Putride est la terre où poussent les orties
Ouais, ce texte fait 34 minutes.
S'il vous venait l'envie naturelle de ne pas aller jusqu'au bout, ne vous gênez pas, donnez la note et la lecture que vous voulez.
Avertition : contenu sensible.
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~ Dendrotan ~
La coque de sa barque rencontre un ponton vermoulu. Ici et là, on devine des lattes dont la présence timide peine à surpasser cette couche de mousse ; un bois vert et noir au bord de ce lac qu’on confondrait avec la mer. Il lève les yeux et contemple l’immensité des falaises ; une jungle de couleur s’étend sur la roche, côtoyant les débris des quelques maisons construites à flanc. Sous cette couche de feuilles, il y décèle un chemin pavé, détruit par le temps et le vivant. Le vent porte une mélodie paisible, rythmée par le chant des mésanges. Cet endroit avait un nom autrefois : les jardins divins.
Moult légendes mentionnent ce lieu riche et discret. Un clan puissant et pacifiste, des divinités aux grands pouvoirs et une terre prospère. Certains nomades osent remonter les falaises, quérir quelques graines oubliées, d’autres profitent de la tranquillité pour s’y échouer. Mais Nettle est différent. Ce n’est pas la nourriture qui le motive ; avec le temps, il a su se passer du goût. Un lieu paisible ? Pour quoi faire ? Cet adolescent adore la compagnie, il en faut bien pour élever son égo. Ce qu’il veut, c’est un trésor inimitable dont il serait l’unique propriétaire.
Sa main droite, couverte d’un chiffon, fouille délicatement le calcaire. Il s’étonne, surpris de trouver sa plante fétiche. Prudemment, il l’arrache et l’étale dans une poche de son sac. Un soupir, un moment de contemplation, il voit l’entièreté des marches remonter la falaise. Le village est en haut, avec un peu de chance, il y aura des enfants. Pour Nettle, c’est de loin le meilleur public.
Il lui a fallu peut-être vingt, quarante minutes avant d’atteindre le sommet. D’en haut, les bourrasques sont violentes, le garçon vacille puis s’accroche aux restes d’un enclos. Ce qui restait de cette communauté est du même état que le ponton. La végétation comprend des arbres et des fleurs de toutes sortes. De petits torrents se révèlent sous les pierres et chutent vers le lac. Ce qu’on disait sur la tranquillité était vrai : il n’y a personne ici. Les habitations, éventrées par les branches, révèlent un mobilier moussu où s’étendent des éclats de verre. Il fouille, trouve un lombric, des carabes, du bois humide. De quoi manger, mais rien pour cuire.
Les manches retroussées, il s’élève dans la canopée. A cette hauteur, nul besoin de jumelles ; après tout, il s’est toujours complimenté sur sa vue. La preuve, sans elle, il n’aurait pas remarqué cet arbre qui occupe le tiers de l’horizon. D’en haut, il pourrait voir bien plus loin, peut-être pourrait-il dénicher son fameux trésor ?
Une petite glissade, une cinquantaine de pas et le voilà devant son nouvel objectif. Ici, les pierres ont une forme étrange : lancéolée à la base cylindrique ; à l’exception d’une seule où la surface plane adopte quelques mousses. De son chiffon, il essuie la roche et y discerne quelques formes :
ᚃᚑᚒᚄ ᚊᚒᚔ ᚂᚔᚄᚓᚎ ᚉᚓᚄ ᚋᚑᚈᚄ
ᚅᚓ ᚏᚓᚂᚐᚉᚆᚓᚎ ᚚᚑᚔᚅᚈ ᚉᚓ ᚃᚂᚓᚐᚒ
Confus, il ronchonne. Nettle n’est pas le plus fin des adolescents, mais pour lui : lire c’est facile. Il suffit de reconnaître quelques lettres, de les prononcer dans ses pensées et de deviner le sens de la phrase ; parfois ça marche. Mais des bâtons ?, que peut-on faire avec ?, un combat d’épée ?, une canne à pêche ? Qu’importe ; il n’y a plus de vie, ici. Que lui apprendrait un tel effort, si ce n’est…
— La connaissance.
Il se retourne brusquement vers la source sonore. Sur l’une des branches du grand arbre se tient le corps menu d’un enfant, le visage dissimulé par un masque de bois où s’expriment des peintures froides. Sa main élève une mèche de ses longs cheveux bruns ; sur son corps pâle : une tunique blanc cassé ; Nettle y aperçoit les formes d’une petite poitrine.
— La… connaissance ? C’est ce qui est écrit ?
La fillette soupire et se laisse chuter. Son atterrissage délicat s’exprime par un son unique : celui d’une végétation qui croît sous ses orteils. L’adolescent observe la scène, béa. Il lève ses souliers, l’ivraie chétive qu’il écrasait rampe sur son mollet.
— T-T’es qui ? frissonne-t-il, les mains chassant la poace.
— De mon temps, on aurait tout donné pour Savoir, c’est devenu une lassitude aujourd’hui ?
La confusion écarquille ses orbites, malgré cette apparence, Nettle reconnaît le timbre d’une voix féminine. Ce n’est en rien des sons que devrait sortir une gamine.
— Un fantôme ? Un esprit ?
— Pas vraiment, c’est écrit sur la pierre. Tu ne sais pas lire ?
Sa lèvre inférieure tremble, son regard alterne entre l’inconnue et les écritures. Son souffle se saccade, gagne en intensité.
— B-Bien sûr que je sais lire.
— Alors dis-moi ce qui est écrit.
— Euh…Ben...
Pour lui, il n’y a rien de plus terrifiant qu’un jugement silencieux ; et ce masque aux yeux factices éveille l’horreur qui germe dans sa poitrine.
— Euh…B-Bah...
— Tu sais, admettre son ignorance c’est faire preuve d’humilité.
— M-Mais je suis humble !
— Même sans te voir, je sais que tu mens.
Elle se rapproche de la stèle, caresse les hiéroglyphes du bout des doigts.
— « Sanktuaire de Klema Dendrotan ». On pourrait croire que le scribe ait oublié son orthographe, mais chaque divinité à une écriture, son propre code. Ici, le « k » peut être confondu avec un « c », pareil pour les « j » et les « i ». On vérifie quelle version correspond le mieux, tu comprends ?
— Un sanctuaire ? De qui ?
(Ça valait la peine que je t’explique, abruti)
— Le mien.
Le garçon sursaute, le talon sur une roche ; il glisse, puis chute en arrière.
— Je suis Kléma, le Dendrotan. Divinité protectrice avec… un autre, finit-elle d’une voix basse. Et toi ?
— Euh… Nettle. L-Le « grand » Nettle.
— Je te demande pardon ?
Il soupire, se relève puis passe la main sur son derrière. Sa paume en ressort salie, couverte d’un brun humide.
— Je suis le grand Nettle.
— Je l’avais compris merc...
— Par là j’entends que je suis le plus grand aventu… Non, le plus grand galérien que la terre ait connue ! Mes exploits sont grands, et mon rêve l’est d’autant plus !
(De toutes les personnes, il a fallu que ce soit lui ? Quitte à attendre, autant patienter jusqu’au prochain.)
— Très bien.
— C’est tout ?!
— Hum hum.
— Normalement, on me demande plus d’info’, comme euh : c’est quoi un galérien ? Tu as quel âge ? D’où tu viens ? C’est quoi ton type de fille ?
Une expiration fatiguée s’échappe du masque, la gamine se gratte la tête.
(C’est fou. L’instant d’avant, il était tétanisé. Comment a-t-il supprimé sa peur ?)
— J’imagine que par « galérien » tu emploies un terme familier qui fait référence à tes capacités d’adaptation qui t’ont permis de survivre assurément jusqu’ici. Tu m’as aussi l’air d’avoir quatorze-ans. J’ignore d’où tu viens, mais vu ton odeur tu as dû traverser les montagnes de feu au sud. Pour le type de fille, ce serait certainement une à forte poitrine, assez crédule et qui te flatterait sans détour, de préférence vierge et illettrée.
— Mais euh… j’allais le dire.
— Quel dommage, tu raconteras ça ailleurs. Va-t’en, c’est dangereux ici.
— Pourquoi t’es là, alors ?
L’exaspération la fait souffler. Son pouce pointe vers l’arbre dans son dos.
— Car je suis rattachée au sanctuaire, je n’ai pas le droit de partir.
— Même s’il y a personne ?
— Je n’existe pas pour les humains, je ne suis pas ce genre de dieu.
— Mais alors pourquoi t’es là ?
(Après réflexion, je devrais peut-être en profiter.)
Elle hausse les épaules.
— Bonne question, peut-être pour garder les abîmes ?
— Les abîmes ? Tu les connais ?
— Je suis surprise que toi tu les connaisses, c’est pourquoi tu es venu ici ?
— Carrément ! Je dois descendre et trouver le plus grand trésor !
(Prévisible. J’ai presque de la peine pour lui.)
— Oh ?
Nettle bombe le torse et lève l’index au ciel.
— Moi, le grand Nettle, j’irai au fin fond de la terre et je trouverai la personne rien que pour moi !
(Quel imbécile, il est conscient de ce qu’il raconte ? Au fond, il ne trouvera rien de vivant.)
— C’est fascinant.
— Je sais ! Donc euh, tu connais l’entrée ? Et si t’as des petits conseils, je veux bien.
(Mais j’aime ça.)
(Non, j’adore !)
(Après toutes ces années d’ennui, j’ai enfin l’occasion de l’atteindre...)
(La fin de mon monde.)
Les mains sur son masque, Kléma peine à effleurer ses joues remontées de joie. Enfin : un sourire. Depuis combien de temps n’en avait-elle pas eu ? Cet élan d’espoir et cette tentation animent son petit cœur de bois.
— Mieux : je peux t’y accompagner, souffle-t-elle en camouflant l’excitation.
— Mais… Je pensais que tu étais bloquée ici.
— Les dieux se nourrissent de foi, si tu m’offres la tienne, je te conduirai aux abîmes. Plus tu me feras confiance, plus je deviendrai forte. Et pour commencer, il me faut une offrande.
— C’est génial ! Il te faut quoi ?
(Trop facile.)
— La plante que tu as cueillie, donne-la-moi.
— L’ortie ? Comment tu sais ?
La main tendue, le Dendrotan patiente dans le silence. Penaud, Nettle ouvre la poche de son sac et y sort un pied déprimé. Il laisse échapper un petit cri de souffrance ; enfin, il se souvient des poils urticants.
— Merde ! Le torchon...
Les doigts lisses de Kléma entourent la tige et la récupèrent. Le végétal se redresse doucement, formant ses premiers bourgeons.
— Non, c’est une bonne chose que tu aies oubliée. L’ortie nous rappelle l’importance de nos décisions. Elle est douloureuse, mais douce si l’on vient à la comparer aux conséquences.
— Hein ?
— Nettle, es-tu vraiment prêt à assumer cette décision ? Veux-tu vraiment plonger dans l’abîme ?
— Tu me fais peur.
— Et à juste titre, cet endroit est… hostile et dédié aux humains, dangereux en somme. C’est la terre de l’Anthroposité.
— C’est quoi ça ?
— Je te le dirai si tu acceptes mon aide.
— Bah ouais, j’accepte.
(Hu hu hi, parfait !)
— Tu es sûr ?
— C’est quoi ton problème ? Tu veux pas que j’y aille ?
— Au contraire, je voulais m’assurer que tu ne te sentes pas forcé, code d’honneur divin.
Elle pointe l’ortie fleurie dans sa direction.
— Moi, Kléma Dendrotan, je jure d’accompagner mon fidèle sur les terres de l’abîme et de le protéger des dangers de ce lieu.
La gamine plante le végétal à ses pieds, le relâche et observe les feuilles brunir.
— Notre contrat est scellé, Nettle.
— Génial ! On commence où ?
La divinité prend une grande inspiration, expire et semble croître durant ce souffle. La voilà gagnée de quelques centimètres.
(Sa foi est forte et délicieuse. Il faut croire que les gens sûrs d’eux sont les meilleurs fidèles. Si mon peuple n’était constitué que de gens comme lui, quel forme aurais-je pu adopter ?)
— Par ici, pointe-t-elle à sa droite. Il y a une crevasse qui mène au cœur de la terre, l’abîme.
Timidement, elle s’avance au-delà des pierres. Kléma pose délicatement ses orteils au sol, rien, pas une souffrance. Un soupir s’évade de son masque, le soulagement allège ses épaules. Enfin…
(Je suis libre !)
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Dendrotan / dɑ̃dʁɔtɑ̃ /
Nom masculin.
Composé du grec ancien « Déndron » (arbre) et du suffixe – tan (en référence aux titans de la mythologie grecque).
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~ Hudôrtan ~
Ce chemin est une longue descente chargée d’humidité. À ses premiers pas dans la faille, Nettle voit ses poils hérissés. Des gouttelettes brassées par le vent viennent perler sur les parcelles de sa peau, désormais couverte d’un manteau doux et froid. Les quelques rayons qui fusent à l’entrée l’abandonnent sous le voile d’un nuage. En un rien de temps, il se retrouve engloutit dans cette obscurité poisseuse. Ses oreilles perçoivent un bruit sourd : celui d’une cascade. Sous ses souliers, il sent encore les briques de la route, illuminées de peu par une étincelle qui s’exprime au loin.
Une lumière éclaire son dos ; il se retourne et constate l’apparence du Dendrotan. Son corps déchire le tissu de sa robe, dont les lambeaux peinent à dissimuler ses formes d’adolescentes. De la peau de ses bras et de son torse jaillissent des tiges fluorescentes aux feuilles filiformes. Le masque, lui, semble porter une légère fissure.
— B-B-Bah ? bafouille Nettle en reculant.
— Regarde où tu marches.
— M-Mais, on s’en fiche !, t’as des trucs qui poussent sur toi ! Ça fait pas mal ?
— Mon corps s’adapte à n’importe quel environnement. Nous avons besoin de lumière ici ; c’est utile.
— Pas besoin, on a déjà une étoile.
— Une étoile ?
Il pointe les gerbes d’étincelles, Kléma soupire :
— Ah... Ce peut être joli, mais c’est mortel pour toi.
— Comment ça ?
— Tu sens cette humidité ? Si tu effleures tes « étoiles », tu meurs.
— Oh. Dans ce cas, je dois rester près de toi !
— Et prendre le risque de te toucher ? Hors de question ; un dieu ne doit pas faire ça.
— Euh… OK.
La déesse s’avance vers une masse sombre, accolée aux étincelles. Elle se retourne et fait signe d’avancer jusqu’à ce mur aux briques suintantes ; en son centre est posée une petite boite rouillée. D’un geste prudent, elle l’ouvre. L’intérieur est composé de petits boutons aux couleurs effacées et d’un tube de verre au liquide brun.
(Même après des siècles, la machine aspire l’humidité. L’électricité est toujours là, l’ascenseur peut fonctionner. Tes inventions sont merveilleuses, Mélisto.)
Son pouce enfonce un interrupteur, un flash retentit, réveillant une nuée d’ampoules placardées aux alentours. Nettle ouvre la bouche, surpris. Désormais, il peut contempler sans peine les roches qui fusent du plafond. Autour du Dendrotan s’érigent les formes d’un bâtiment sombre aux barreaux rouillés. Son « étoile » continue de briller à l’extrémité du mur de droite. L’adolescent se rapproche, son regard fuit au-delà des barrières du chemin : les profondeurs. D’énormes vasques d’eaux creusent la roche ; l’érosion est telle que le liquide plonge dans l’obscurité.
— C’est quoi cet endroit ?
— On considère ce chemin comme étant le seul à descendre aux abîmes, mais avant : c’était une route importante pour les humains.
— Humains ? Et les étoiles...
— Sont leur création. Ce sont eux qui ont fait ce pont, les lanternes, l’ascenseur... Une machine destinée à nous faire descendre. Heureusement pour toi, elle marche encore.
Il rejoint la divinité et se retrouve au creux des barreaux métalliques. Kléma baisse une poignée vermoulue, un crissement retentit l’espace quelques secondes. Le sol penche, tremblotant, avant d’entamer sa descente.
— Ah ! O-On tombe ?!
— Calme-toi, c’est une invention humaine, tu n’as pas confiance ?
— Pourquoi tu me parles de confiance ? On peut mourir !
L’adolescente sourit à travers le masque.
— Ça n’arrivera pas, je te le promets. D’ailleurs, n’es-tu pas le « plus grand galérien » ? Je suis sûre que tu as affronté bien pire.
— Tout… à fait, ha ! Je m’inquiétais juste pour toi.
(Tellement facile que ce n’est même plus drôle. Il se prend pour un original, mais il est si plat. Prévisible, ennuyeux. S’il n’avait pas sa foi, je m’en serais déjà débarrassée.)
Le garçon danse du regard, les lèvres pincées ; visiblement sensible à cette flatterie. Ses prunelles migrent sur la poitrine nue du Dendrotan ; il déglutit.
La cage descend de plus belle ; les lumières subsistent, bien qu’en nombre restreint. L’adolescent perçoit une cascade, il tourne la tête : une deuxième.
— Dis, pourquoi y a plein d’eau ?
— L’Hudôrtan, souffle-t-elle d’une voix frissonnante.
Kléma prend une grande inspiration ; elle hume sur ses membres une humidité qu’elle avait langui après des siècles de captivité. Ses doigts caressent sa peau lisse de tout hérissement. Ce contact, cette odeur lui rappellent cette personne. Elle se souvient encore de l’épaisseur de ses mains moites, de la longueur de ses ongles qui la creusait doucement.
(Difficile d’oublier un tel chemin…)
Cette remembrance recouvre son esprit ; elle se revoit accrochée à une épaule pâle, glissante. Les lanternes sont allumées, les étincelles n’osent s’exprimer à travers les câbles. Ses paupières s’ouvrent devant une paire de talons où glisse un liquide doré : son essence. Elle tente d’agripper le vêtement de celui qui la transporte, en vainc.
— C’est quoi, loup… loup dort...
— L’Hudôrtan est une divinité comme moi, mais il est capable de créer de l’eau.
— C’est dingue !, comment il fait ?
Elle tourne la tête en direction d’une cascade, ses oreilles se souviennent du bruit de la roche sous les pas du dieu humide. Il était du genre à éviter la technologie humaine, il ne voulait pas prendre le risque d’utiliser leurs machines.
Une autre inspiration.
Cette marche lente poursuit des hurlements désespérés, des appels à l’aide. Puis, un son liquide, des éclaboussures sur les marches de grès. Un silence brisé par d’autres cris, plus puissants, plus horrifiques. D’autres gouttes, d’autres suppliques ; c’est une cascade qui chute sous ses mains. Elle tente de l’attraper, de sentir ses gouttes froides où semblent se tortiller mille âmes ; mais elle lui échappe. Le vide s’installe, subsiste le bruit de l’eau et de leur rire un peu fou.
— Il observe. Un simple regard peut transformer des gens en gouttes d’eau. Maintenant écoute ses cascades, combien en a-t-il métamorphosé selon toi ? Toute l’eau qui couvre ton corps, chaque morceau d’humidité est un bout de cadavre.
(Je me demande si je n’avais pas déjà perdu la tête. Il me semble que j’étais heureuse.)
( Heureuse d’entendre ces cris, ces suppliques inutiles.)
(Heureuse qu’il vienne pour moi, qu’il m’offre ces horreurs.)
(Heureuse de le sentir lui et toute sa folie.)
(Rien que d’y penser ça m’excite !)
(Tu me manques, Basile…)
Nettle tremble, tétanisé. Ses mains tentent d’essuyer sa peau, mais le liquide perle sur ses doigts. Il frotte frénétiquement, quitte à y mettre les ongles.
— N’aie crainte, ce n’est que de l’eau. Elle n’a touché aucune « étoile ».
— Mais... c’est des gens !
— Tu sembles oublier que la terre est faite de cadavres, pourtant elle ne te dégoûtes pas plus que ça. Cela s’est passé il y a des siècles, ces gouttes n’ont plus rien d’humain.
— Et loup dort alors ? S’il me trouve...
La machine remue, s’immobilise contre ce nouveau pont. La cage s’ouvre avec difficulté.
— N’aie crainte, il n’est plus là. Et je te l’ai promis : je te protégerai. Fais-moi confiance.
(Ce n’est pas comme si les morts pouvaient revenir à la vie.)
(Du moins, pas encore.)
Kléma s’avance à l’extrémité du pont, elle actionne un autre boîtier, des lumières s’éveillent. L’eau est de plus en plus présente, elle chute vers cette faille à la profondeur inconnue. Le malaise de l’adolescent grimpe, sa vue perd en détails. Est-ce son humidité ou celle des autres qui la rend floue ?
— Nettle, tu ne viens pas ?
— Je…
( Hu hu hi, on a peur d’une telle histoire ?
J’aurais très bien pu mentir, mais il continue de me faire confiance.)
(C’est fantastique !)
— Rappelle-toi ton rêve : tu souhaites le trésor et il t’attend en bas. Tu ne veux pas le voir ?
— Le trésor, je sais même pas comment l’avoir ! Pourquoi est-ce que je…
— Tu abandonnes ?
— J-Je…
— Donc tu es un lâche.
— Non, c’est faux ! Mais je ne sais pas où je vais, ni ce qui m’attend en bas.
Sa respiration remue sa poitrine avec frénésie. Son regard fuit vers les profondeurs.
(C’est maintenant qu’on réfléchit ? Pitoyable.)
— Nettle, je sais où tu peux récupérer ton trésor.
Il sursaute.
— Vraiment ? Tu l’as déjà vu ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne l’ai pas vu, non, mais je sais où il se trouve. Dans les abîmes, il y a une très jolie porte. Derrière, tu peux trouver n’importe qui, y compris ton « trésor ».
— Une porte… Il y a que ça là-bas ?
Agacée, Kléma claque la langue.
— Pas vraiment. Je t’ai parlé de l’Anthroposité au sanctuaire, tu t’en souviens ?
— C’est quoi ? Un monstre ?
— En un sens, oui ; mais c’est aussi une divinité.
(Même si son existence est une fraude.)
— Quoi, encore ?! Et si je la regarde elle me changera en quoi ? En merde ? Ha ha… Ha.
— Amusant comme idée. Rassure-toi, elle n’a pas ce genre de pouvoir. C’est un dieu humain fait pour les Hommes.
— On peut créer des dieux ? Comment ?
Un silence. Le corps de Kléma se relâche, une autre fissure vient décorer son masque. Le bois craque. Les tiges fluorescentes grossissent, s’élèvent en cercle, spirale et zigzag. Les feuilles, tantôt fines, tantôt charnues prennent des formes lancéolées, fourchues. Toutes pointent vers le garçon, désireuses de le percer par cette cellulose instable.
— Il y a des questions qu’il vaut mieux éviter et des savoirs à oublier. Avançons. Maintenant.
Un frisson parcourt l’échine du garçon, une énergie qui rampe sur ses os. Ses jambes s’animent, tremblotantes vers le sol du deuxième ascenseur. Une humidité lui couvre le front, bien plus froide que les restes d’anciens humains. La cage se referme, plonge dans un crissement qui rendrait ce silence presque agréable.
(Est-ce bon de paraître distante ? Ce n’est pas comme si sa question était interdite, tout curieux l’aurait posé. Je pensais perdre la tête, que ma souffrance n’avait aucune importance. Alors que je devrais le savoir, mes sentiments sont inutiles)
(Là où j’irai il n’y aura rien. La fin, le début, le tout.)
(Quitte à manipuler ce garçon bourré par les hormones)
— Excuse-moi Nettle. Ta… question m’a fortement déplu.
— J’avais remarqué. Tu m’as fait peur.
— Pardon, je ne recommencerai plus.
Un grincement retentit.
— C’est pas grave, ça arrive. On fait la paix ?
Elle sent le mouvement de ses doigts dans cet air humide. Une main lui est tendue ; Kléma déglutit.
— Navrée, je préfère m’abstenir du moindre contact physique.
Le son reprend, d’une longueur conséquente.
(Qu’est-ce que c’est ?L’ascenseur n’a pas supporté le poids des années ? Ou bien…)
— Je comprends pas, je pue ou quoi ?
Le bruit d’un souffle comprimé. Un pouffement semblable au démarrage d’une machine.
— Rigolo ! Ka ou ka jwé ?
(Non. Pas maintenant !)
Les deux font volte-face, la cage s’arrête au beau milieu du vide. Les ténèbres entourent la vue du garçon, mais une voix aiguë vibre sous ses pieds :
— Konpanyi. Konpanyi !
— C’est quoi ça ?
— La ferme ! tonne le Dendrotan. Ne dis rien !
(Vu la simplicité du garçon, elle n’aura aucun mal à me l’enlever. Je dois agir avant elle !)
Une tige se tend vers Nettle et entoure sa taille. La déesse saisit la cage, prête à l’ouvrir. Son geste s’interrompt aussitôt ; ses oreilles captent le son d’une corde tendue. Dans un moment de flottement, elle tourne la tête, les lèvres prêtes à lâcher son avertissement. Trop tard. Kléma ressent le sifflement de l’air fendu puis la souffrance d’un tissu qui se déchire. Des gouttes dorées perlent de la plante, elle serre les dents, envoie une autre vers l’adolescent ; une secousse la plaque au sol.
Les tremblements s’enchaînent, les briques s’effritent sous ses orteils. Bientôt, elles ne tiendront plus.
— Kléma ! Qu’est-ce qui se passe ?!
(Ah. Non. À cette hauteur il ne survivra pas. J’aurais dû prendre sa main.)
— Pa enkyété'w, mwen ké pran'y an bon jan.
L’argile se brise, des feuilles s’enroulent autour des barreaux, on les déchire aussitôt. Un cri, une douleur ; le Dendrotan plonge dans l’obscurité.
Ici.
Dans ces profondeurs.
Résonne le craquement d’un bout de bois.
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Hudôrtan, / udoʁtɑ̃ /
Nom masculin.
Composé du grec « Hudor » (eau) et du suffixe – tan (en référence aux titans de la mythologie grecque).
Le « ô », c’est pour le style...
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~ Anthroposité partie I~
Sous le voile sombre de ses paupières, il perçoit une petite lumière. Ses oreilles tournent sous le chant des mésanges. Un maigre instant, une pensée précipité et il se revoit aux jardins divins. C’est vrai, il y avait des oiseaux là bas, peut-être n’a-t-il jamais quitté cet endroit ? Pourtant, son nez et sa peau l’avertissent. L’odeur n’est pas la même, il y a quelque chose de métallique dans l’air. Le vent n’existe plus ; l’air stagne, lourd d’humidité. Enfin, il ouvre les yeux. Un plafond gris pierre où s’accrochent des lianes aux fleurs nacrées ; leurs étamines scintillent d’une douce lueur chaude. Il aperçoit un oiseau, suivi de près par quelques abeilles. Les mains sur cette terre moussu, il se relève… ou du moins, il essaye. Nettle hurle de surprise, puis de souffrance. Au-delà de ses genoux s’écoule une rivière écarlate aux roches osseuses.
— Ah ou lévé !
Les mousses s’écrasent sous cette paire de pieds mates. Une jeune femme écarte les lianes et se révèle avec un plateau dans les mains. Durant cette contemplation, l’adolescent semble oublier sa souffrance. Son regard glisse sur ces longs cheveux noirs, enroulés sur des pics blancs en tout genre ; il s’arrête sur sa poitrine et ses hanches élargies, toutes deux reliées par une taille fine, exquise. De ses seins jusqu’à ses chevilles, son corps se recouvre d’une robe aux tissus rapiécés, un parfait mélange de brun, de rouge et de beige.
— Hein ?
— Ay ! Pardon, tu viens de la surface. Ici, on a tendance à parler une autre langue. Promis, je ferais un effort.
Un silence, une délectation ; cette voix tendre, séductrice, caresse ses lobes. Nettle a beau avoir un idéal, cette femme le réduit en morceau. Qu’importe ses efforts, il ne s’arrête sur aucune imperfection. Que ce soit ses yeux verts, ce petit nez pointu, ces sourcils épais, rien ne lui déplaît.
Elle pose le plateau au sol, des bandages et un service à thé y sont entreposés. Leurs regards se croisent, une avalanche de tendresse l’entoure ; il rougit.
— B-Bah, c’est pas grave.
La jeune femme s’assoit, prête à bander ses plaies. La souffrance revient, remuant dans son sillage les muscles endoloris de l’adolescent. Les larmes aux yeux, il claque des dents. Un souffle dans ce pénible silence.
— Oh ti chéri, je suis désolée. Elles étaient dans un sale état.
— Ah ?
Le bandage finit, elle noue ces dernières bandes. Ses doigts délicats caressent son œuvre, la douleur s’atténue de peu.
— Qui… peine-t-il à prononcer dans un vertige.
Son corps chute, elle le rattrape puis cale cette tête contre son torse. Le cou plié, ces cheveux noirs tombent, formant un rideau suave et apaisant.
— Je suis Acogni, sé isi mwen ka chimen, an kè fon-lan.
— Euh… quoi ?
— Dis-toi juste que j’habite ici. Et toi quel est ton nom ?
— N… Nettle, le grand Nettle.
— Ce doit être un endroit bien sombre pour un être comme toi, que viens-tu faire ici ?
— Je dois… trouver mon trésor.
— Attends.
La main tendue vers le service à thé, elle mène une tasse aux lèvres du garçon. Il sirote, tousse aussitôt.
— Le goût peut être désagréable, mais continue, doucement. Fòk pa pèd ayen.
Il déglutit, grimaçant.
— Nettle, pourquoi chercher ton trésor ici ?
— Une porte. Kléma m’a dit… il y a une porte avec n’importe qui. Je veux quelqu’un.
— Une mère, c’est ça ?
Son corps remue, il crache une partie du liquide.
— C-Comment ?
— Tu m’as l’air d’être un orphelin qui joue les gros durs. Vu tes regards, tu sembles fasciné par la gente féminine. J’imagine que les hormones parlent pour toi, mais ce peut être aussi car tu cherches quelqu’un qui jouera ta mère et ta femme. Quelqu’un rien que pour toi.
— Tu parles comme Kléma.
— Nous avons… deux liens du sang. Elle est ma petite sœur et ma mère en même temps.
— Hein ? C’est pas possible.
— Dit celui qui se trouve dans mes bras, à je ne sais quel mètre de profondeur, qui a suivi cette sale créature, et qui cherche une porte interdite.
— Jeuh… ne comprends pas. Quelle sale créature ?
La lueur déserte le regard d’Acogni, le froid recouvre ses traits.
— Kléma, qui d’autre ? Tu n’as vraiment rien vu ?
— Vu ? Son corps ?
— Sa personne. Pauvre, pauvre ti chéri. Tu es une victime, un prétexte, un outil. Tu es venu avec un souhait et elle en a profité, la preuve : elle t’a parlé de la porte.
— Bah… on s’en fout, non ?
Le mépris prend la place sur son visage mate.
— Oui, c’est ce qu’elle doit se dire en pensant à toi. Réfléchis Nettle, tu sais à quoi je ressemble et à quoi ressemble le Dendrotan.
— Oui, et alors ?
— À quoi ressembles-tu, toi ? Quelle tête fais-tu actuellement ? Peux-tu faire des répliques avec plus de trente-neuf syllabes ? Quelle est ton importance si ce n’est de servir de prétexte ?
— Euh…
Elle attrape sa main, ses doigts s’enlacent avec les siens.
— N’aie crainte ; moi, je te vois pour ce que tu es. Je te vois vide et infiniment croyant, serait-ce pour combler quelque chose ? Quel importance, au fond ? Le fait est que tu es dangereux.
Acogni lui tend la tasse une fois de plus, il baisse les yeux et contemple le rouge de son thé. Il y voit même quelques morceaux de feuilles. Des feuilles blanches, entourées de brun avec un ongle.
Il régurgite, le corps gigotant. La femme le retiens sans peine, contemple le sang qui s’écoule de ses lèvres tortillées.
— Laisse moi !
— Je viens de te dire que tu es dangereux et tu veux que je te lâche ? Où irais-tu de toute façon ? Tes pieds ne sont plus à leur place.
— Pourquoi t’as fait ça ? C’est immonde !
Un rire sadique s’impose sur les abeilles et mésanges. Les vêtements d’Acogni semble remuer, tandis que ses yeux excètrent une substance dorée.
— Ou ka jijé trop vit, l’Homme est fait de ça, mwen ka pran leson anlè sé pli bon.
Les formes du tissu s’alignent, des mains semblent se tenir sur sa poitrine. Ses lèvres migrent vers l’oreille du jeune homme.
— Eh, Nettle, quel genre d’homme es-tu ? Ceux qui aiment se faire materner au point de traiter leur compagne comme un outil ? Ceux qui veulent aimer, mais qui sont trop lâche pour assumer ? Ceux qui laisse le sexe surpasser leur humanité ? Ceux qui marchent sur les autres pour obtenir la gloire ? Ou bien... es-tu tout cela à la fois ? C’est possible, tu sais. L’Homme est une poterie faite de terre crue, on peut la changer de forme si on y met de l’effort, du temps et beaucoup de souffrance !
Les dents sur son lobe, elle tire avec violence. Un craquement résonne entre leur crânes, des perles écarlates s’écoulent ; la main sur sa plaie, il hurle. Acogni retire son étreinte, se délectant du bout de membre.
— C’est délichieux, tu es exchquis, gamin.
Un déglutis, elle termine :
— Une graine putride qui a commencé à germer.
Les bras tendues, elle dévoile l’entièreté de sa robe. Des bras, des pieds, des torses et des têtes exorbitées s’agitent et prennent forme dans ce tissus aux milles nuances.
— Je te présente Suzanne, Henri, Shu, Amine, Suzy, Tatiana, ils apparaissent tous les lundis. Demain, d’autres prendront leur place.
— T’es quoi ?! Un monstre ?!
— Horrib, mové, susurre une tête brune sur la hanche gauche.
— Tu as la mémoire courte, Suzy, ricane Acogni. Tu m’avais sorti une phrase similaire à l’époque, mais contente de voir que tu te sens à ta place maintenant. Eh Nettle, je sais que je te plais, tu ne voudrais pas nous rejoindre ? Devenons ensemble un monstre d’humanité, l’Anthroposité.
Toutes les mains se tendent vers l’adolescent. Les lèvres tremblantes, il sanglote, prend une grande inspiration :
— Kléma ! Je suis là ! Aide mo...
La créature fonce, un contact répugnant ; bouche contre bouche, Acogni glisse sa langue sur les dents du garçon. Sa vue se trouble, avec elle sa conscience. Il disparaît avalé par le dieu des Hommes.
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Anthroposité, / ɑ̃tʁɔpozite /
Nom féminin.
Composé du grec ancien « ánthrôpos » (être humain) et du suffixe – ité (en référence aux termes : « divinité », « monstruosité »).
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~ Anthroposité partie II~
Les abîmes. Dans l’imaginaire collectif, on les peint comme d’immenses grottes sombres aux créatures mystérieuses. Dans le silence où perlent des eaux lointaines, on avancerait à tâtons, les mains contre ces roches capricieuses. Il fut un temps où cette description était avérée. Aujourd’hui, ce passé obscur s’exprime par quelques mosaïques. Les restes d’un temple, une prison où l’on avait enfermé dieu. Un dieu d’eau.
Les temps changent, avec eux les Hommes. Tantôt, on y retirait le trésor des terres, tantôt on s’y réfugiait, loin des misères. Ici, les abîmes ont perdu leurs ténèbres ; les lumières fusent, glorifiant des siècles d’abondance. Traverser le moder, c’est remonter les secondes, nos années. Découvrir des inventions que l’on maîtrisait ; oui, comme cette caméra planquée entre deux piliers.
Les abîmes. Au sein de ce réel caché, on les décrit comme des cavernes béantes où s’étendent de longs couloirs au sol vermeil. Les colonnes blanches entourent lanternes et objectifs ; de temps en temps, des lianes soutiennent ces lueurs artificielles. Des pièces sont entreposées entre ces allées, toutes identifiées sous des noms étranges, un dialecte propre aux souterrains.
Mais leurs richesses n’est guère cette architecture où s’emmêlent peintures d’or et décorations rocheuses, non ; c’est cette multitude d’habitats autour des routes écarlates. Un champ de neige, une jungle, un désert, des tourbières, des plaines, tous subsistent dans un naturel aberrant, tous expriment les nuances d’une personne : un divin que l’on avait enfermé après l’Hûdor.
Dendrotan.
Le corps avachi dans une boue noire, Kléma creuse la terre. Elle arrache quelques sphaignes, la tourbe lui monte au nez. Un morceau de bois s’effrite du masque. De ce petit trou, elle aperçoit quelques quenouilles et au-delà… une mélancolie. Le bras tendu, elle reconnaît cette mosaïque.
(Les pierres ont perdues leurs couleurs, mais les tiennes ne disparaîtront jamais.)
Le corps lourd, agrandit par une crise de foi, elle titube jusqu’à l’œuvre. Le doigt caresse ces carrés ternes, elle reconnaît l’habit de celui qu’on appelait « le pire des tan ». Un dieu au visage caché, un être qu’il ne fallait observer. Les lèvres pulpeuses, elle se retient d’embrasser.
— C’est amusant, non ? lui murmure-t-elle, une vague d’émotion dans la voix. Maintenant, c’est moi que l’on cache. Je comprends pourquoi tu étais heureux d’être nu avec moi. Sentir l’air ça fait du bien.
Les côtes écartées, ses poumons grandissent sous le poids d’une inspiration.
Sa vue change, elle se retrouve dans une salle blanche au bruit incessant. Des rouages, des machines inconnues, des seringues sur ses membres. L’ichor s’infiltre dans les tubes, contenus dans ces immenses cages de verres. Le corps assit sur une chaise au métal froid, elle souffle. Un silence comble sa gorge, ses yeux toisent le sol d’étain, espérant l’arrivée d’une fleur. Combien de temps est-elle ici ? Combien de temps avant qu’il ne revienne ? Pourra-t-il lui enlever une aiguille ? Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu une chair se reconstruire !
Un bruit sourd, une porte qui s’ouvre. Des pas collants, humides, une eau qui s’écoule. Un tissu blanc sur un visage aux cornes coralliennes. Une chevelure sombre, un corps torse-nu. Kléma le reconnaît ; le souffle court, elle peine à exprimer son refus. Les perfusions arrachées, il guide le Dendrotan entre ses bras. Elle sent sa peau collée à la sienne, elle sent cette chaleur, un réconfort retrouvé. Tremblotante, larmoyante, elle gémit. Des lèvres à son oreille, il susurre des notes tendres et fulminantes :
— « Dis-moi, qui t’a fait ça ? »
Un frisson parcourt son échine, béate, elle se délecte de cette voix, cette libération. Des couleurs, du changement, un monstre venu pour sa personne. Une bête au pouvoir jouissif.
— Mé...lis...to.
Une expiration affaisse son torse, Kléma retrouve son présent, un goût amer dans la bouche.
(C’est vrai, les abîmes étaient son royaume. Mélisto, qu’es-tu devenu après notre départ ? Tes actions m’ont parues bien silencieuses.)
Le poing refermé contre son cœur, elle recule.
(Au fond, je sais que tu es toujours vivant. Sans cela, je n’aurais pas cette odeur putride en mon intérieur. Je me sens pourrissante à cause de toi. C’est dommage, vraiment. J’aurais aimé te torturer, te détruire… te rendre la monnaie de ta pièce. Toi qui t’es gavé de mon sang, je me demande quel goût a le tiens.)
— Kléma ! Je suis là ! Aide mo…
Un sursaut, un soupir ; elle l’avait oublié. Si sa présence est possible en ces lieux, c’est grâce à la foi de ce garçon.
(Nettle, attends-moi !)
Elle s’élance, puis s’arrête aussitôt. Une réflexion, un frisson, elle contemple ce qu’il reste de son corps.
(L’Anthroposité est avec elle, c’est certain. Jamais je ne pourrais lui faire face, pas avec ce masque !)
Demi-tour vers la mosaïque, son crâne s’élance contre les pierres. Les ongles enfoncés entre les cases, elle grimace. Une souffrance remue sa cervelle, un filet d’ichor goutte de ses lèvres.
Une inspiration. Une autre tentative. Un souvenir à chaque fracas :
« Dis-moi Kléma, que penses-tu d’Acogni ? Tu l’aimes ? »
(Encore !)
« Plus que ton fiancé, j’imagine. Elle est ta seule famille. Quel dommage qu’elle soit mortelle. »
(Continue ! Sinon tous tes efforts seront fichus !)
« Tu sais, j’ai compris quelque chose de formidable. Ce monde peut accueillir de nouveaux dieux, mais ils ne peuvent être créés sans ichor. Tu veux sauver Acogni ? Faisons d’elle une merveilleuse créature. »
— LA FERME ! hurle-t-elle, en reprenant son geste. Tu n’es plus là, à quoi bon me parler ?! Mélisto… tu es tellement, tellement putride. J’aurais dû me contenter de tes orties.
Une énergie désespérée parcourt ses muscles, son élan se fortifie ; en vainc.
— On gran doubout tèt, Kléma ?
Le Dendrotan se tourne, l’Anthroposité l’accueille de tous ses bras ouverts. Les visages de sa robe murmurent, terrorisés, le nom de la déesse masquée.
— Acogni…
— Tu m’avais tellement manqué, ça fait combien de temps déjà ? Une cinquantaine d’années ?
— Deux siècles, ta notion du temps est autant détraqué que ton esprit ma chère.
— Allons, je tiens ça du sang que l’on m’a donné, sinon tu ne te serais pas retrouvé avec ce truc ridicule.
— Ce truc ?
— Le gamin.
— Où est-il ?
— Ah ça… Je te le dirai si tu réponds à mes questions. J’ai taaaant de choses à te demander, tu sais.
Kléma s’écarte prudemment, une flèche fuse et coupe son élan. Deux des bras d’Acogni se relâchent, les doigts sur son arc.
(De justesse, j’imagine qu’elle s’est améliorée depuis ses exploits en tant que mortelle. Avec ma force actuelle, je suis sûre de perdre.)
— On cherche à fuir ? Je pensais que les dieux étaient fidèles à leur principes.
— Regardez qui parle. Que veux-tu savoir ?
Un pouffement, semblable au démarrage d’un moteur, s’évade des lèvres de l’archère.
— Il s’est passé tellement de choses depuis ton départ. Mélisto a déserté l’endroit, mais j’ai pu avoir mes sources d’informations.
— Tu ne pouvais pas sortir ?
(Voyez-vous ça, Acogni est scellée ? Ne me dites pas que c’est lié à la porte.)
Une autre flèche ; de l’ichor s’écoule d’une écorchure à l’épaule.
(Peut-être que je pourrais m’en servir...)
— C’est moi qui pose les questions, ici. Ahum, je disais. J’ai appris que tu avais fait quelques exploits en haut. Tu aurais saccagé des villages, comment vont nos fidèles ?
— Bien. Ils sont là où se trouvent leurs racines.
L’Anthroposité lutte, camoufle un grognement.
— Et le Butortan ?
— L’Hudôrtan ?
— Oui, l’éternel puceau.
— Je l’ai tué.
— Hein ?
Kléma se rapproche, Acogni bande rapidement son arc.
— Pourquoi cette surprise ? Tu n’avais pas tes sources ?
— Ou ka pran mwen pou an tjou, tu n’as pas tué ton fiancé !
— Pourquoi pas ?
— Il t’a libéré ! C’est à cause de lui si on a perdu notre source d’ichor !
(Et je lui en serais à jamais reconnaissante. Ce meurtre était forcé mais nécessaire. Nous souffrons de la même maladie, quel geste plus amoureux que d’abréger les souffrance de sa moitié ?)
Elle colle le masque contre la flèche.
— Tu emploies le terme « libéré », c’est étrange. Tu n’avais pas dit, sur le chemin du retour, que j’étais une « potiche qui ne se rendait pas compte de sa chance » ? Qu’il ne fallait pas se plaindre d’une toute petite séquestration.
— Et je le pense toujours ! Tu n’avais pas idée à quelle point Mélisto t’aimais. Il ne parlait que de toi.
(Crois-moi, j’ai goûté à bien des formes « d’amour » avec lui.)
— J’étais la source de sa richesse aussi, sans moi : il n’aurait jamais eu le carburant pour ses machines. Il n’aurait jamais créé un dieu non plus.
— Alors pourquoi es-tu partie ? Tu n’as pas honte ! On ne demandait qu’une chose.
(A quoi bon répondre là-dessus ?)
Le Dendrotan glisse sa main gauche, prête à frapper la nuque de sa sœur. Celle-ci réplique aussitôt, tirant une flèche au centre du masque. Kléma recule subitement, le corps tremblotant : les morceaux de bois chutent, dévoilant le visage borgne de la déesse.
(Enfin, mon plan est une réussite.)
— Acogni, tu étais plus belle dans mes souvenirs.
(Pardon, je suis responsable de ton existence. Nous partageons le même sang, comme si tu étais une extension de moi. Je ne pourrais pas t’achever. Sincèrement désolée.)
— Tu te fous de moi ? C’était quoi ce masque ?
La jeune femme grandit, retrouve sa forme d’adulte. Ses longs cheveux se teignent d’un roux automnal aux pointes brunes.
— Mon sceau. Le dieu des dieux me l’a imposé. Il disait que ça m’aiderait à garder la tête.
— Qu’est-ce que…
— Merci grande sœur, finit-elle souriante, le regard larmoyant. Grâce à toi, je peux être moi-même, toute entière.
D’immenses ronces jaillissent du sol et recouvre ce long corps nu. Dans sa carapace d’épines, Kléma voit ses jambes transpercées de polypores.
(Ce voyage était plaisant. J’ai gagné liberté sur liberté. Ma récompense ultime, c’est moi.)
La peau de son nombril se plisse, brunit ; son contact est dur, comme une écorce. Des mousses étoilées se propage sur son torse, dissimule les parcelles de sa poitrine. Des feuilles de saule chutent de ses hanches, caressant doucement le creux de ses genoux.
(Je me sens puissante, apaisée. Après toutes ces années, j’ai songé à ce moment, le jour où tout sera terminé.)
(Dans le monde, il existe deux sortes de dieux. Les primordiaux, ceux élaborés par des machines du passé dont le but unique est de recréer un monde prospère, « tan » était notre nom de famille. Les « té » sont des secondaires, des dieux créés pour les Hommes, par les Hommes. Ils ne peuvent vivre sans compagnie, leur ennui est moindre. Chez eux, le temps est différent. Ils ne souffrent pas par leur existence.)
(Moins de deux siècles auprès de cet arbre et mon monde s’est effondré. J’ai été punie, entravée, juste pour avoir tué l’Hudôrtan. J’avais mes raisons, on ne les a pas entendues. J’ai souffert, on s’en est foutue. Victime. Terrifiée. Criminelle. Ennuyée. J’en avais assez de compter les lunes…)
Le cocon de ronces s’estompe, les pieds de Kléma touchent le sol, l’herbe flétrie, blanche de moisie.
(Puis je me suis souvenue de cette porte, celle qu’avait découverte Mélisto par le plus grand des hasards. Une entrée vers le monde d’après, là où la vie n’existe plus, où la mort continue.)
Ses mains caressent l’entièreté de son corps, elle tourne la tête, se contemple sur toutes ses formes.
(Je m’amusais tellement avec Basile, je pourrais le retrouver. Profiter une dernière fois. Non, à qui je vais faire croire ça ?)
— Tu es répugnante, crache l’Anthroposité.
— Je suis putride, nuance. Et nous sommes deux, ma sœur. Deux esprits pourris.
Les lianes rampent vers les pieds d’Acogni, les épines s’enfoncent sur ses chevilles.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ma mission, ma raison d’être. Je ne te poserai qu’une seule question : où est la porte ?
— Ou sèrié kwè sé mwen ki té kay fè lang ?
— Ce dialecte existe pour m’embrouiller ? Tu l’utilisais quand j’étais enfermée.
— C’est mon langage divin.
— Allons, Acogni. Tu n’es déesse de rien, un langage divin ça ne se comprend pas.
Les ronces s’élèvent jusqu’aux poignées, les forçant à lâcher les armes.
— Je répète : où est la porte ?
— Cause toujours ! Arh !
Deux de ses bras s’arrachent d’un geste sec, de l’ichor s’échappe de son étrange tissu.
— Tu crois me faire parler par la souffrance ?
— Peut-être.
D’autres plantes s’accrochent aux bras du Dendrotan, elle aussi s’arrache les membres.
— Ou malad !
Un rire, discret puis de plus en plus fort. La chair de la borgne repousse. Des vers semblent s’évader de son orbite arraché. En un rien de temps, ses bras reprennent leur apparence.
— A-co-gni. MERVEILLEUSE Acogni. La souffrance est un plat délicieux, qui n’oserait pas le partager ?
L’index pointé vers sa sœur, prête à imiter un coup de feu.
— Arrête !
— Le mot magique ?
— S’il-te-plait ?
— Hum.. Si tu me dis où est la porte...
— Jamais !
— Tant pis, pan.
Sa dernière phalange explose en une brume blanche, irritante. Prise de toux, Acogni excrète son ichor des orifices de son visage. Les tissus de sa robe gémissent, une mousse bleuâtre semble les dévorer. Un rire, un sourire fou, Kléma se tire dessus. Le champignon dévore une partie de ses joues.
— Pourquoi tu ne veux rien me dire ? Ce n’est qu’une porte.
— Personne ne doit l’ouvrir, certainement pas toi !
— Je vais t’épargner l’effort de la garder, tu sais. Personne ne l’ouvrira si elle n’existe plus.
Des jambes arrachées des deux côtés, l’Anthroposité rampe au sol, le Dendrotan régénère, guillerette.
— T’as fini tes conneries ?! À quoi bon te faire du mal ?!
— Oh… On s’inquiète pour moi ?
— Tu rigoles ? Tu me fous la gerbe ! Qui est assez fou pour s’offrir les mêmes souffrances ?!
— Basile. C’était son jeu préféré. Le plus beau c’est de voir la chair se reconstruire, on renaît par la main de l’autre, ce n’est pas romantique ? Regarde, tes jambes reviennent, on va pouvoir les reprendre.
— Arrête...
— La porte.
— …
— Acogniiiiii OU EST LA PORTE ?
— Pitié arrête, tu ne sais pas ce que tu fais ! Si tu détruis la porte tu vas…
— Détruire le monde, je sais. Mais ce n’est pas grave, du moment que je ne ressens plus l’ennui.
— Tu es complètement malade !
— C’est le prix à payer quand on transforme des humains en dieux. Si ça peut te rassurer, ça pourrait bien t’arriver.
Un geste, une souffrance. Un arbre qui s’abat, le plafond qui s’effondre, des lianes qui explosent les entrailles ; Kléma ricane, admire son œuvre.
— C’est bizarre, ton cœur a des dessins dessus, c’est un code ?
Elle plonge les doigts dans la plaie, les ongles plantés, elle tourne le muscle et le retire.
— NE ME TOUCHES PAS !
Palpitant dans sa main, elle tourne la chair scintillante. L’essence dorée chute, camoufle de peu le schéma simplifié d’une carte.
— Sacré Mélisto, tu es vraiment malin.
— C’est un faux.
— Mais bien sûr, rien ne coûte d’essayer. Reste gentille, Acogni. Tu vas avoir du mal à t’en créer un autre.
D’une marche délicate, elle s’éloigne du corps. Elle reconnaît le lieu exact, une pièce des appartements de son ancien geôlier. Un son, un murmure glisse jusqu’à ses oreilles. Un timbre familier...
— Kléma…
— Nettle ? Où…
Un visage munit d’une seule oreille semble se former dans le tissu.
(Cette salope !)
— J’ai mal… J’ai froid.
— J’arrive, tu n’es pas encore avec elle. Je vais tenir ma promesse.
Décidée, elle s’élance entre les colonnes. Les spores sous ses pas se répandent sous un réseau blanc et duveteux. Les déserts, les champs de neige, les forêts, tous recouverts d’une couche brunissante, putride. Enfin, elle retrouve le cul de jatte. Ses traits, presque disparus, témoignent une inconscience. À genoux, elle se rapproche de lui.
— Pardonne-moi du retard, je te promets que maintenant, plus personne ne te touchera.
Une caresse de sa joue jusqu’aux cheveux, elle s’éloigne. La peau lisse, parsemée de boutons, devenus épines. Le corps s’élève, ses membres dendrifiés bourgeonnent des feuilles rondes, cordiformes. Les jambes s’effilent et s’enfoncent, de merveilleuses racines.
— Te voilà bombardier, Nettle. Désolée de te laisser si loin du ciel.
Elle sent au plus profond d’elle une foi qui s’estompe. Kléma tourne les talons, s’élance jusqu’aux appartements. Elle ignore les machines qui l’ont fait saigner plus d’une fois. Elle ignore ces couloirs froids, autrefois foulés par son sauveur. En un rien de temps et avec une facilité déconcertante, elle se retrouve devant la porte. Un encadrement sombre où l’intérieur illustre une nuit d’étoiles. Le Dendrotan s’arrête, son corps rapetisse jusqu’à retrouver celui d’un enfant. Les mains autour du battant, le champignon dévore. Au dernier moment, elle remarque quelques formes :
ᚔᚉᚔ ᚓᚄᚈ ᚂᚔᚓ ᚂ ᚓᚄᚚᚏᚔᚈ ᚇᚒ ᚇᚔᚓᚒ ᚅᚓ ᚇᚐᚅᚄ ᚂᚓᚄ ᚐᚁᚔᚋᚓᚄ ᚇᚓᚈᚏᚒᚔᚈ ᚉᚓᚈᚈᚓ ᚚᚑᚏᚈᚓ ᚓᚈ ᚔᚂ ᚄᚓᚏᚐ ᚚᚓᚏᚇᚒ ᚐ ᚔᚐᚋᚐᚔᚄ
(Astucieux, voilà pourquoi elle ne pouvait quitter l’endroit. Acogni, j’ai donné de mon sang pour te garder, une décision que j’ai regrettée. Peut-être en ferais-je de même pour celle-ci, mais j’en ai rêvé jour et nuit. Cette porte, c’est le dernier rempart. L’ultime étape avant la liberté suprême. Le monde m’enchaîne, me restreint ; si une chose te gêne, détruis-là.)
(C’est pur, c’est simple, c’est moi.)
(Au revoir.)
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