Les “si” mangent les rêves.

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Libertés publiques — dépêche

La meurtrière de Vide-en-Ville envoyée à l’abbaye de Monte-à-regret.

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 Juliette posa son café sur le napperon turquoise que sa grande tante avait mis 567 jours à concevoir. C’était le napperon style en-pire le plus laid de tout Plein-en-Ville. Peut-être même le napperon en-pire le plus laid du monde, mais Juliette ne pouvait oser l’affirmer, car elle n’avait pas encore vu tous les napperons en-pire du monde. Elle se doutait bien que quelque part dans une contrée lointaine, demeurait caché dans l’ombre d’un buffet malfamé une œuvre pire que celle-ci, mais elle n’avait jamais eu le courage de voyager pour le voir.

— Je crains pour Anne-Marie, déclara-t-elle.

 Presque en face d’elle sur la table ronde (elle n’était jamais tout à fait en face, car elle n’avait jamais eu le bon sens de savoir calculer les angles de cent quatre-vingts degrés), Jeanne posa son thé sur son propre napperon. Juliette le trouvait sublime, un authentique crochetage de la maison Bourgade, maison des meilleurs artisans et artisannes du napperon, mais Jeanne s’en foutait et posait sa tasse sans considération, éclaboussant sans pitié le tissu immaculé. Elle avait le don de mettre Juliette de mauvaise humeur.

— Et pourquoi ? demanda Jeanne.

— Tiens.

Elle lui tendit le journal.

— Oh, ils l’envoient à l’abbaye de Monte-à-regret, s’exclama mollement Jeanne.

— Je le sais puisque je viens de le lire. Tu ne trouves pas ça terrible ?

— Si, si.

 Juliette attendit que le regard de sa compagne s’illumine. L’oiseau brun eut le temps de chanter, la bouilloire de siffler et la pendule de sonner sept heures avant que celle-ci ne demande :

— Et qui est Anne-Marie ?

— Mon ex!

Le sourcil gauche de Jeanne tressauta.

— Et donc en quoi ça t’intéresse ? dit-elle.

— En ce que je l’ai bien connu et que je sais qu’elle déteste les abbayes.

— Eh bien, que veux-tu que je te dise ?

— Mais rien, ne me dis rien si tu n’as rien à dire, je constate, c’est tout, s’agaça-t-elle.

 Un silence encore. Juliette se leva pour ranger la boîte de café instantané sur les longues planches où elles stockaient la nourriture. Sous chaque bocal, il y avait un napperon.

 Elle regarda ensuite au-dessus de l’oscillateur de conservation. Là, au centre du mur trônait la plus belle pièce de sa collection ; un authentique napperon fil-air de la province de Jangal. Elle l’avait reçu un matin d’hiver trois ans plus tôt, accompagné d’un mot : « Je sais que tu rêves d’en voir bien plus, mais la plupart sont dans des musées, je n’ai pu te voler que celui-là. » C’était la seule nouvelle qu'elle avait eu d’Anne-Marie après son départ.

Chaque fois qu’elle passait devant ce napperon, Juliette se mordait les doigts, si bien qu’ils étaient toujours rouges. Quand Jeanne lui demandait ce qui leur était arrivé, elle prétendait s’être piquée avec une aiguille en brodant. Qu’est-ce qu’elle regrettait ne pas avoir su dire oui.

— Tu sais quoi, j’aurais dû partir avec elle, se lamenta t'elle.

— Et pour aller où ?

— À Jangal. À Ville-sur-Mer. Au temple des écrits. Au royaume des ombres. Plus loin encore, je ne sais pas. Et là, j’aurais vu.

— Tu aurais vu quoi ?

— Si le napperon de ma grand-tante était le plus laid. Tu ne suis rien à rien, je te l’ai dit pas plus tard que ce matin !

— Tu ne m’as rien dit !

— Mais si je l’ai fait, mais tu n’entends jamais mes yeux.

Jeanne resta incrédule. Elle était sa compagne depuis cinq ans et n’avait toujours pas décrypté comment elle aimait communiquer. Puisque c’était comme ça, Juliette décida qu’elle partait.


*


 Dans la chambre toute en bois, devant le grand lit poussiéreux, à gauche de la fenêtre aux rideaux jaune papier-peint-de-fumeur, dans la gigantesque armoire, derrière un entassement de napperons plus ou moins achevés, Juliette trouva son vieux sac à dos. Le cuir avait ramolli, le tissu s’était crispé. Il n’avait servi qu’une ou deux fois, pour aller au cap facile. Tout de même, elle avait pris le temps quand elle l’avait reçu de coudre un napperon sur son ventre pour le décorer.

 Elle commença à y fourrer tout ce qui lui venait en tête : chemises, perles de jinboa, amandes, santiags… Depuis la cuisine, Jeanne criait :

— Mais si tu étais partie, tu n’aurais jamais fini tes études en napperonologie avancée !

Elle cria en retour.

— Et bien peut-être. Mais peut-être aussi que j’aurais découvert le monde du napperon autrement et que j’aurais obtenu la même reconnaissance sans diplôme.

— Ah vous les fées…

 La voix de Jeanne s’était faite presque imperceptible pour cette dernière remarque outrageuse. Le soupir qui suivit était tout ce qu'il manquait à Juliette pour être en rage. « Vous les fées. » C’était toujours comme ça que leurs disputes se terminaient. Une constatation qui apparemment expliquait tout.

 Juliette pensa à crier « Vous les esprits », mais cela ne voudrait rien dire, car les esprits étaient la norme, et que dans leur chair tout était ordonné de la manière la moins nébuleuse possible. Chacun d’entre eux était parfaitement unique, les imperméabilisant à toute généralisation à leur égard. 

 Les fées en revanche, étaient connues pour toutes avoir une affinité avec les objets magiques, et l’on pouvait y voir là une folie propre à leur nature. Mais Anne-Marie aussi avait le même genre d’intérêt spécifique pour une classe de choses, et pourtant Anne-Marie était un esprit. Les esprits étaient tous différents les uns des autres, mais Anne-Marie était de tous les esprits, la plus différente. Plus elle y pensait, plus l’envie de la retrouver montait, alors Juliette fourra une dernière paire de chaussettes dans son sac, fit trois tour sur elle-même, et claqua la porte.


*


 Elliof était le feu follet le plus brillant et le plus italien de toute la ville. C’était aussi un cartographe hors pair et donc un excellent guide de voyage. Il avait été une évidence pour la roue des métiers de le recruter à l’office d’aventure, au bureau des itinéraires sans accroc.

 Ce matin-là, son guichet était vide. Une chance pour Juliette qui en profita pour travailler son effet d’annonce :

— Je pars pour un grand voyage ! s’exclama-t-elle (spectaculairement).

Le jeune feu en fit tomber sa feuille.

— LE grand voyage ?

— Non, non, il y en aura d’autres. Je vais à l’abbaye de Monte-à-Regrets.

 Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Elliof quitta d’un bond son fauteuil pour se rendre dans la remise. Quand il revint, il avait une carte en main, et un feutre.

— Ce n’est pas la meilleure saison pour aller au jangal, dit-il, mais ça devrait aller.

— Dis-moi. J’ai commencé à regarder pour me préparer. Je crois qu’il faut que je parte au nord, par la plaine des sables, puis que je bifurque vers Ville-sur-mare. Il y a la traversée de six forêts : pinède, feuillus, pinède, touffue, feuillus, pinède. Ensuite j’emprunte une barque pour franchir le Frat puis j’avance toujours vers l’est, vers le soleil, je passe la frontière du royaume des rois, je n’oublie pas mon passeport, je gravis le mont mou, je redescends de l’autre côté et il ne reste plus que deux jungle et trois déserts, ce qui n’est pas un problème, car j’ai pris ma gourde, puis une route toute droite, un canal, puis j’y suis. Je me suis préparée, c’est ma première aventure.

— Non en fait il y a un train qui part d’ici.

— D’ici, Mort-cheval ?

— Oui, à la gare. Je vends les tickets si tu veux.

— Ah… ce n’est pas plus mal.

— Attention par contre le pont de la rue Gérard Cliché est en panne. Il faudra passer par la planche, juste à droite du pont, qui permet de traverser en attendant.

Juliette remercia bien chaleureusement Elliof.


*


 Le train était rouge. Sa cheminée faisait une vapeur blanche immaculée. De la fenêtre du conducteur, une main charbonneuse pressait Juliette d’entrer.

 Ainsi donc, se dit la fée, c’était une phénicienne qui conduisait le train. Les phéniciennes étaient connues pour leur humeur morose, et pour naitre des cendres de celles qui mourraient sur le bûcher. On disait que leur peau était brûlante au toucher, ce qui représentait un danger considérable pour les napperons de papiers.

 Dans le train, il y avait des wagons remplis de couchettes, un grand wagon-restaurant (avec sous les vases remplis de bouquets jaunes qui servaient de centres de tables, des napperons troisième génération), un wagon-fumeur dans lequel trois sylphides s’amusaient à s’éparpiller, un wagon-salon qui avait les plus vastes fenêtres, et un wagon-salle-de-bain. Il n’y avait pas grand monde dans le train, ce qui rendait toutes ces commodités d’autant plus confortables. Ce vide, c'était à cause de la guerre. Toujours mauvaise pour le tourisme. Ce train en particulier, traversait un bout du royaume de sang. Juliette s’en fichait car les fées ne craignaient pas les baïonnettes.

 Le plus clair de la semaine de voyage, la jeune napperonologue les passa au salon d’où elle pouvait admirer les paysages défiler. Un groupe de soldats et soldates apparéciaient ce wagon autant qu'elle. Iels parlaient beaucoup, trouva-t-elle, pour des semeurs de misère.

 Dans le paysage, elle vit des collines dont le vert lui rappelait les longs drapés que portrait Anne-Marie. Les troncs des grands pins qui suivaient les voies ferrées avaient le même brun profond que ses yeux. Dans le lac, et dans le ciel, elle revoyait la larme qui avait parcouru sa joue le jour de son départ. Et les blés étaient doux comme ses cheveux. Avait-elle laissé pousser ses boucles, ou avait-elle continué à les laisser courtes, tomber sur son front ?

Un matin, elle s’adressa à l’une des soldates qui revenait de fumer une pipe.

— Vous avez quelqu’un qui vous attend, pour après la guerre ?

L’esprit haussa un sourcil.

— Pour sûr. Une tite feu follette qu’elle est bien jolie vous savez.

— Cela doit faire longtemps que vous ne l’avez pas vu.

— Quelques lunes. Pt’être ben une année même.

— Et vous savez ce que vous allez lui dire, quand vous la retrouverez ?

Elle rit puis se racla bruyamment la gorge.

— J’en sais trop rien. Faudra qu’elle soit encor’ là d’jà. Si j’la trouve à la maison après tout ce temps, j’lui dirais que j'l'épouse.


*


 Un matin, le train siffla l’arrêt « Abbaye de Monte-à-regret ». Ça y était ! Ou presque, car les rails la déposaient dans le creux d’une vallée, alors que l’abbaye était en hauteur, sur les flancs d’un pic. Un vieux berger au visage effacé lui fit signe avec sa houlette de suivre un chemin sinueux qui montait par le côté.

 Après quelques heures de marche, elle hésita à utiliser un peu de magie. Décidément, tisser des napperons n’avait pas amélioré son cardio. Il était bien loin le temps où les fées se déplaçaient en volant comme pour rire.

— Non allez, je mange un croc et je repars.

 En méditant dans le train, elle s’était dit que l’abbaye serait toute pointue et noire, méchante et en pierres froides. Elle avait eu tort. Elle percevait maintenant nettement les toits tout ronds en briques et les murs qui paraissaient n’être que des arches posées les unes sur les autres. Le bâtiment était tout gentil-joyeux.

 Elle arriva à la tombée de la nuit. Une garde en armure de cuir attendait devant une grande porte comme celle d’un château, lampe tempête à la main.

— Bonsoir, s’annonça Juliette. C’est pour une visite.

— Ma p’tite dame, vous êtes ici dans une abbaye de sécurité maximale. Nous ne prenons pas de visites à moins que vous ayez une dérogation sous forme de démarré préfectoplaste.

Sous le casque de l’armure, Juliette qui cherchait un visage auquel se raccrocher ne trouva rien.

— Vous êtes une bergère, s’étonna-t-elle.

— Comme beaucoup dans la région ma p’tite dame.

— Vous devriez être auprès d’un troupeau, pas ici.

— Il y a trop de bergers dans ces vallées, et pas assez de moutons. Certains d’entre nous doivent faire une réorientation.

— Mais on n’a jamais vu berger heureux sans troupeau !

— Vous sous-entendez que le titre que l’on m’a assigné à la naissance doit déterminer l’intégralité de ma carrière professionnelle ?

— Non, loin de moi cette idée, mais vous êtes heureuse d’être garde ?

— C’est comme garder les moutons, mais je garde des criminels et des coules.

— Des poules vous voulez dire ?

— Non, non il y a bien des poules ici, mais c’est Alastor qui les garde. Non moi je garde les coules, les moinesses si vous préférez. Je les appelle comme ça parce qu’on ne voit que leur vêtement.

— Ah, c’est cocasse. Et donc vous dites que personne ne rentre ici ?

— J’ai dit aucun visiteur, mais je n’ai pas dit personne. Il y a un accès pour les livraisons. M’enfin c’est par les canalisations souterraines, je ne mets pas les pieds là-bas, moi.

— Souterraines, vous dites ? Comme nous sommes en montagne et que la pierre est dure, j’avais supposé qu’il ne devait rien y avoir de creusé en dessous.

— Et pourquoi pas ? Il faut bien que l’eau rentre de quelque part, c’est un aqueduc à ascenseur qui l’achemine de la vallée.

— Je ne vous crois pas ! Je n’ai jamais vu d’aqueduc à ascenseur de ma vie.

— Mais ma p’tite dame, voyez par vous-même. À trois cents mètres par là-bas, au pied de ce petit chêne, il y a un passage vers les souterrains. Un peu étroit, mais vous m’avez l’air fluette, vous allez voir.

— Oh je vous remercie, vous êtes bien aimable !

 Ce n’était pas pour rien que les bergers devenaient bergers et pas autre chose, pensa Juliette. Elle n’était pas pour le déterminisme social, mais tout de même, il y avait des évidences.


*


 Juliette passa la nuit au pied du chêne que lui avait indiqué la gentille bergère. Quand elle se réveilla, son plaid était trempé de rosée. Sa gorge brûlait. C’était peut-être ça l’aventure ; un rhume.

 Au pied de l’arbre, dans un sol de brique couvert par la mousse, un trou donnait sur les ténèbres. Elle s’y laissa tomber sans trop savoir ce qui l’attendait.

— Aïe ! Saperlipopette de fils de chien !  

Elle avait atterit sur sa cheville droite.

 Par chance, ou plus certainement par magie, des torches bleues éclairaient l’impressionnant aqueduc dans lequel elle venait d’atterrir. Il se présentait sous la forme d’un long couloir qui plongeait vers la vallée plus abruptement qu’un toboggan. Au centre, une rivière bercée dans une immense gouttière coulait du bas vers le haut.

 Marchant en suivant l’aqueduc, Juliette s’étonna de la quantité de tunnels qui le rejoignait. Il y en avait des petits, abruptement sculptés à la pioche, des grands, tout décorés de bas-reliefs et de très effrayants qui semblaient plutôt rejoindre des catacombes. Un bruit la surprit soudain. Elle sauta dans le couloir le plus proche (un moyen, pas très long avec une porte au bout) pour se cacher. Passa alors sur le canal une barque remplie de provisions guidée par un psychopompe en robe rose. Elle reconnut des caisses de clémentines. Elle serra les dents. Anne-Marie détestait les clémentines.

 Quand elle fut sûre que le bateau avait disparu, elle se remit en route. L’aqueduc débouchait sur une immense grotte avec un lac souterrain. Il y avait un petit quai sur le lac, auquel s’était garé la barque. Deux moinesses se saisissaient des caisses pour les emmener à travers une porte figée dans la roche. Elle comprit pourquoi la bergère les appelait des coules, leurs vêtements les couvraient tellement qu’on n’en voyait pas un brin de peau. Même leurs mains étaient cachées sous les manches. Ce ne devait pas être très pratique.

 Juliette soupira, toute cette histoire allait lui demander plus de patience qu’il n’en fallait pour broder un napperon en-pire.

 Elle attendit qu’il n’y ait plus dans la grotte que le bruit d’un poisson qui saute hors de l’eau et d’une goutte qui tombe. Elle se dirigea vers la porte par laquelle les coules avaient disparu.

Collant l’œil dans la serrure, elle perçut la lumière du jour. Un cloître. Des coules discutaient.

— Tu as apporté leur pitance aux cellules ouest ?

— Non, Marta devait le faire.

— Marta? Mais Marta, elle s’occupe du sud pour la semaine !

— N’importe quoi, elle faisait déjà le sud la semaine dernière.

— Mais alors, tu leur as filé la bouffe, oui ou merde ?

— Ben non grognasse, j’ai fait l’est moi.

— Bah, moi aussi, débilos.

— Donc on a nourri deux fois l’est et combien de fois l’ouest ?

— Aucune.

— Aucune fois, et bah super. Et tu te trompes de côté depuis combien de jours, sombre idiote ?

— Non, mais attends excuse-moi, mais c’est toi qui t’es gourée sur ce coup-là, tu vas voir sur le tableau que c’est bien moi qui suis marquée !

— Combien de jours grosse dinde ?

— Cinq jours, j’ai fait ça cinq jours.

— Cinq jours qu’elles n’ont pas bouffé ! Eh bah punaise !

— Oh ça va, ce sont les meurtrières, elles peuvent bien faire un petit jeûn punitif de temps à autre.

 Les meurtrières ! C’était là que devait se trouver Anne-Marie. Dès que la nuit retomberait, elle irait la sauver de là !


*


 Le poisson du lac sauta, encore et encore. Il n’y en avait qu’un, avait conclu la fée, car il n’en sautait qu’un à la fois. Assis à côté d’elle, le rayon de lumière qui passait par la porte s’effaça progressivement. Bientôt, il l’abandonna. Son ventrecoeur fit une pirouette. Le temps était venu de retrouver son amour.

 Le cloitre était presque désert. Les poules qui dans l’après-midi picoraient la pelouse fleurie s'étaient posé sur les toitures pour dormir. Il n’y avait qu’une garde qui déambulait paresseusement dans les galeries. Quand elle passa près de la porte, Juliette se réjouit ; c’était une bergère.

Confiante, la fée sortit. Elle se dirigea de suite vers elle  et chuchota :

— Je viens de la part de Marta.

 Le visage de la bergère aurait pu s’illuminer, se froisser de mécontentement ou se fendre d’un sourire, elle ne l’eut pas su puisqu’elle n’avait pas de bouche, ni de sourcils, ni d’yeux ni de nez, comme toute bergère qui se respectait.

— Que me veut-elle encore ? Ça sent l’orage, j’imagine qu’elle veut que je rentre les poules ? N’est pas question que je retourne sur le toit !

— Navrée, mais c’est tout à fait cela. Et après avoir rentré les poules, elle voudrait que vous comptiez les moutons.

— Les moutons ? sa voix, dont on ne savait décidément pas d’où elle sortait, avait pris une teinte enjouée.

— Oui, ceux que vous voyez dans le ciel. Ce soir avec les nuages, vous n’allez pas en compter autant que ce qu’il faudrait, mais ce doit quand même être fait, vous comprenez ?

— Oui, oui, j’y vais de ce pas. Je peux te laisser le cloitre à surveiller le temps de ?

Juliette lui affirma avec un grand sourire qu’elle garderait le cloître mieux que ses napperons.

 Le long des quatre galeries, il y avait des portes en bois un peu tristes. Les cellules, devina-t-elle. Au moment même où elle se demanda comment elle allait trouver Anne-Marie parmi toutes ses possibilités, une odeur lui sauta au nez : lavande et géranium rosat. Son cœur se mit à ronronner comme une loutre en rut.

Elle toqua doucement à la porte d'où semblait émaner le parfum.

— Anne-Marie, chuchota-t-elle, c’est moi, Juliette.

Quelque chose tomba à l’intérieur, remua, rampa jusqu’à la porte.

— Juliette ?

La porte s’entrouvrit.

— Ça alors ! Viens, rentre.

 Surprise, elle la rejoint dans sa petite chambre. Dans l’obscurité, la silhouette d’Anne-Marie lui sembla la même qu'elle rejoignait à la tombée de la nuit dans sa mansarde d’étudiante des années plus tôt.

— Pourquoi… Pourquoi ta porte est ouverte ? demanda la napperonologue. 

— Parce que je l’ai crocheté, pardi.

— Oh, mais, la serrure est si fragile ? Et on ne te surveille pas ?

— C’est une prison basse sécurité ici, tu sais, on s’en enfuit un peu comme on veut.

— Vraiment ? Mais, la garde à l’entrée m’a dit qu’il s’agissait au contraire…

— Normal, la coupa-t-elle, nous sommes au pays Désillusion. Il ne faut pas se fier aux bergers ici.

— Je croyais que nous étions au Jangal ?

— C’est ce que je dis. Ah, je vois que tu es confuse. Ce pays fait souvent ça la première fois qu’on y vient.

Abasourdie, la fée s’assit sur le lit. Elle sursauta tant le matelas était confortable.

— Mais, c’est que tu es bien traitée en plus !

— Oui. Enfin, mis à part qu’ils ne m’ont pas nourri depuis un moment.

Juliette ouvrit son sac et lui tendit trois barres de céréales qui lui restaient. Anne-Marie les dévora volontiers.

— Mais alors, qu’est-ce que tu fais là ? Moi qui ne pensais pas te revoir un jour.

— J’ai vu dans le journal qu’on t’avait enfermé dans une abbaye. J’ai décidé de venir te sauver, un peu sur un coup de tête.

— Oh, c’est gentil, mais comme je te l’ai dit, je sors d’ici comme je veux.

— Je vois ça.

Elle tenta en vain de cacher sa déception. Son regard de chien battu la trahissait.  

— Alors, pourquoi tu restes ? demanda t'elle d'une toute petite voix.

— Hélas, c’est là qu’est l’os.

La fée fronça les sourcils. Anne-Marie alluma une bougie. Juliette crut s’évanouir ; son ex-amour était toujours aussi belle. Ses cheveux noirs, courts, ses bras musclés, ses jambes, son dos, ses yeux oranges.

— Tu sais qu’il y a une guerre entre le royaume de sang et le royaume de paix.

— Oui, drôle d’idée pour un royaume de paix de partir en guerre, mais quel rapport avec la choucroute ?

— J’y viens. La reine du royaume de sang n’est pas légitime à régner, et j’en ai la preuve. Si j’apporte cette preuve à la cour et qu’elle est déchue, la jeune fille qui devra la remplacer mettra fin à la guerre. Du moins je l’espère.

— J’essaye de te suivre.

— Eh bien, la preuve est un tibia.

Juliette crut comprendre d’un coup.

— Anne-Marie si c’est ce que je crois, c’est dégoutant.

— C’est ce que tu crois. Il y a un ossuaire sous cette abbaye, caché dans le labyrinthe de couloirs, dans lequel est conservé le tibia d’Osman le millième.

— Le père du père de la reine !

— Lui même. Fantastique histoire, tu ne trouves pas ?

— Oui, oui, mais quel rapport avec toi, je veux dire, quel besoin te fais-tu de vouloir mettre fin à une guerre entre deux royaumes auxquels tu n’appartiens même pas ?

— Eh bien, tu auras remarqué que je suis une meurtrière.

— Ah, oui, j’avais vu dans le journal, mais je n’y ai pas trop fait attention.

— Le meurtre que j’ai commis, je l’ai commis trois vies en arrière. Et l’homme que j’ai tué était Osman le millième.

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Je ne sais pas, je me souviens très mal de mes vies précédentes, mais on me punit pour ce meurtre, car il a comme qui dirait mené au désastre en cours aujourd’hui. Tu comprends ?

— Tu n’es vraiment pas un esprit comme les autres, soupira Juliette. Je peux peut-être t’aider.

— Avec tes pouvoirs de fée ?

 Anne-Marie parut tellement enjouée à l’idée qu’elle dit oui. Normalement, les fées n’utilisaient jamais leurs pouvoirs pour les autres. Il n’y avait que pour cet étrange esprit, qu’elle pouvait envisager de déroger aux lois universelles.


*


 En face du lac souterrain, Juliette était assise en tailleur devant un cercle de bougies au centre duquel était posé un napperon. Le même napperon qui était sur son sac, et qu’elle avait décousu pour l’utiliser comme fibastule. Dans la poussière du sol, elle avait écrit trois mots secrets en langue des fées (elifr, sypiliv et tacultan). Elle prit une grande inspiration et mit feu au napperon, non sans un frisson de culpabilité.

 Anne-Marie, en retrait, la regardait. Ses yeux oranges brillaient et Juliette espérait que c’était pour elle.

 Du napperon brûlé s’éleva une fumée bleue comme le ciel, qui se mit à voguer lentement le long de l’aqueduc. L’esprit et la fée la suivirent, bifurquèrent avec elle dans un couloir qui débouchait sur un autre couloir, puis un autre, un autre, et encore un autre, jusqu’à l’ossuaire. C’était une pièce ridicule, une petite grotte avec seulement un coffre. Il y avait bien un tibia à l’intérieur.

— Maintenant Juliette, je vais apporter ce tibia au royaume de sang. Mais ce ne sera pas un court voyage, et pas sans encombre. Si toutefois, tu te sentais de partir à l’aventure, j’aimerais beaucoup que tu profites de la route pour me parler de ta thèse sur les pouvoirs cosmiques des napperons en-pire.

 Anne-Marie lui tendait sa main, celle qui ne tenait pas l’os heureuselent, comme une invitation à tout recommencer. Juliette la prit. 

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