So Hae

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So Hae doit cacher son visage. Noble Mère l’a dit, et sa parole est loi.

C’est depuis que So Hae a douze ans que c’est important, car des fleurs ont bourgeonné sur ses robes et que les rubans dans ses cheveux ont été défaits. Son enfance est révolue.

So Hae doit savoir à se taire, de sorte que sa voix ne tombe jamais dans une oreille indigne, et que nul ne l’entende jamais dire autre chose qu’une parole d’intelligence et de vertu.

Pour le moment, les mots des autres valent mieux que les siens ; ceux de Noble Mère, surtout, alors So Hae récite et s’efforce de bien dire pour bien penser. Un jour, sa diction sera parfaite, aussi parfaite que son écriture et son écriture aussi parfaite que sa littéracie. Alors So Hae pourra être belle.

Ce n’est pas comme So Ruy, qui est idiot et laid et qui en a le droit. Il ne s’encombre pas de masques et de silences, de littérature ou de morale. Toute sa hideur est là, sans honte, pour le spectacle des esclaves et des Rois, des insectes et des Astres, du duc et de Noble Mère.

So Ruy a trois ans de plus que So Hae, alors elle lui doit des marques d’un respect qu’elle n’a pas pour lui. Quand le protocole l’oblige à s’agenouiller devant ce frère ignoble, elle adjure une chute fatale ou une maladie sicaire de lui offrir une robe d’adelphine.

Mais So Hae doit cacher son visage. Noble Mère l’a dit.


*


So Hae a seize ans. Ses manches sont amples, ses semelles sont hautes et son prestige est grand au sein de la Maison. La domesticité s’incline lorsqu’elle longe les coursives du palais d’été, tous les jours à l’heure tiède. Le vent souffle sur les fleurs écloses de ses robes et joue des mélodies de carillon avec ses boucles d’oreilles. Ce sentiment de paix est tout ce que So Hae connait du plaisir.

Pendant ce temps, So Ruy est avec le duc, à boire des jarres pleines et des paroles vides. Plus tard, ils iront chasser, ivres et épanouis ; auront le culot d’en revenir vivants, leurs caniers pleins de faisans maigres et de lièvres infirmes ; ils en seront fiers.

Pour ne pas avoir à applaudir leur butin misérable, So Hae ne mangera qu’à la table de Noble Mère où la viande est proscrite.

À l’heure convenue, So Hae retrouve Noble Mère sous le pavillon du bout de la jetée. La portraitiste est là aussi. Chaque année, elle peint l’image grandeur nature de Noble Mère. Cette image voyage de lieux de pouvoir en lieux de rite, de cérémonies officielles en fêtes publiques.

Quatre robes et sur-robes. Une imposante coiffe d’or et de jade. Un visage blanc de poudre aux yeux d’encre calme. Noble Mère est majestueuse dans l’inconfort de son épreuve. So Hae l’admire, la salue, et l’admire encore. Une servante verse du thé à So Hae. Une autre installe son métier à broder.

Autour d’elles, les rideaux déroulés les protègent des yeux du monde. Cela n’empêche pas de deviner l’eau viride et la luxuriance des arbres dans le contrejour céruléen, les oiseaux estivants, les nuages rares et le vent qui les porte. C’est à ce paysage qu’un rameau de prunier a été arraché pour lui servir de modèle.

La couture est un art délicat. So Hae le pratique sans joie et sans talent. Ses dessins sont justes sans être fins, ses points sont réguliers mais trop tendus, et son idée de l’harmonie des couleurs rudimentaire. Noble Mère sait que So Hae ne maitrisera jamais l’exercice. C’est pour cette raison que Noble Mère oblige So Hae à essayer. L’échec est une leçon d’humilité.

Cinq jours s’écoulent ainsi, identiques en langueurs. Le portrait de Noble Mère reçoit ses premières couleurs le matin du sixième. La perfection et la patience sont sœurs de sang, intimes de la portraitiste et de Noble Mère.

Pendant ce temps, So Hae a brodé une paire de mouchoirs insipides pour chaque fleur de la propriété et ensanglanté toutes ses aiguilles.

Quand les doigts de So Hae sont trop abîmés, Noble Mère l’autorise à prendre un jour de repos. Pour la remercier et la divertir, So Hae lui réciter des monologues.

Noble Mère a le goût de la tragédie, des guerrières immortelles cent fois assassinées, des reines oracles torturées par leur trop-savoir, des poétesses dont les vers moroses portent le deuil de toute l’humanité. Alors So Hae se transforme, change de voix et de respirations, d’accent et de paradigme.

C’est là qu’est toute sa séduction. So Hae sait tous les mots et leur sens véritable. Son souffle est l’arcane qui leur donne vie, mieux que ceux qui les écrivent. Il a le pouvoir d’arrêter le temps.

La portraitiste se laisse envoûtée par parole musicale et profonde de So Hae. L’encre jaune sèche sur son pinceau. Noble Mère rompt le charme d’un geste bref. Le drapé de ses robes change de pli. Il faut trois servantes pour les redessiner.

Confuse par l’inachevé de son récit, So Hae ne se connait plus. L’idée de soi lui échappe. La sensation d’être aussi. Ce sont les yeux d’une inconnue qui clignent.

Le duc, empressé, aviné, délétère, trouble leur paix picturale. Son attirail de chasse est trop grand, vestige d’une époque antérieure à la mémoire de So Hae, glorieuse, jure-t-il. L’odeur de sang gâte l’odeur du thé et de l’encre.

Tous se lève pour mieux s’incliner devant lui, à l’exception de Noble Mère. Mile ans de tradition ne sont rien comparés à sa grandeur.

Le duc présente un paon dont le cadavre est encore tiède. L’oiseau panaché est sa plus belle prise de la saison et son idée du bienséant est d’en accorder les plumes à son épouse.

Noble Mère les refuse au nom de son âge. Les trésors accumulés du temps de sa jouvence sont déjà trop nombreux. Mais duc insiste, décide, impose. Sa duchesse ne saurait trop avoir avant de posséder la moitié du monde.

Victime d’une mort absurde, le paon finira éparpillé, moitié sur une table entre dix autres plats, moitié dans un coffre entre dix autres vanités. Une servante l’emporte. So Hae ne le reverra jamais. Ce constat lui inspire une pitié incongrue.

Le duc n’y pense déjà plus. Il s’est approché pour examiner le portrait inachevé de Noble Mère, complimenter le modèle et l’artiste à travers l’œuvre.

Une tasse de thé. L’heure est propice. Le duc a d’importantes nouvelles à annoncer.

Noble Mère congédie So Hae, la portraitise et toute sa suite, car les affaires importantes sont affaires privées.


*


Quand Noble Mère convoque So Hae dans la salle des ancêtres, c’est pour prendre à témoins leurs défunts, se souvenir des valeurs transmises par eux et s’excuser de les trahir. Les nouvelles ne peuvent qu’être mauvaises.

Le duc a pris des dispositions secrète pour l’avenir de ses enfants. Le ministre de la guerre, qui n’a plus le moindre cheveu noir depuis dix ans, lui a écrit au début de la saison pour le faire part de son de ses ambitions de retraite. Avant son départ, il propose de former So Ryu à lui succéder.

À dix-neuf ans, So Ruy devrait être un adulte accompli. Son statut d’héritier présomptif le conforte dans l’oisiveté, cependant. Sa vie une récréation. Ce quart d’homme ne sera jamais général. Il ne sera jamais érudit. À la place, il sera politique.

La proposition du ministre, en plus de manquer de discernement, est intéressée. Il cherche à établir sa petite-fille, An Li, une enfant de treize ans, qui sera tout juste en âge de se marier quand So Ruy sera dans sa dernière année éligible. Cela, croit le duc, laissera du temps à Noble Mère pour finir l’éducation de sa bru, en faire une demoiselle de l’envergure de So Hae.

L’éloge est une insulte. Élever So Hae a été l’œuvre d’une vie, pas d’un demi-cycle, et Noble Mère a encore beaucoup à lui apprendre.

Une insulte plus grave s’ensuit. So Hae aussi sera fiancée bientôt. Non à un prince. Non à un ministre. Son père la donne à un soldat.

Le soldat est appelé Qe Gin. À vingt ans, il a le bagage de plusieurs vies. Sa légende lui attribue d’innombrables victoires et un dragon céleste pour monture. Sa roture n’est rien comparée a ce que sera sa gloire, affirme le duc.

Pour sa dot, et pour sa consolation, So Hae recevra la terre de leur nom. Ce sera la première fois depuis le début de leur histoire que les titres de Duc d’Haye-Nan et de Comte de Tem seront transmit séparément. À So Ruy, la branche la plus puissante. À So Hae, la branche la plus ancienne. Noble Mère l’estime davantage.

So Hae n’a pas grandi dans l’illusion que son mariage serait d’amour. Si une union aussi hypergamique lui gagne Tem et lui évite de devoir réapprendre à vivre, So Hae l’accepte. Un prince l’aurait fait changer de patrie. Un ministre l’aurait fait changer de famille. Un soldat ne l’arrachera pas au palais d’été, au vent tiède qui fait chanter ses boucles d’oreilles, aux murmures de l’eau viride et aux enseignements de Noble Mère.


*


Aîné de la fratrie, So Ruy doit se marier avant So Hae, sous peine de déshonneur. Aucune noce ne sera célébrée chez eux avant cinq ans, ce qui n’empêchera pas la signature des promesses. Un banquet est donné pour l’occasion.

Au fil des heures, les bateaux défilent le long de leur bras de rivière, lourds de vivres et de cheptel, de vin et d’eau de vie, d’artistes et de convives eux-mêmes chargé de cadeaux. Il y a là de quoi nourrir et divertir une légion. Préparatif et festivités se superposent.

Noble Mère se dit malade. L’agitation l’étouffe. Le banquet devra se passer d’elle. So He reste à son chevet pour s’assurer que personne ne la trouble.

Le ministre et sa famille arrivent par un bateau de plaisance presque aussi large que le lit de la rivière, opulence incommode. Ce bâtiment et tout ce qu’il contient, explique Noble Mère à So Hae, constituent et la dot d’An Li.

La future duchesse d’Haye-Nan porte encore des robes unies est des semelles basses. Son enfance se traîne en longueur. Ses traits sont ronds et roses, ses manières son disgracieuse et hésitantes.

Le soleil se couche. L’heure est venue de passer à table. So Hae se sent seule sans Noble Mère au-dessus d’elle. Sous son voile, elle labille tous les mots susceptibles de lui conférer dignité et courage.

Qe Gin est assis à l’autre bout de l’estrade, à côté de So Ruy. D’apparence et d’attitude, il est l’opposé d’An Li, une montagne de muscles déliés, engoncé dans un habit de vieillard. L’arrogance décomplexée qu’il affiche ne lui donne pas l’air d’un héros, mais d’un fou.

Ce fou est le futur Comte de Tem.

Les vassaux du duc rient sous cape de ce gendre ridicule et infilial, qui ne sais pas s’habiller, ne s’agenouille pas pour saluer et ses aînés et dévore au lieu de manger. So Hae est sidérée de le voir racler les os de ses viandes au couteau et lécher le sang à même la lame.

Subitement, So Hae a pitié d’elle-même comme d’un paon mort, tué par caprice, déplumé, éparpillé…

Sans brusquerie, So Hae se lève, dépingle son masque de perles et descend de l’estrade.Si cela peut lui éviter de mourir, So Hae ne veut plus être Noble Mère. 

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