Theodora ou l'odeur des pêches

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L’odeur des pêches. Immédiatement la salive monte, pouvoir presque toucher, la peau ferme, luisante et la chair molle en-dessous. Mord, jusqu’au noyau. Jus et sucre. Douxliquide. Fermer les yeux. La poisse au coin des lèvres. Pas vraiment là mais là tout de même.

C’est sous la fenêtre que les voix circulent le mieux. Chaque semaine, entendre les marchands arriver, les écouter négocier avec les hommes qui les accueillent au portail. Ne pas les observer, la plupart du temps, parce qu’on connait leurs tenues de toile brune, et les couleurs des fruits et des légumes, et le blanc des hommes qui les accueillent au portail. À la grande portepoureux. Murpoursoi. Et les immenses yeux de brique juste au-dessus – on n'y pense plus. Parfois le ton monte, en bas, alors, s’avancer jusqu’à l’ouverture carrée dans la pierre, juste au cas où, la curiosité dissout ce qui bloque l’envie de voir, mais le reste du temps, rester sur le lit. Ou sur la chaise. Ou debout contre le mur. Et du coin de l’œil, voir les moineaux qui s’affairent dans les branches du figuier toujours penché vers la chambre, et dans un coin de l’esprit penser que c’est eux qui parlent, que c’est de leurs becs que les voix sortent. Pépiée, la poésie des noms de denrées, sifflotée, la science des chiffres évalués. Pêches et mathématiques au rythme des nids qui s’édifient, s’écroulent, au rythme des combats de petit oiseau, souffles violents de plumegriffes.

Et un jour un moineau se met à parler avec une voix de femme. Et le ton n’est pas monté car la voix est basse et chaude et soufflée comme le vent avant l’orage mais c’est une voix de femme quand même, alors on se lève, cette fois-ci du lit qui ne grince pas, et on s’approche de la fenêtre, et, voir. Une femme, bientôt Theodora, pour l’instant juste une femme, en rose et beige, si sourire, si solide au-dessus de ses salades. Et qui babille, voix basse voix vent voix soufflevent, comme personne ne babille devant la portepoureuxmurpoursoi, d’habitude. Et le brun moineau de ses yeux.

Et l’oiseau qui s’écrase alors sur le sol de pierre, dans la chambre, par la fenêtre. Et l’os qui dépasse de l’aile brisée. Mort sur le coup. Mort depuis le début ? S’accroupir non non non les mains qui tremblent au-dessus des plumes molles la chair déjà ferme, dure en-dessous mais il est trop tard, mort, l’œil vide, le vent dehors qui s’est tu. Comme on aimerait savoir faire l’autopsie d’un moineau.

Le soir, demander à Mère si nous pourrions tirer les volets de la fenêtre, au moins pour un temps.

Theodora et l’odeur du vieux pick-up truck de la terre et de la cigarette bonsoir, coucou, bien ta journée, chérie de ma part rien de la sienne (pourquoi parce qu’elle aime trop mon nom alors elle répète alex alex alex ça ne me vexe pas rien ne me vexe alex), Theodora ou la culpabilité au coin des neurones qui gratte, qui gratte, mais je l’ignore, gratte gratte et il faut bien lui sourire comme s’il n’y avait rien, il n’y a rien, l’os de poulet qui empeste la poubelle ce soir-là et elle râle un peu (elle pourrait râler plus), et le chat qui traîne dans les pattes et m’arrache un juron et elle me fait les gros yeux, pas devant le bébé (le chat) voyons, pas très drôle mais je ris quand même et on est bien ici quand même et je me le dis de plus en plus souvent et je lui dis parfois comme ce soir, l’odeur de pêche dans le creux de sa nuque on est bien ici quand même je te mangerais toute crue Theodora et Theodora rit-elle tu es bête, et puis aussi c’est dommage, c’est dommage ça je ne lui dis pas mais je le pense très fort, gratte gratte gratte, ah au lit, Theodora et le départ le matin tôt, assez tôt pour que je ne me réveille pas, assez rare pour que je me souvienne encore du temps où je me réveillais, Theodora ou la culpabilité au coin des neurones, pour ce que ça change, quand elle n’est pas là je fume les cigarettes que je lui vole qu’à moitié en cachette à un rythme hebdomadaire (arrête pour de bon ou recommence râle-t-elle mais c’est moi que tu ruines là), Theodora, j’ai été gentille, j’ai attendu que ton parfum pêche disparaisse.

Et l'odeur qui s’éloigne en semaine. Recule. Merci bien, un jour de temps à autres c’est suffisant, plus serait insoutenable – indécent. Et on se concentre mieux sans. Et on prie mieux sans. Et on n’a plus la pensée blasphématoire que c’est autre chose, quand on avale le petit sacrifice en cylindre, rincé avec le sang clair et transparent dans lequel on peut se refléter, ne rien imaginer à la place, ne plus rien supposer. Sœur remarque que les regards pendent plus souvent vers le sol, en semaine quand nous sortons traverser les longs couloirs au rythme soigneusement accordé de toutes les Sœur, et Sœur s’inquiète parfois, mais on ne leur accorde aucune importance. Ne comprennent-elles pas le bonheur renversé, profond, éternel de la pénitence. Et elles ne comptent pas les nuits entre la visite des marchands de légumes, elles, parce que les chiffres leur échappent beaucoup plus qu’à soi, alors elles ne savent pas expliquer l’étincelle brûlante qui s’allume tous les sept jours dans les yeux. Mi-excitée mi-coupable. Très coupable. Les remords pèsent presque autant que l’anticipation rend léger, mais c’est nécessaire, parce qu’il faut bien avoir quelque chose à faire pardonner.

Ou quelque chose d’autre, plutôt. Quelque chose pour remplacer autre chose.

Mais depuis la femme (bientôt Theodora), nouvelle émotion : la peur. Et prier pour que la peur s’en aille. Et prier pour que la femme ne revienne pas. Et prier pour qu’on puisse s’empêcher d’écouter, quand elle revient, parce qu’elle revient, mais les moineaux ouvrent leur bec et le vent souffle et les branches du figuier essaient d’entrer par la fenêtre, et le visage de brique se couvre les yeux. Et prier ne détourne pas ton regard, mais trop tard, trop tard, la voix monte, et,

s’imaginer tomber. Imaginer le bruit des os qui se brisent sur la cour pavée, en bas.

Reculer. Loin de la fenêtre, loin du parfum. Dans la chambre et dans la prière. Dans les pierres froides. Dans les sacrifices quotidiens, réguliers. Et les mille croix des briques qui se chevauchent. Et le chapelet de rectangle plastifié à mon poignet. Il y a un refuge dans la routine dit Mère. Sœur ne dit rien, Sœur dit que c’est paisible tout de même, Sœur dit qu’on s’ennuie tout de même. Sœur ne dit rien, encore. Ne pas les contredire, aucune d’entre elles. En semaine, reculer.

Theodora c’est pas une sainte c’est comme ça qu’on s’en sort c’est comme ça qu’on se rassure, pas une sainte et moi non plus, de toute façon comment tournerait le monde, hein, s’il n’y avait que des saints dedans tous à essayer de se convaincre les uns les autres qu’ils sont plus saints que le reste, heureusement qu’on n’est pas comme ça, heureusement qu’on sait bien, heureusement que Theodora a les racines brunes qui émergent de ses mauvaises teintures jaunasses heureusement que moi j’ai mes nuits d’insomnie heureusement que Theodora a son ennui de la vie moi mes ongles rongés elle son incisive fendue moi ma colère jusque dans ma moëlle. Theodora c’est pas une sainte. c’est comme ça qu’on se convainc. c’est comme ça que je peux répondre « à rien » quand l’autre (la jeune aux yeux brillants, vraie blonde, sourire tout blanc cuticules bien soignées, sophie peut-être) me demande à quoi je pense, comme ça qu’on arrête de gratte gratte gratter au milieu de la nuit, comme ça qu’on se retient de foutre un poing dans le mur jaune, parce que tout ce qui aurait dû être blanc est jaune, chez nous, rien de propre, même pas les os bien rongés, mais c’est pas grave c’est pas grave elle est heureuse quand même on est bien ici quand même, pour combien de temps encore je ne sais pas mais je sais bien d’autres choses et c’est comme ça qu’on s’en sort, on évite une vérité en pensant à une autre, d’abord, avant tout, Theodora c’est pas une sainte. moi non plus mais Theodora non plus. peut-être qu’un jour on finira par y croire (qu’on arrêtera de croire en elle).

C’est l’hiver à présent, et la neige étouffe les voix des marchands lorsqu’ils viennent au portail, et une semaine où le froid est trop violent, le vent trop affamé, ils passent le portail, rentrent jusque dans le couloir d’entrée.

Pour la première fois ils sont là. À l’intérieur. Passés les yeux de briques, passée la cour pavée, la créature métallique qui ronronne noir et nauséabond laissée à quelques pas de la porte grande ouverte par laquelle ils amènent, à grand pas, le froid et l’humide entre les murs de pierre. Et ne rien pouvoir faire. Et ne rien pouvoir penser. Et ne même pas savoir à qui, à quoi, quelle prière adresser.

Bien sûr, bien sûr, il faut rester dans la chambre, alors. Mais c’est l’hiver, les moineaux sont partis – dorment, meurent, migrent ? comme on aimerait savoir tout ce qu’il y a à savoir sur les moineaux –, la branche du figuier au-dessus de la chambre semble d’immenses doigts squelettiques. Et si on redemande à fermer les volets il faudra donner des explications, et,

juste quelques pas. Sœur pourrait se douter de quelque chose, si on se terre trop visiblement. Bien sûr. Affronter la peur comme si elle n’était pas là. On soupçonne difficilement l’évidence même.

Alors, descendre, à pas prudents quelques marches, s’arrêter devant quelques portes comme si on avait à faire. Et toujours écouter, surveiller, jauger l’agitation, en bas. Les bruits des caisses déposées brutalement, les voix, les voix, pas de marchandage, ce jour-là, mais celle de la femme qui résonne claire et basse, presque plus basse que celle des hommes.

Presque en bas. Le cœur qui bat jusque dans les phalanges de ses poings serrés. Mais il faut descendre. Il faut voir.

Il faut voir le sourire inchangé de la femme. Il faut voir le rose et beige saturé par le froid sur les joues, le nez, le mouvement fluide et naturel de ses bras épais, qui finissent de transporter les caisses sans effort aucun, comme le figuier qui agite ses branches, ses nids sous le vent, au-dessus de la fenêtre. « Excuse-moi, Theodora », de la part d’un homme qui veut l’aider à déposer son fardeau, mais elle rit, ça ne pèse rien voyons, et dans son rire (une pierre qui éclate sous le feu !) Theodora secoue la tête, la retourne, et la rive droit sur, au pied des escaliers, appuyée contre le chambranle de l’entrée,

la chose qui pense,

Maintenir son regard. À tout prix. Détourner les yeux voudrait dire mourir.

Surmonter l’épreuve, et Theodora sourit.

Une pierre qui éclate. Une pierre qui éclate, vraiment.

Hésiter à lui demander une pêche, bien que ce ne soit pas la saison. Ou autre chose. Peu importe. Mais sa propre voix, tenue muette depuis si longtemps, serait affreuse aux oreilles de Theodora, rouillée, douloureuse peut-être même. Douloureuse pour qui. Peu importe, peu importe. Alors, écouter en silence, en silence la voix basse de soufflevent, garder les yeux aussi grands ouverts que possibles – peut-être qu’elle pourra lire ce qu’on pense à travers.

dans le froid plein de dents de l’hiver et les griffes du vent et les talons acérés de la culpabilité c’est une autre version de moi-même qui respire l’air à présent chargé d’épines c’est une autre moi qui se lacère les poumons c’est une autre moi qui pèche c’est comme ça qu’on s’excuse, c’est-à-dire sans s’excuser, c’est-à-dire en excusant (intérieurement) quelqu’un d’autre que soi et moi et moi je dors en attendant le printemps, l’hiver c’est quelqu’un d’autre, c’est quelqu’un d’autre et Theodora ne sait pas quoi faire avec quelqu’un d’autre, et la jeune et blonde et sourire et sophie ne remarque même pas, ou peut-être que si mais elle s’en fiche, elle est toujours satisfaite même sans soleil toutes les lumières lui vont bien, si jolie prise dans les phares d’une voiture, sans pitié sous les néons crus, la plus belle chose que j’aie jamais vue dans l’obscurité et ça ne veut pas dire que je l’aime simplement Theodora est si grise en hiver à l’image de ses légumes, je suppose, Theodora sans le soleil c’est si triste comment fait-elle sans ses taches de rousseur, les reflets cette fois-ci naturels dans ses cheveux, le rouge sur ses joues et son nez (pas celui du froid qu’on aime moins un rouge épais et humide comme si elle avait pleuré, celui de l’été c’est comme des paillettes plutôt). comment fait-elle sans ça. parce que moi je le vis très bien mais pas elle, elle elle ralentit, elle s’attriste (juste à cause de ça !) alors que moi je le vivrais très bien, mais. ce n’est plus moi. pas là maintenant.

Les oisillons qu’on a vus tomber des nids reviennent construire les leurs, à présent, et Theodora les observe depuis la fenêtre de pierre. Ils reviennent toutes les années ?, souffle le vent. Hocher la tête. Alors je suppose qu’ils se sentent en sécurité, ici, souffle le vent. Sourire. Ou c’est Theodora qui sourit. Quelle différence.

Et toi, tu te sens en sécurité ? Soufflevent.

Hésiter.

On pourrait expliquer le petit sacrifice matin, soir. Blanc et cylindrique. Les phalanges d’un dieu mort pour les péchés d’une autre. Par les péchés ? Peut-être que c'était sa faute, oui, c'est difficile de se souvenir, juste savoir que les dents sont pointues, que les ongles sont vifs, quand il le faut. Et la prière constante, mélodieuse, le chant qu’on entend seule. Et Mère qui ferme les volets quand on le demande, et Sœur qui ne comprennent pas qu’elles sont Sœur, peu importe, c’est pour ça qu’elles le sont. Mais Theodora est une visiteuse, Theodora est de l’extérieur et ainsi elle ne verrait pas tout ça.

(et puis ça ne répond pas à la question.)

Alors demander, plutôt, si on peut faire quelque chose d’autre pour Theodora. Si elle a besoin d’aide. Si elle est là, dans la chambre, à laisser doucement traîner ses doigts sur les étagères vides (pas de livres. Pas de textes saints nécessaires, quand il y a tout le reste), afin d’obtenir un service – c’est pour ça qu’on est là, après tout.

Theodora secoue la tête. Ils rangent, ils vont bientôt repartir. Elle veut juste parler un peu. Mais c’est si gentil de proposer.

Sourire. Tu veux que je te ramène quelque chose en particulier, la semaine prochaine ? C’est bientôt la saison des pêches.

Le vent qui couvre un court instant les piaillements des moineaux. Avoir hâte qu’elle reparte, soudain.

Plus tard, dehors, Theodora et Mère discutent à voix basse. Soufflevent, c’est si gentil de me laisser lui parler. C’est si gentil que vous veniez la voir. Soufflevent, c’est intéressant, ça change. le travail. on n’a pas souvent l’occasion. Il n’y plus grand-monde qui vient, ces derniers temps. Soufflevent, et sa famille ?

Ne plus vouloir entendre. Oh, pauvre Theodora qui n’a pas compris, n’a pas compris qu’il n’y a que Mère, que Sœur, et les moineaux et les figuiers et les yeux de briques par-dessus le mur pour soi mur pour soi uniquement mur pour toujours mur bien sûr qu’elle ne comprend pas, bien sûr qu’elle ne sait pas c’est une porte pour elle, c’est le portail, c’est la sortie, bientôt elle repartira avec ses caisses vides bientôt elle reviendra et ils seront pleins à nouveau et peut-être peut-être qu’elle ramènera des pêches et alors

Ne plus vouloir entendre. Claquer la porte pour que l’orage ainsi provoqué résonne longtemps, longtemps, et prier, prier jusqu’à ce que les moineaux dehors vomissent des os d’anges par leurs becs ridicules.

ne rien lui dire. ne rien lui dire. se taire. c’est de plus en plus facile.

Theodora vient de plus en plus, Theodora parle de plus en plus, et quelque part, quelque part il faut dire qu’elle est écoutée, il faut dire que

je l’écoute.

Theodora me parle de l'extérieur. Theodora me parle d'un autre temps, du temps et de la vie d'où elle vient, de la fille qui l'attend chez elle (prier tellement plus le jour où elle me dit ça), des jours heureux, de ses voyages avec la créature qui crache de la fumée noire. Ça sonne un peu faux parfois – l’habitude du dehors, de vouloir s’adapter à une espèce de naïveté perçue. Ou comme si j’étais trop fragile, ou trop stupide, ou trop loin pour remarquer les sujets évités, les fissures vocales quand elle feint la joie de retrouver cette fille qui se fait de moins en moins patiente. Quelque chose dans ma situation fait que les gens font moins d’effort quand ils mentent. Mais ce n’est pas grave, je ne lui en veux pas, j’aime les belles histoires aussi.

Et il faut dire qu’il y a un je pour écouter, et c'est peut-être tout ce dont j'ai besoin. Pour Theodora en tout cas. Malgré tout, malgré son sourire, son ignorance de dehors, de païenne, elle me donne envie de l’écouter. Elle me donne envie de répondre, parfois aussi. Je parle faux, de Mère et de Sœur et de tout ce qui accompagne, encadre soigneusement la prière (pas ce qu'il y a derrière. Pas la vérité du monde, ni la mienne, mais elle n'a pas besoin de savoir ça, pas encore). Ma voix n’est pas un soufflevent, ma voix est une portegrinçante, mais ce n’est pas grave, elle n’a pas l’air d’en souffrir. Pas elle. C’est tout ce qui compte. Et tant pis pour les murs qui se fissurent, lentement, tant pis pour les phalanges qui se dissolvent trop vite à présent, les moineaux mangés par des chats. Parce qu’elle m’amène des pêches, maintenant. Et le temps d’une bouchée,

le temps d’atteindre le noyau, le rappel, hélas,

je me souviens

j’oublie

où, pourquoi, comment je suis.

autre chose qui gratte dans le coin des neurones parce que la culpabilité ça devient habituel et sophie (parce que c’est sophie) devient habituelle et ne rien dire devient habituel et peut-être que j’oublie. vivre autrement. j’ai oublié. je n’ai pas encore oublié que Theodora est moins là aussi et c’est peut-être ça qui gratte c’est peut-être le fait que certaines livraisons se font plus fréquentes, elle va à la colline toutes les semaines maintenant alors que ça prend presque toute la journée alors qu’il y aurait bien plus de boulot plus rapide mieux payé à prendre à la place, mais non, tous les jeudis, à chaque fois, partir le matin encore plus tôt, revenir le soir encore plus tard. et je n’ose pas lui demander parce que ça voudrait dire expliquer autre chose, aussi, probablement, et sophie me dit en messages un peu secs entre deux photos « c’est vraiment pas comme si tu pouvais lui faire la morale » et qu’est-ce qu’il y a à répondre. elle a raison. au moins theodora a l’air heureuse, à cause de ça (elle dit que c’est moi mais je sais que ce n’est pas moi).

mais le fait que son parfum pêche soit toujours si fort, quand elle me rejoint dans notre lit, la nuit. ça gratte. on se demande.

— Je peux te poser une question ?

Automne. Peut-être. Ou printemps à nouveau. L’odeur des pêches une constante, à présent. Et le je ne s’éteint plus assez vite, et tout ce que j’essayais d’éviter en le cachant revient petit à petit, et les phalanges de dieu non avalées s'accumulent sous mon oreiller mais tant pis. Croire encore que ça en vaut la peine.

— Cette histoire de couvent... Je ne comprend pas tout. Est-ce que quelque part, au fond, tu… Tu sais où tu es ?

Ne pas savoir quoi répondre. Parce que qu’est-ce que ça voudrait dire. Comment serait-ce interprété. Et puis la surprise, un peu, Theodora a plus de tact que ça, d’habitude, avec sa voix douce et ses phrases affirmatives, inoffensives – faire comme si elle ne savait pas. On est toutes les deux très fortes à ce jeu-là.

Mais aujourd’hui elle décide d’arrêter la partie, et j’ai du mal à comprendre pourquoi. Un rapport avec ces yeux rouges, ces joues gonflées, les lèvres déchirées par des ruminations nerveuses, peut-être – peut-être pas. Peut-être que c’est l’hiver et que le froid, l’air sec, le ventviolent, seuls eux sont coupables.

Je trouverai plus tard une bonne raison pour lui répondre. En attendant, je dis sans réfléchir :

— Si je dis oui, tu me prendrais pour plus intelligente ? Saine d’esprit. Et pourtant je prétend que je suis là où je ne suis pas.

Silence. Voilà qu’elle est triste, vexée, bien sûr, à l’extérieur ils sont toujours triste quand ils pensent un peu trop longtemps aux murspourmoiportepoureux. Et le regard qui cherchent un recoin dans les pierres où se cacher.

(pas les pierres, je suppose, pour elle. Les fissures dans le parquet plutôt. Peu importe.)

Continuer, même si ça me rend triste aussi.

— Qu’est-ce qui te décevrait le moins, Theodora. Que je sois folle ou menteuse ?

Et elle se lève d’un coup, très raide, très froide, comme si elle avait attendu dehors trop longtemps. La lèvre inférieure qui tremble un peu. Soufflevent, tu sais très bien que ce n’est pas ça que je voulais dire. Portegrinçante. Mauvais bois, boisfendu, se prendre des échardes quand on s’approche trop.

Je pourrais m’excuser. Ou je pourrais faire pire, pour m'assurer qu'elle ne revient pas. Ce serait la chose charitable à faire. C'est pour ça que je suis là. Mais sans les phalangespilules il est difficile de trouver la volonté, ou plutôt il est difficile d'ignorer l'autre volonté. Il est difficile d'écouter la prière. Il est difficile de ne pas entendre la chose qui s'est remise à grogner, griffer, claquer des dents dégoulinantes d'une salive acide. Et puis, et puis,

l'odeur de pêche me donne si faim.

Ne rien dire, alors. Même pas au revoir, quand elle sort.

theodora est de mauvaise humeur quand elle rentre, et moi je suis de mauvaise humeur tout le temps ces derniers temps (Sophie m’ignore), alors, dire des choses comme on met un coup de pied dans une canette vide, des choses comme c’était bien l’asile de fous theodora, on s’y amuse j’en suis sûre, ou bien il y a des gens intéressants dans l’équipe des maraîchers, des belles rencontres, hein ? et une autre fois ça l’aurait fait rire, à moitié juste pour me faire plaisir, mais j’ai les yeux creux et la cuisine n’est pas rangée et les os de poulet de hier soir traînent encore partout, alors. alors elle ne dit rien, elle me regarde en silence, l’air très pâle, les lèvres serrées. alors elle ressort.

canette encore à moitié pleine sur le comptoir. je la finis lentement, toute seule, je pense à courir après theodora, je pense à appeler Sophie, mais non. on est bien ici quand même.

Une chose parfaitement nouvelle : soufflevent à minuit, laisse-moi rentrer.

Je me penche par la fenêtre. Elle est vraiment là, raide et froide et tremblante, la créature de fumée noire ce soir invisible (où ?), alors c’est Theodora qui souffle un nuage blanc et maigre dans la nuit de la cour pavée. Et je me demande ce que je vois vraiment. Et je me demande si je vais tomber, poussière d’os mêlée à la fumée blanche, peut-être.

Mais alors soufflevent, soufflevent comme si elle chuchotait droit dans mon oreille :

Je suis vraiment là. Je te jure.

Et je ne sais pas pourquoi, mais je la crois.

Dehors à minuit. Je ne sais plus comment je suis sortie, mais je suis sortie, je suis dehors dans le froid et sur les vraies pierres sous mes pieds nus et devant Theodora. Et sourire, alors. Je souris, large et à pleine dents, blanches et brillantes sous la lune, sûrement. Petites sœurs étoiles qui étincellent de la joie de revoir leur mère.

Dehors, enfin ! Malgré tous les efforts de Mère, malgré toute l'ignorance de Sœur, malgré moi et grâce à Theodora, dehors.

Theodora a toujours l’air un peu triste. Pourquoi ? Il n’y a plus de raison d’être triste, je ne suis plus là-dedans, je suis hors des murs, il n’y a plus besoin de lui mentir, plus besoin d’être folle. Je lui dis ça, et ce n’est plus la portegrinçante, c’est autre chose, c’est quelque chose de grand ouvert qu’on ne peut pas fermer.

Je ne suis pas folle, Theodora. J'ai même oublié pourquoi j'avais si peur.

Elle hoche la tête. Je sais.

Elle regarde autour d’elle. C'est elle qui a peur, maintenant, je l'entend très bien, dans sa voix tremblante lorsqu'elle essaie dire quelque chose comme si ça allait me distraire, comme si ça allait changer quoi que ce soit.

Ça fait longtemps que je n’ai plus vu de moineaux, ici.

À moi de hocher la tête. Parce que c’est vrai, il y a moins de moineaux, moins d’autres choses aussi. La branche du figuier penchée au-dessus de ma fenêtre a fini par perdre ses fruits, ses feuilles, à se dessécher tout entier, finalement, et je sais que ses racines ont commencé à pourrir. Et je sais que la pierre sous mes orteils a commencé à se fendre. Et je sais que les yeux de brique, au-dessus du portail, se sont fermés dès que j’ai posé un pied à l’extérieur.

Je hoche la tête une deuxième fois. Est-ce que c’est grave ? Tout est plus tranquille maintenant. Plus silencieux. Et je n’ai jamais aimé être surveillée, jugée comme ça, en permanence. Tu aimes ça, toi, Theodora ?

Elle secoue la tête. Elle a l’air au bord des larmes.

Je pose une main sur sa joue, en prévention, prête à les recueillir si elles se mettent à couler. Juste sous ma paume, juste sous mes doigts, les rebords de la mâchoire, de la pomette.

Resserrer un peu la prise. Imaginer que c'est un fruit, ce visage, une pêche un peu trop mûre, qui céderait toute entière sous les doigts. Et le parfum libéré par la peau brisée, fort et prenant au point qu'on en sent déjà le goût. Et enfin, juste en-dessous, si on insiste un peu, l'os, l'os blanc et ferme comme un noyau. Inévitable, inoubliable, malgré tous mes efforts.

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