L’Athanor de Ganzir
J’ai quitté la tangue frigorifiée pour errer dans un désert esseulé.
Le vent murmurait des mémoires qu’ignorait Utu, des mots qui dessinaient des images pleines de pénitences. L’on avait appelé Dumuzi par trois fois, et par trois fois le silence nous avait répondu.
J’ai tremblé jusqu’en mon for intérieur ; cette terre avait été fertile, riche de vœux, pleine d’espoirs.
Mais maintenant ce n’était plus qu’une arène désolée au sol trois fois salé.
J’ai osé imaginer le temps qu’il avait fallu à la Ruine pour s’abattre sur ce monde.
Des jours innombrables. Autant qu’il avait fallu pour oublier que le Ciel et la Terre se sont séparées, et qu’il fut un temps où les Dieux marchaient parmi les hommes ... J’en étais persuadé. Car il n’y avait là aucune structure, aucune société, rien. Seulement le sable blanc, les montagnes noires, et le ciel gris.
J’ai marché des cycles et des cycles, sans voir la lumière d’Utu ; sa chaleur seulement cachée dans un creux négligé de mon cœur. Depuis que le Berger s’était égaré, il devait être en froid avec Itu qui, seule, pavait mon chemin de sa lumière blanche. Mais je suis bien ignorant des heurts que connurent les dieux. L’idée que nous partageâmes une commune origine berçâ mon cœur tremblant. Ils durent s’aimer et se détester ; comme nous les aimions et les détestions.
Quelque part entre trois dunes malheureuses, des monticules misérables d’un sable cendreux ; je fus guidé par une myriade de lamassu pétré, tous blessé par les affres du temps, ou le mépris d’une main encolérée. Ils me murmuraient des mots pleins d’une vanité lamentable, ils prévenaient ô combien ces lieux étaient riches et grandioses, ô combien mon âme devait trembler face à tant de majesté. Mais il n’y avait là que le désert ; et ce qui restait d’une unir qui jadis avait due percer les cieux et porter tous les rêves, tous les souhaits ...
Je me demandais même si elle n’était pas la première de toute, si elle n’avait pas percé les eaux introublées de l’Abzû, avant que le Monde soit Monde et le Temps soit Temps ...
J’arpentais ses ruines vidées de toute couleur, et de toute vie. Je peinais à imaginer les géants qui durent arpenter ces murs d’albâtre emmajestés d’ors et de joyaux, maintenant seulement rongés de vent, jaunis d’un sable décadent. Et j’errais ainsi durant d’incomptables instants jusqu’à trouver un battant dégondé. C’était un portail lourd d’airain, splendide de prémices sculptées. Et il était haut, et j’étais bas. Digne des plus grands rois, dont les noms illustres se perdirent aujourd’hui.
Il murmurait, m’invitait à entrer, m’enfoncer dans sa gueule entrouverte ; et je n’avais aucune raison à lui opposer.
Oubliant peu à peu la lumière du ciel gris, je me perdis en souvenance. Je marchais dans les pas d’Inanna, descendant sans le moindre doute vers les entrailles de la Terre. Et j’entendis une harpe lointaine, mais Bitu demeura absent.
Ciel s’est brisé veule, a chue belle Inanna
Mère des fames puissances, des temps primitifs, d’Ambre
Reine des astres pristins, naïfs princes d’érème, d’Or
Larme est là versée.
Je voyais les ténèbres me murmurer les mots de promesses fanés, les vœux d’âges avortés. Avec eux venaient les échos oubliés des damnés, et l’agonie quiète d’un Monde repeint de gris.
Et j’eus une pensée pour Inanna, et sa chanson continua au fond de mes souvenirs, son écho au cœur.
Elle était tombée, vacillante des velléités que ses lèvres pincées retenaient. Le ciel avait grondé d’indignation, et le sol tremblé de stupeur. Une filante dorée, dit-on, avait déchirée l’horizon et le crépuscule ; c’est ainsi que les dieux s’échouent.
Elle avait appelée devant les murs immenses qui enfermaient la demeure de sa sœur, et elle s’était dénudée de toute puissance, passant chacune des sept Portes de Kur un peu plus légère, un peu plus vulnérable ; sous le regard terrible de sept portiers intransigeants, et de sept mille âmes inconscientes.
« Mire, je cède hui lors l’envie grave : mon Diadème.
Puis j’oublie deuse part : ǁ d’airain lourd la Clef Flave.
Comme je laisse ces miettes : ma peau, toutes mes chairs sang. »
Lors ses ris mande-t-elle.
Une terrible catabase passant devant les monts souterrains, nourris de poussières et de regrets ; devant les fleuves taris des excés passés.
Il y avait dans les ombres un quelque chose de fuyant, celui des regards peinés, des vœux étouffés ; et je faisais de même.
Une âme qui court vers des éclipses qui déchirent le Ciel, à chercher l’éclat d’une étoile, un mot soufflé en silence.
Au fond d’une marre d’encre, j’attrapais l’éclat d’un halo oublié. Et je reconnus l’ombre des servants couchés, des amants cachés. Les étoiles figées dans un ciel encore jeune. Et je m’imaginais marcher seul comme une ombre sur le pont de marbre. Celui qui reliait tous les temps. Je m’imaginais le crâne ceint du poids le plus lourd, celui du regard des astres.
Et j’avançais, jusqu’à trouver le fer grignoté par les clapotis séculaires. C’était une pique tordue et fragile ; un os rongé qui plus jamais ne perforerait le réel – ni aucun ventre d’où extraire les désirs malades d’âmes étranges, et perdues. Et je la posais sur ma langue, laissant ses aspérités m’oxyder. Elle m’appartenait, comme je lui appartenais.
Enfin, au fond d’une première chambre, couchée sur la pierre, je finis par caresser des courbes marmoréennes ; celles d’une exuvie délicate.
On la croyait plongée dans un sommeil sans rêve – sans fin.
Elle avait étée abandonnée ici ; perdue entre le tréfonds sombre et le clair trés-haut ; et je reconnaissais chacun des traits passés sur son visage, chacune des larmes qui y ont coulées, chacun des mots prononcés et des baisers posés. C’était d’un sublime déchirant, ceux dont on pleure sans pouvoir poser de mots censés sur l’affre qui nous traverse.
Je me souvenais alors des vers qui suivirent.
« Mire, je cède hui lors tous mes Rêves si lointains
Puis je cède quinte part : mes Regrets, Remords veules
Comme je laisse ces miettes : Tous les pardons du Ciel-Monde.
J’offre là mon Cœur d’Or. »
J’ai cru qu’Inanna était tombée du Ciel en pourchassant son amour irréconciliable. Et avec elle, les couleurs du Monde. Elle avait rêvée, d’éclats dorées que caresseraient des sphères radieuses remplies de joies innocentes ; des ris à partager, ceux qui ne connaissent que les airs sereins et les absences de la Souffrance.
Mais les songes ne restent que des souhaits. Elle n’a pas sue remédier à la lente extinction de la flamme. Et alors que tout s’éteignait peu à peu, les mots tournant souvenirs, les joies passant tristesses, les vies au Rien, et les astres au Noir ; elle est descendue ici.
La gorge serrée, humiliée des premières portes franchies. Elle avait oubliée son premier amour. Elle avait oubliée ô combien sa Sœur lui était chère. Et ô combien sans elle, rien ne serait.
Elle s’est traînée en contrition, a abandonnée toutes ses raisons, pour s’effondrer contre la pénultième porte.
Je m’allongeais contre l’huis entrouverte. Une effluve de ponceau vint alléger mes troubles turpides.
Aussi bas au cœur du Monde, j’ai respiré les miasmes des dilections consumées, des amertumes consommées ; ainsi, le parfum au goût de pardon appelait le repos.
C’était une idée discrète qui vint me cueillir en pleine inconscience.
Je les vis, l’une contre l’autre. Elle avait ouvert son sein et décousue son cœur. Elle lui avait offert tout ce qui lui restait. Et elles s’étaient embrassées. Une embrassade couverte de baisers, des caresses qui soufflèrent des murmures. « Reviens-moi ». Et je sentis un respir m’échapper. « Je ne puis ». Car il y a tant à faire, tant à voir, tant à goûter ; et ce sont là des choses qu’elle ne peut recevoir. « Alors laisse-moi brûler », d’un feu d’amour, d’un feu de colère, d’un feu de passion, d’un feu d’adieu ; celui qui trouble l’éther, celui qui mord les âmes, et celui qu’illumine le Ciel. « Je laisserai le Monde brûler. » et lors, elles seront ensemble, unies dans les cendres noircies.
Elles cesseront de danser.
J’offre là mon Cœur d’Or
Je reviens à moi au cœur de Ganzir. J’avais passé chacune des Septs portes qui gardent les murs froids et distants du Palais d’Ereshkigal, et j’avais ramassé les miettes de temps passés – j’étais au centre du Monde.
Là dans le plus noir des noirs, dans la cendre de temps oubliés, je sens le poids des noms dits, le goût de la fin du rêve, et je rampe en humilité. Je rampe, guidé par les éclats fugaces qui s’échappent de la gueule d’un auroch d’airain ; noble animal qui portait naguère les colères de la Reine du Ciel. J’y plonge les mains, et j’ai le sentiment de m’offrir en sacrifice à la bête timorante.
Il y a là quelques osselets, ceux d’un innocent, un bois jeune qui a brûlé plein de velléités vigoureuses. C’est une poignée encore tiède que j’embrasse avec délicatesse ; et ce qui reste de chaleur dans mon souffle la ravive en flammèches aimantes. Et affamées. Avides de vies et couleurs, elles viennent me mordre, me brûler indélébile et je les lâche au creux de l’Athanor, sidéré, mais fasciné.
Je les vois réveiller leurs sœurs, je les vois grandir et s’accumuler en un feu immense, un brasier, un incendie qui bientôt s’arrache de la gueule embraserée.
Les langues me lèchent, et je sens des doigts puissants me saisir les mains. C’est le rayonnant Nusku, sukkallu d’Ellil, chancelier du Ciel, venu me guider des tréfonds jusqu’aux sphères les plus hautes ; ou est-ce alors son fils le flamboyant Girra, qui plonge son regard terrible dans mes yeux. Et j’ai mal. Alors je me libère, et je doute : je n’étais pas face à un dieu, mais une force effroyable – un gallû dont la soif et la faim ne s’arrêteraient qu’une fois les dernières braises de mon corps consumées.
Et mes oreilles sifflent, mon esprit se trouble. Le brasier chante des mots entêtants. C’est un chant d’amour, pour moi, pour le Monde et ses Étoiles. Pour personne.
Ainsi je quitte l’enceinte de Ganzir, le cœur battant d’une inquiétude, ou d’une excitation fébrile, et je vois les montagnes chtoniennes se colorer du Jaune des inspirs, et du Rouge des désirs. Je remonte sans me retourner, et chacune des marches est lourde du devenir flamboyant, chaque pas porte les instants serants, le gris dévoreré par un sépia indominable ; ma chair ignée, consumée – faite quintessence pour peindre la Ruine des plus vives des couleurs.
Je jaillis des couloirs oubliés de la ziggurat peinée, des torrents et torrents de flammes se déversant dans le sable blanc comme un sang vivace. Les vestiges – et le Monde tout entier – se drapent d’un mantel-incendie et le temple et ses parois blêmes s’encouronnent du feu exalté.
Et je n’en crois pas mes yeux ; jusqu’en oublier les escarres-stigmates d’un Monde absolu gravées sur mon vélin :
Le Ciel est criblé de milliers de plaies pleurantes, des gouffres comme autant d’yeux larmant un feu d’airain ; Sîn, qui avait guidé mon voyage, n’était plus qu’une lumière emmi mil million d’autres ; et la voûte, et la mer, qui avaient portées alors le noir du deuil, s’étaient déchirées des reflets ineffables.
Je vois le Feu ; édifice magnifique, chant sidérant et danse désirable.
Sublime.
Le terne du Monde s’envole sous le souffle du Sublime : je vois le gris du sable devenir or, le noir du Ciel et de la Mer devenir ambre et je vois les ruines devenir rouille.
Et je m’effondre dans l’ocre-ichor d’un onire.
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