Carambouille
Les épousailles ça m’a toujours gondolée. Surtout avec la Mer. Faut dire que ça rameute le Grand et le Petit Conseil, toute sa Seigneuresse, avec les Dix et la Quarantaine Matriarches en grandes robes, leurs jolis époux en voilette de dentelle et dos nu indécents et le tutti quanti de suceurs venus de toute la lagune. Sur la place des Écorchés, les ombrelles se grappaient aux balcons tandis qu’entre les venelles les cloches et les laiderons caquetaient sur le prix de la dernière toilette déballée comme au carnaval. Les palanquins retardataires se précipitaient entre la populace et un foutu théâtre flottant de cadavres animés et de fauves enchaînés. Malheureusement les orchestres à trompes et les Chiennes Pénitentes étaient de sortie, leurs gueules fendues jusqu’aux clavicules qui psalmodiaient en langue morte. Le pavé, lui pulsait sous le sabbat des Morsaines en goguette. Ça roulait sous le pied. Comme si quelque chose, dans les fondations de la cité, cherchait à remonter des profondeurs. Vaudrait mieux pas, et c’était pour ça, le remue-ménage.
La foule mugissait, haletait, transpirait des litres de fièvre. L’heure approchant, la tension avait l’épaisseur d’un jus de carambouille mal filtré. L’allègre bordel grouillait – évidemment – de vaporales ; la magnifique capitaine Angerona à leur tête pas peu fière dans sa brigandine lustrée et toute mouillée de bousculer les bonnes gens pour faire place aux notoires. À fleur d’eau, les battements de queue des tarasques et, dans les hauteurs, accrochés aux façades, les langues fourchues des ventapirs en gargouille et armes d’apparat. Sûr que l’or salin rutilait partout – de quoi remplir la besace, mais on n’était pas venue pour ça !
Là recroquevillée, ta modeste mariole subissait un sale courant d’air sur les reins, le cul collé aux tuiles du Palais des Dogaresses. J’avais rabattu la capuche jusqu’au nez. La trame assurait le camouflage, mais elle a eu beau t’avoir coutée bonbon et provenir d’un confins du monde (certainement tropical, d’ailleurs), ma flumaille laissait filer le vent et l’humide sur mon plumage. Enfin ! s’eut été moins drôle de me faire voir-là-haut, tu t’en doutes. Et je tenais à la jointure de mes cervicales bien mieux qu’au confort de mes lombaires rafraichies.
Je m’étais postée aux primes brumes. La varappe n’avait pas été une partie de plaisir, disons-le, mais il avait été hors de question de tester ce nouveau corps en planant de proche en proche pour se le faire carreauter à l’arbalète. Je gardais la partie fine pour après. Je n’en avais pas moins savouré les dernières courses des serviteurs et les maraudes de la soldatesque que j’avais esquivé à patte, non sans non plus humer faim aux huiles des cuisines qu’on balançait déjà dans les canaux. Puis une fois perchée, j’avais attendu, la brise roidissant mon dos et mes narines piquées par les saveurs des buffets promis, tandis que les bateaux à celles qui auraient les plus gros s’embouteillaient pour la meilleure ancre.
Ainsi, j’étais coincée, le coccyx et le pif au supplice à cause du déballage de parfumerie pour masquer la pestilence des Morsaines. C’était longuet, je le confesse, mais j’ai pas bronché. Ce que je ne ferais pas pour toi !
Voilà qu’à midi sonnant et trébuchant au Campanile, est arrivé le bucentaure. Ses rames d’écailles fendaient les flots fuligineux sous le pont des Mouches, vers la brumisation qui tirait ses langues sur la lagune pour l’occasion.
Et moi, là-haut, à me limer le fessier, je scrutais, je louchais, je patientais. C’est que ça n’a pas l’air comme ça, mais une décapitation rituelle, ça se rate vite si tu te laisses distraire. Et y’avait de quoi : c’était tout une fête sur la piazza comme sur l’eau, qui s’est momentanément agenouillée en se masquant les yeux des mains en signe de vénération. Tous ces yeux qu’étaient censés ne pas voir. Tu parles ! tous mataient en douce et les bateliers gaffaient à pas toucher les précieuses rames du bucentaure en manœuvre pour se mettre à quai. Un jour, je te raconterais l’origine de cette pompe, tu me diras.
Quand la Dogaresse a fait son entrée, ou plutôt sa sortie du Palais, en fendant la foule de son triomphe, un frisson m’a traversé, et pas que pour le manteau de sel chantant ou la sublime sangrelame. Le crâne à la Dogaresse, y me plaisait vraiment bien. De la méninge parfumée au secret à me faire saliver d’avance. Néanmoins, Sa Sérénissime suintait l’antique. Pas seulement l’âge même si elle était sacrément fripée, ça je m’en carre, mais plutôt de cette vieille magie qui caille autrement toute l’eau du corps. Elle avait ce regard-là qui te dresse l’inventaire de tes péchés et mêmes de ceux de tes vies antérieures. Je m’étais déjà fait la réflexion les années précédentes, et là je me suis sentie ouverte en deux quand ses mires sont passés sur les toitures du Palais. Comme si elle me cherchait, moi, à travers la chiée d’aveugles borgnes bien dévoués. Tu m’avais manquée vieille bique.
Puis le silence. Un silence de plomb coulé dans la bouche de la cité. J’ai ravalé un hoquet et le peuple s’est découvert les yeux pour admirer le spectacle à venir.
Derrière la Dogaresse s’alignaient en deux files ses Médédoctoresses encadrant le tribut de chair de journée. Leurs masques à bec d’ivoire et aux bernicles fumées cachaient leurs grimaces de sourire typique des mangeuses ataxiques. Je jure que les sentais de mon perchoir, leurs haleines camphrées, leurs gants de cuir rigide de sang sec autour de leurs doigts déformés et rongés.
La main de la Dogaresse s’est levée. Lentement, d’un geste infiniment précis, comme si chaque phalange décorée était une jettatura. Le joyau de sa quincaillerie brillait à ses doigts parcheminés. Elle a tendu son majeur portant l’anneau de la Mer-Mère vers le bucentaure accosté, l’auréole du zénith projetant une ombre courte mais terrible qu’elle a piétiné avec sa suite pour s’y rendre. Les Médédoctoresses ont dressé le pal au centre de l’estrade de proue. Ce jour-là, elles y ont trainé et attaché le sacrifice ou plutôt le futur épousé, un jeune corps à peine nubile sous les voiles d’algues. Pas un mot, pas une larme. Juste le voile trouble de la mémure ; docile et déjà en danse avec les Noyées. Je l’ai verrouillé de l’œil. Je devais attendre la toute fin du pataquès pour lui tomber sur le râble.
La Grande Amirale a répondu solennellement de sa vie pour la sécurité de ses passagers – des fois qu’un vent contraire ferait consommer le mariage à la Dogaresse avec la grande bleue, ce qui ne manquerait pas de faire marrer toutes les Corpusculaires. Ainsi Sa Sérénissime est montée à bord pour trôner à la poupe, rejoignant la légate de la papesse déjà assise, à sa droite et je ne sais plus quel profane ambassadeur à sa gauche, derrière quatre rangs de sièges pour les miches charnues sénatoriales. Y’a eu les accolades protocolaires qui vont bien, puis la galère souveraine a pris le large à coup de rames sentencieuses suivie à bonne distance de la palanquée de notables en gondoles.
En bonne place et sous les ébahissements fébriles de la foule, les plus riches tout proche du navire, la part argentée munie de jumelles sur mer comme sur terre et d’imagination pour le reste des communs, la Dogaresse a quitté son trône pour inviter, sinon sommer (je n’ai pas entendu, mais j’ai deviné à la trombine, pratique la mirette de stryge) à la Première Matriarche de procéder à la noce. Cette dernière a prononcé la bénédiction nuptiale sans réaction de la part du fiancé. Fiancé qui n’a pas davantage bronché quand les Médédoctoresses ont prélevé l’eau de la lagune pour le lui faire boire. Rien que de penser à toutes les mémoires là-dedans ça m’a encollé la poulette. Ensuite, la Dogaresse a passé l’anneau au damoiseau à peine pubère et soi-disant vierge, puis, concluant de la formule consacrée, Nous t’épousons, Mer, en signe de véritable et perpétuelle domination, a dégainé sa sangrelame.
Quand elle a tranché la tête du malheureux, ça n’a même pas fait de bruit. Un coup net et propre. L’eau a pris la couleur de l’âme qui s’enfuyait. Je l’ai vue flotter, et j’ai eu ce frisson, tu sais, celui qui te fige les sangs et qui, en même temps, te donne l’envie de plonger.
Ce que j’ai fait. Déployant mes nouvelles ailes par-dessus l’atmosphère nerveuse, j’ai fendu la distance entre le toit du Palais et le bucentaure en battements maladroits. J’ai tiré mon sabre dans l’intervalle. Peut-être quelques ventapirs se sont excités. Pas sûre, avec la flumaille. J’aimais l’idée de m’être nimbée d’un mystère pour m’abattre comme une trombe.
Et là je l’ai prise.
La tête de la Dogaresse. La voilà tiède et lourde. Encore vivante contre ma poitrine. Elle m’a dit quelque chose. Pas avec des mots, non non, mais je l’ai entendue jusque dans ma moelle …je suis à toi je suis toi toute toi… Et moi, cervelle de stryge, je l’ai écoutée !
J’ai viragé sec. Tant pis pour ma cible initiale. Faut te le dire, j’avais le palpitant au galop, les muscles en tension et ces fichus appendices aussi raides qu’un poulpe sous mémure. La parlotte à la Sérénissime me vrillait le crâne.
…jadis bu la tasse dans la lagune le bris du verre tes yeux dans les miens ta main contre ma nuque jusqu’à ce que mes poumons braillent et j’ai bu ce sel qui avait aussi le goût de ta langue mortes nous avons été et dansé nous avons jadis…
J’ai battu l’air en zigzag entre les encens et les vapeurs iodées des Médoctoresses en incantation. La clameur clapotait. Immense et furibarde. Les tarasques bullaient, leurs queues frétillaient méchamment l’eau. Des coques se sont entrechoquées. De la noblesse a fini à la baille mais je n’avais pas le temps de la rigolade. Les tambours battaient rappel et les gueules fendues des Pénitentes hurlaient comme des bêtes à la saignée. Sitôt la brumisation s’est noircie. J’ai filé à travers cette purée de pois à l’instinct. Et j’ai perçu les cris des vaporales relayant les ordres à terre. La belle Angerona me donnerait-elle la chasse en personne ? Ma rêvasserie a été brève mais fâcheuse.
Un trait m’a percé sur la gauche et j’ai glissé dans l’air en me crispant de douleur. Je ne savais pas que les plumes pouvaient saigner. Tu as volontairement oublié ce détail ! M’arrachant à la brume, j’ai filé vers les abattoirs avec l’espoir de masquer mon odeur et surtout celle de la Dogaresse aux vaporales. Mes ailes ont obéi par mémoire musculaire. Je ne me sentais pas capable de me confronter aux arbalètes des ventapirs sur le Grand Canal. Ils me collaient au sif et tiraient à l’aveugle. Je louvoyais en passant près du Campanile. Je ne devais leur économie de carreaux qu’à ma flumaille, hélas cette dernière masquait mal mes ailes déployées, ainsi qu’à la populace en dessous que quelques visées obliques auraient malencontreusement touché. Sur le moment, impossible de me libérer la main de sa Sérénissime. Elle pesait son poids, cette tête pleine d’intrigues. Ma couverture était naze et la foule mon salut. Je devais d’abord changer de peau pour ranger mon fratas et m’y fondre.
Une autre volée m’a perforé par-dessus le campo des Desséchés. J’ai piqué pour semer mes poursuivants, rasant les tuiles, ricochant d’une girouette à une gargouille, mes serres griffant sa pierre et mon souffle brûlant. Je tenais bon, je tenais ma prise. Mais le sang de la stryge n’était plus bien vif.
Derrière moi, ça rugissait la poudre. J’ai glissé sur la pente du toit pour me relancer après le passage d’une escouade de vaporales. Ensuite, j’ai viré, brusque, sur l’aile non blessée, profitant d’un courant chaud qui remontait des chaudières d’un lupanar, et je me suis enfoncée dans le Petit Canal. Fini le ciel ouvert et les balcons dorés. Je suivais le fil des chalands et des caboteurs, esquivais les cordes à linges et jugulais mon altitude jusqu’au pont couvert menant à l’île des abattoirs.
Un autre carreau à achever ma cascade. Une crampe d’enfer qui a refoulé le dernier brin de stryge. La trouée de l’aile se projetait dans mon épaule. J’éprouvais la désagréable sensation des membres se rétractant sous mes omoplates. Sentir les os mollir et se liquéfier n’en est pas moins douloureux que de les sentir pousser. Aussitôt, j’ai décliné en évitant de m’empêtrer dans des linges, ou pire, dans la flotte et ses spectres. J’ai négocié un vent vers un campo relativement dégagé. Essaie un peu d’atterrir sans tes mains ! Je me suis vautrée sans style. Un roulé-boulé dans une flaque de fiel, assortie d’une bousculade car la poursuite avait rameuté de l’uniformes et des curieuses. Je me suis relevée. Cagneuse mais pas cassée. J’ai décarré aussitôt les jambes raccourcies. Les environs m’ont alors paru flou. Dommage, j’appréciais bien la vision nocturne mais à présent je pissais un sang à flagrance bien humaine.
Un dérapage de pieds nus plus tard, j’ai déguerpi en serrant la loque de flumaille contre moi, maintenant imbibée d’immondices à moins que cela n’était de l’entrailles de poiscaille. Terminé le mystère et la trombe, je ressemblais à une pouilleuse et ça m’allait bien. La fin de mue me filait les crocs, comme à chaque fois. Enfin ! j’ai bondi par-dessus un mince canal pour emprunter une ruelle étroite. Là, j’ai vérifié les alentours, rien de rien, et fourré la flumaille et la tête dans la besace – qui n’a pas aimé, vu la gueulante qu’elle a poussée et que j’étais, semble-t-il, la seule à entendre. Rien que pour ça je mérite une allonge de prime.
Bonne Mer, mes pas savaient où aller, même si moi, j’en savais foutre rien. Certainement pas vers les abattoirs, en tout cas. La Dogaresse battant ma hanche murmurait encore …par là, par là… ça me rappelais ta manière de piloter les cadavres et j’en ai frémis.
J’ai dévalé une volée d’escaliers de traviole, sauté par-dessus deux vieilles qui jacassaient sur un banc. Une cloche a sonné. Pas celle du Campanile, mais de l’Arsenal. Et moi je courrais à rebours sur le Petit Canal en priant mes pieds de pas me rentrer m’offrir au Palais. J’imaginais déjà les Médédoctorsses trifouillant mes viscères.
Les ventapirs menaçants au-dessus de moi secouaient du témoin borgne. Le bruit de l’attentat enflait. Je remontais le courant des maraudes, obéissant aux murmures …trémie des soupirs pont-fanné pont des rémanents galerie de la chair-docile rue des non-retours… Les bateaux-marchands tiraient tenture. Je passais entre les mailles, mais on me regardait d’un œil de poisson mort à travers la surface de l’eau. Des yeux multiples sous des masques difformes. Des silhouettes avec trop de coudes. Des ombres qui me saluaient d’un léger hochement de tête, comme si j’accomplissais une mission dont j’étais la dernière à comprendre le sens. Vu le tarif, y’a pas trop eu de question entre nous, mais quand même.
La Dogaresse riait doucement. En dedans. Une vibration dans les dents qui me foutait mal.
J’ai fini par bifurquer par les tanneries. Malgré moi, j’insiste. Plus radical encore que les abattoirs, faut dire. Ça empestait pire qu’une gorge d’anguille. J’ai slalomé entre les cages à bestioles, volé un torchon pour éponger le sang qui gouttait de mon trophée et imbibait mon sac. Un autre pour ma blessure. Au passage, une palourde oraculaire a failli me mordre. J’ai claqué des dents en retour pour l’effrayer. C’est dire l’état de mes nerfs.
Autour de moi, ça trimait dans une langueur fétide mais ici personne ne s’étonne d’une va-nu-pieds avec un paquet de viande haché. Les ombres me suivaient dans les bassins à teintures. Plus rapides et nombreuses, j’étais néanmoins incapable de savoir s’il s’agissait de simples curieuses ou bien des vaporales ayant lancés leur mourantellis à mes trousses, enfin, à celles du sang de la Dogaresse. Que je déteste ces saloperies de familiers ! Mais les hémalégences ont cela de pratique qu’on s’attache trop fort à sa maîtresse. Les miasmes flottaient comme des relents de peste. Je le sentais dans ma moelle. J’en négligeais la douleur de mon épaule pour accélérer ma course, toujours la Dogaresse en mélopée. Profitant de la discrétion des peaux étendues, j’ai imaginé négocier avec sa Sérénissime un répit à sa litanie. J’ai tiré sa tête de la besace en l’attrapant par les cheveux avec toute la délicatesse possible.
Elle me regardait. Les yeux grands ouverts. Un regard sans pupille où tournoyaient lentement des spirales grises.
Et maintenant ? j’ai soufflé.
Elle a fixé mon autre main, a cligné des yeux. Une fois. Puis les paupières sont restées closes.
Le sang sur mon poignet n’était pas le mien. Trop noir. J’ai gouté pour être sûre. Un arrière-goût de sel. Celui de la Dogaresse ? J’espérais que sa carambouille serait meilleure.
En tout cas, j’aurais pas dû.
…eau noire brume chaude sueurs tombées deux ombres effleurant le bord d’un chaland abandonné entre un ligne moisi et une cage à chantre…
Il m’a alors pris une nausée de toutes les mères et j’ai failli rendre bile. Des anémones dansaient devant mes yeux et j’ai senti mon corps tiré par des fils de volition qui n’étaient plus les miens. Mon corps de poupée s’est arqué avant de prendre son élan.
Les canaux de notre ville ne sont pas faits pour les fuyards. Ce sont des intestins tordus qui digère vite les errances. Les îlots bougent et ce qui les relient s’effondre d’une nuit sans lendemain. La lagune lape les pierres et bouffe les chairs et les moisissures en laissant des auréoles de sel comme des tracés de craie. Des algues partent à l’assaut des bâtisses pour les corrompre, crachant des gaz purulescents. Je me suis enfoncée vers le couchant ; j’ai traversé le dédale par ses ponts branlants, les passerelles de fortunes ; j’ai couru sur les toitures, hantée par des souvenirs d’enfance qui n’étaient pas les miens. Je voyais une autre ville en contrebas, la mer et ses brumes prêtes à m’engloutir, des barques sans bateliers qui remontent les courants et charriant des âmes noyées, tandis que je bondissais entre deux greniers, sautais entre les failles et évitais les tuiles huileuses. J’ai éprouvé sur mes lèvres sèches la douceur d’un baisé volé sous une arcade, la tiédeur d’un sang noir, l’étreinte d’une amie avant de la pousser par-dessus un bastingage, la lourdeur d’une sangrelame dans ma paume. Mes doigts crochetant les parapets éprouvaient les reliefs de quelques lourdes bagues. Les souvenirs me poursuivaient presque autant que les mourantellis. Et toujours, toujours cette voix dans ma tête. La tête qui murmurait :
…trône d’algue et sel redonne-moi mes os trône sous les marches d’écume laboure les mémoires je me souviens je suis revenue par le fil par la faille par la faille du fil mer sans rive mer sans lune ouvre ta gueule d’encre mer qui ne reflète rien mer reversée ta vague qui remonte je suis la tête je suis le refrain je suis ce qui fut baisé par la Mureyne et sa couronne je suis ce qui marche sans jambes ce qui règne sans peuple trône sous les marches d’écumes souviens-toi ouvre les canaux au ciel je suis la tête je suis le refrain je suis le…
Pour échapper à un vol de ventapirs, je me suis planée sous une barque retournée pas loin des quais du campo des Marchés. Là, j’ai attendu. Le souffle court et le cœur cognant plus fort que les cloches de la Madonna du Silence. Et j’ai pleuré en sentant des bras d’ombres m’agrippaient les jambes. Pas de peur, non. De désespoir. Par que ce n’était plus moi qui portais la tête.
… souviens je suis revenue par le fil par la faille par la faille du fil mer sans rive mer sans lune ouvre ta gueule d’encre mer qui ne reflète rien mer reversée ta vague qui remonte je suis la tête je suis le refrain je me…
Après moults détours, je suis arrivée dans la Mirenqua au petit matin. C’est un endroit qu’on ne trouve pas sur les cartes à l’encre dynamiques mais que tout carambouille dans ton genre à dans les veines. Ainsi as-tu conduit mon corps rompu. Vers ces cryptes au-delà des eaux-mortes, dans les fondations de la cité. Des poches de silence nichée là où même les souvenirs de la lagune viennent pour mourir. L’air y est plus dense qu’ailleurs, chargé d’un sel qui n’a jamais vu la mer, d’une humidité chaude qui sent la chair fermentée. Il y goutte une eau que l’on peut boire, une eau douce sans mémoire. Les voûtes sont couvertes de runes écaillées, griffonnés de prières que tu exauces contre des offrandes pour celleux qui osent s’aventurer jusqu’ici. Les os soupirent dans les fissures des murs. Les lanternes y brûlent une huile épaisse, diffusant des lueurs jaunâtres comme filtrées par des paupières malades. Car elles clignaient pour faire le tri entre tes ombres et les mourantellis me poursuivant.
Quand je suis rentrée dans ton atelier, tu m’as dévoilé tes canines limées jusqu’à tes oreilles tranchées. Tes carambouilleurs ont rampé jusqu’à moi. Ils se sont tus et les murs avec eux. Leurs visages se sont tordus, les mains difformes tendues, leurs narines frémissantes. On ne m’a pas salué. On m’a reniflé, jaugé, ausculté. Ils savaient comme toi tu savais. La tête vibrait même à travers le tissu.
…jadis bu la tasse dans la lagune le bris du verre tes yeux dans les miens ta main contre ma nuque jusqu’à ce que mes poumons braillent et j’ai bu ce sel qui avait aussi le goût de ta langue mortes nous avons été et dansé nous avons jadis…
Je suis allée jusqu’au bassin central, cette cuve où l’eau n’a fait que refléter l’estafilade profonde sur ma gorge. J’y ai déposé la tête. Sa bouche a craché un cri liquide et rauque. Une tempête de rire. Tes carambouilleurs se sont couvert le visage. Elle était vivante. Ou plutôt : elle n’était pas morte.
Moi si. Tes doigts ont tiré quelques nerfs. Mon corps a fait un pas en arrière et j’ai sentie l’air dans ma trachée sans passer par ma bouche. J’ai été prise d’un vertige. J’ai voulu porter ma main à mon sabre mais n’ai trouvé que du vide. Plus de baudrier, plus de poids à mes hanches. Juste cette sensation de flotter. Le froid contre mes reins. L’enveloppe de la flumaille imbibée de sucs impérieux. Ta main le long de ma colonne cousant avec patience les filigrâmes.
…je suis à toi je suis toi toute toi…
‡‡
La sangrelame avait infesté ma jolie marionnette. Elle en était déjà toute rongée, son sang noirci, ses lèvres bleuies. Et elle avait salopé ma flumaille en peau de lionchrome ! J’avais bataillé sévère pour la ramener ici et je n’avais vaincu qu’à l’usure. On ne manipule pas les morts par la force. Ce n’est pas une affaire de contrôle. C’est une affaire de rappel. On tire sur les fils de mémoire. Et si tu tires juste, le corps pantomime.
Cette raqueuse des canaux en avait sous les côtes mais à présent, elle convulsait sur les dalles. Les souvenirs de la Dogaresse l’avaient trop entamée. Le processus était irréversible, la cervelle corrompue et l’enveloppe irrécupérable. Autant la transvaser, tailler ses os pour quelques couteaux, filtrer un peu moelle, pour une carambouille éventuellement, mais j’avais à faire. Plus tard peut-être.
La tête de la Sérénissime avait ouvert grand la bouche et faisait des bulles dans le bassin …le temps fuit et sans retour emporte nos tendresses loin de cet heureux séjour le temps fuit sans retour… Ses yeux roulaient moqueusement. Mes amfants pouvaient bien se couvrir la face, avec leurs paupières cousues ils ne risquaient rien. À l’inverse, la petite stryge me fixait de ses grands yeux bien ronds aux pupilles excavant des ténèbres. Ses serres crissaient contre les barreaux de sa cage. La captivité ne lui goûtait guère et je la comprenais. La capitaine Angerona avait la diligence comme qualité autant comme défaut. Je m’étonnais du retard de ma vaporale préférée à réceptionner sa commande, par ailleurs. Les vampires ont cela que leur temps éprouve une relativité qui touche à l’autre rive. Question qui devient inquiétude tandis que je peignais de mes doigts les cheveux serpentins, flottant dans le bassin, de ma douce Dogaresse. Comme notre tendresse est lointaine. Te rappelles-tu nos barcarolles, Jadis ? …zéphyrs embrasés zéphyrs embrasés versez-nous vos caresses versez-nous vos caresses… Et dire que tu as noyé l’amour pour voir au travers. C’est ce qu’exige une eau qui a déjà tout. Etais-je la prunelle de tes yeux pour valoir sacrifice ? Tu étais les miennes. Mais c’est une autre histoire et la capitaine est là.
La Première Matriarche Addolorata vous est personnellement redevable, dit-elle en saisissant les yeux extraits de la Dogaresse.
Je ne suis que la polichinelle.
Et comme elle est venue, la belle s’en va – la sérénissime sangrelame déposée sur ma table de travail.
Veux-tu apprendre, petite stryge, à faire danser les morts ? ou préfères-tu trancher leurs liens ?
Annotations
Versions