N’importe quoi pourrait convenir. Elle s’y connaissait en espionnage, elle pourrait mener une opération spéciale. Il n’avait qu’à l’envoyer en reconnaissance. Oui, elle était une femme, et alors ? Elle se savait peu appréciée dans les rangs ; si l’affaire tournait mal, elle ne serait pas une grosse perte. Oui, elle n’était qu’un simple lieutenant, soumise aux ordres de son capitaine, mais Acanalonia était une couille mol- un froussard tatillon qui ne savait pas prendre de décision. Non, elle n’avait pas l’intention de le discréditer, c’était à elle qu’elle voulait donner plus de crédit. Des lieutenants potentiels pour rejoindre les Hémiptères, il y en avait plein la Capitainerie. Acanalonia ne la regretterait pas longtemps.

Samson prit le temps d’y réfléchir. Il la congédia et, des jours durant, elle crut qu’il ne la rappellerait jamais. Elle attendit une éternité à la garnison d’Otalyon, à se tourner les pouces avec son régiment. Ça causait du nouveau front qui venait de s’ouvrir en la Fantasmagorique ; une vraie boucherie. On parlait de les y envoyer. Elle en trépignait d’impatience. Alors qu’elle n’en espérait plus rien, Samson la sonna avant. Elle pensa que cela avait un lien, qu’il cherchait un éclaireur tout trouvé pour explorer ce merdier sylvestre qu’est la Rosawald. À la place, elle fut invitée à rencontrer Kergalev en personne. Seule à seul.

T’as tiré le gros lot, pensa-t-elle. Quelque part, elle avait raison.

N’importe quel officier introduit auprès de Tarquin Kergalev pouvait en espérer quelque chose. De l’Imperator, on pouvait toujours espérer une faveur. Natalia l’entendait déjà lui parler d’avancement, de blanc-seing pour une mission à haut risque. Peut-être l’enverrait-il moucharder chez les Bleus ? Depuis le temps qu’il se méfiait d’eux. Tant qu’on ne lui demandait pas de saboter la carrière de Charlotte… Et si c’était de cela dont il était question ? Et s’il voulait utiliser son propre atout féminin pour neutraliser celui de ces nabots de l’Intérieur ? Une femme capitaine, ça ne devait pas lui plaire. Kergalev n’avait de sympathie que pour deux types de fémines : sa cuisinière et les putes. C’était pour cela qu’il n’y avait pas de femme chez les Verts – à part Natalya. Parce qu’elle était noble ? Exemplaire ? Courageuse ? Virile ? Parce qu’elle battait à l’escrime la plupart de ses congénères masculins ? Ce n’était pas pour ses talents de musicienne, pour sûr, puisque personne n’en savait rien. Ni de cuisinière. Et comme Kergalev n’avait aucune estime ni pour les sabreuses ni pour les filles de Particules de son acabit, il ne lui restait pas beaucoup d’options pour se faire bien voir. Samson en était arrivé à la même conclusion.

Tout cela, elle le savait. Que n’avait-elle pas vu venir ?

« Tu sais pourquoi on t’a appelé Cigale, n’est-ce pas ? »

Oui, elle le savait. Seulement, avant d’entrer dans le repère du Criquet, elle avait voulu croire à mieux. Croire qu’une officière aussi pouvait espérer une faveur. Croire que ce n’était pas d’elle que cette faveur devrait venir. Mais les cigales chantent pour séduire et Natalya avait la fâcheuse habitude de se faire entendre.

*

Les stridulations croissent quand le jour paraît. Il fait rose-orange entre les frondaisons. Natalya se languit de la Mort. La Mort que l’on dit si redoutable, que l’on veut repousser parmi les mythes et les légendes. La Mort que l’on veut faire taire et qui, quand on l’appelle de tous ses vœux, ne répond pas.

« Je sais tout. »

Bien sûr que Charlotte avait su. C’était à prévoir. Kergalev n’avait pas de prises sur les décisions de son maréchal qui lui était hostile, mais il en avait sur son amiral et sur les rangs qu’il avait jadis commandé. Il savait, comme tous ses officiers, que Cigale et Fourmi faisaient la paire, mais lui seul avait compris la dangereuse promesse qu’elles s’étaient faites en secret. Rappeler sa place à l’une ne lui avait pas suffi : il avait cherché à atteindre la seconde, pas aux galons mais au cœur.

Hélas, Charlotte n’était pas prêteuse.

Natalya n’oublierait jamais ce matin où elle entrerait chez Charlotte pour la dernière fois, cithare à la main. C’était un beau matin, comme celui-là. C’est toujours mieux d’avoir le beau temps avec soi quand on part en guerre. Charlotte, tout comme elle, avait appris cela. Cette fois, elle ne la reçut pas on reçoit un parasite, ni un pique-assiette, ni même une mendiante ou une saltimbanque aux abois. Ce ne fut même pas Charlotte qui la salua, mais le canon de Ludmila. Sa chère carabine.

« Je peux tout t’expliquer. »

Les mains en signe d’apaisement. La voix qui tremble. Le dos qui se voûte malgré soi. Elle avait déjà vu cela avant. Il arrivait que des officiers ou des subalternes mariés soient pris en flagrant délit par leurs femmes lors des virées au bordel. Natalya n’avait pas le droit d’entrer, aussi se trouvait-elle toujours aux premières loges pour assister au drame. Elle riait en pensant que cela ne lui arriverait jamais.

« Je me fous de tes explications. »

Voix sèche, yeux humides. Charlotte avait retiré le cran de sûreté. Ludmila n’était pas là pour plaisanter. Trouver quelque chose à dire ou se taire à jamais. Natalya ne fit ni l’un ni l’autre. Elle voulait parler, mais pour quoi dire ? Que pour un galon supplémentaire, elle avait cédé aux chants du Criquet ? Que la récompense tardait à tomber mais que c’était pour bientôt, qu’il le lui avait assuré ? Que son régiment venait d’être mobilisé, que ce petit jeu allait cesser et qu’elles ne se reverraient plus avant longtemps – sans doute même plus jamais ? Sauf que Kergalev aussi était en partance pour Fort Querkhem. Il comptait la suivre pour en profiter encore un peu, avant de l’envoyer au charbon avec tous les autres. Hélas, deux fois hélas, cela aussi, Charlotte le savait.

« T’as dix secondes pour dégager. »

Fusil à l’épaule, parée à faire feu. De colère ou de panique, Natalya sortit de ses gonds. Comme si elle avait cédé de son plein gré ! Comme si Kergalev et Samson lui accorderaient quoi que ce soit autrement ! C’est facile, chez les Bleus, de prendre du galon ; c’est presque si on vous le donne ! Charlotte ne savait pas ce que cela faisait d’être à sa place, entre ces uniformes qui n’ont de respect pour rien, ni pour le code d’honneur, ni pour les lois, même pas pour les femmes et les enfants. À la guerre comme à la guerre ! Peut-être que si elle vendait son capitaine pour une histoire de corruption, elle aussi, elle pourrait enfin progresser !

« Tu me dégoûtes. »

La ligne avait été franchie. Il n’y aurait pas de seconde chance, pas de bal des capitaines, pas de demande en mariage. Rien qu’un coup de feu et un cadavre dans le couloir, si elle ne partait pas sur-le-champ. Natalya avait pourtant insisté. C’était pour elle qu’elle avait fait tout cela. Pour elles deux qu’elle avait sacrifié sa vertu. Jamais elle ne se serait vendue pour une autre, pour personne d’autre. Juste pour avoir l’honneur de tenir sa main en public. Hélas, hélas, hélas. On ne l’avait pas appelé Cigale pour rien. Une courtisane doublée d’une fanfaronne : voilà ce qu’elle était. Quand elle ne gagnait pas à l’épée, elle vainquait autrement, dans une couche miteuse ou au fond d’un couloir, loin des regards. Cela aussi, Charlotte le savait. Elle n’avait pas besoin de le dire pour le lui faire comprendre. Ces choses-là ne sont pas secrètes bien longtemps. Peut-être qu’elle avait accepté son duel en ayant cela à l’esprit. Peut-être même qu’elle l’avait vu venir, ce jour-là, à Torliande avec son bras en écharpe et sa foutue cithare ; cithare qu’elle avait amenée ce même matin en prévision d’une explication. Elle avait oublié que Charlotte n’était pas mélomane.

« Sors d’ici ou je te descends. »

Natalya l’avait quitté sans plus dire un mot, en pressant le pas de peur de prendre une balle. La porte seule avait claqué dans son dos. Elle ne reverrait plus Charlotte. Le lendemain, elle embarquait pour Fort Querkhem, avec Acanalonia, sa compagnie et les autres Hémiptères. Et Kergalev. Celui-là ne perdait rien pour attendre.

Crissera bien qui crissera le dernier.

Elle avait eu ces mots à l’esprit lors de leur dernière passe. Elle en avait fait son mantra, sa rengaine, sa cymbalisation. Le Criquet allait déchanter, elle en avait fait le serment. Mais pas cette fois, hélas. Pour cette fois, il s’en tirerait avec une jambe cassée. Quant à elle, sa chair et ses os s’en souviendraient.

« On va voir si tu danses bien, traîtresse !»

De la haute trahison. On l’avait rouée de coups et condamnée sans procès. Les garces comme elle ne méritaient même pas le châtiment suprême en place publique. À la guerre comme à la guerre. Elle avait voulu se rendre utile, jouer les éclaireuses. Ils l’avaient exaucé : ficelée au bout d’une corde et brûlée vive, elle avait attendu longuement que les fils se consument, pendue au-dessus de cette satanée forêt dans l’idée qu’elle y mettrait le feu. Et le régiment scandait « traîtresse ».

Enfin, la corde s’était rompue. Torche aveuglante dans la nuit naissante, Natalia O’Keen avait disparu dans la Rosawald. Adieu, lieutenant Cigale. Merci pour vos bons et loyaux services. Ce que vous avez donné vous est rendu.

*

Natalya renifle. Elle n’a aucun souvenir de sa chute. Le feu a ravagé sa mémoire, plongé son esprit dans l’inconscience. Elle ne se rappelle que de la brûlure, cette douleur lancinante partout sur son corps. Elle regarde les arbres fruitiers au-dessus d’elle et devient perplexe. Leurs branches sont intactes. Il n’y a trace ni du feu ni de la chute. Rien que l’humidité sous les vêtements étrangers qui la couvrent, l’odeur de l’alcool et des fruits pourris. Empestait-elle autant avant de boire ?

Un bruit mouillé. Les criquets s’éloignent en crissant. Bon débarras. Elle tourne la tête. Nektaar a recraché quelque chose. Un homme tout nu avec des cheveux gris. Il fait la planche et sa queue émerge à la surface de cette eau dont elle se désaltérait il y a quelques minutes à peine. La nausée braque son estomac. Sait-il dans quoi il nage ? Apparemment oui, à en juger par sa voix avinée. Il fredonne et elle se demande à quel point il est ivre pour flotter ainsi. Au loin, un canon retentit. Les combats reprennent.

L’inconnu dans le lac se redresse. Alors, Natalya comprend. Il a des yeux trop clairs pour un simple humain, plus clairs que ceux qu’elle a déjà croisés, aussi limpides que du cristal. Des yeux d’ange sur une gueule de poivreau. Qu’est-ce que cet Étrange fiche tout seul ici ? À son tour, il l’aperçoit. Ses dents pourries grincent plus qu’elles ne rient.

« Testiguenne ! T’es pas cannée, toi ? »

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